Cioran, Divagations, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, 2019
Débusqué à Paris (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), cet ensemble d’écrits, qui « date vraisemblablement de 1945 », selon Nicolas Cavaillès, est l’une des dernières œuvres rédigées par Cioran dans sa langue maternelle, avec d’autres « Divagations », publiées en 1949, ainsi que Fenêtre sur le Rien (voir ci-dessous). Ensuite, ce sera Précis de décomposition puis les autres grands textes écrits en français et publiés dans les Œuvres (Gallimard /Pléiade).
Cioran est adepte du fragment, et ce volume resté à l’état de brouillon lui permet, en pratiquant la brièveté, de s’exprimer en toute liberté, quitte à se contredire parfois – mais le paradoxe est l’une de ses figures favorites (voir : « Entre une affirmation et une négation, il n’y a qu’une différence d’honorabilité. Sur le plan logique comme sur le plan affectif, elles sont interchangeables. »). La brièveté va de pair avec le sens aigu de la formule tendant vers la perfection : « Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre. » ; et quoi qu’il en soit, « il n’est de solution à rien ». Ce qui n’empêche pas qu’on surprenne ce sceptique absolu à explorer le versant poétique (bien que sombre) du monde en prenant part « aux funérailles indéfinies de la lumière » et à « la cérémonie finale du soleil », ou en découvrant « un sonnet indéchiffrable » dans « l’harmonie de l’univers ».
Bref (c’est le cas de l’écrire), les grands thèmes de la philosophie et de la morale cioraniennes se succèdent en ordre aléatoire au fil des pages : la vie (qui n’a « aucun sens », mais « nous vivons comme si elle en avait un »), la mort, Dieu (qui reste à « réaliser »), la révolte (« vaine », mais « la rébellion est un signe de vitalité »), la douleur, la solitude, la tristesse (engendrée notamment par « la pourriture secrète des organes »), cette tristesse inséparable du « dor » roumain, langueur, nostalgie, « ennui profond » de l’inoccupation – tout cela, que l’on pourrait énumérer en maintes citations, est à peine, parfois, adouci par l’idée d’un sursis : celui, par exemple, de l’amour, « notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité », ou de la musique, capable de « nous consoler d’une terre impossible et d’un ciel désert », « la musique – mensonge sublime de toutes les impossibilités de vivre ».
Gardons donc l’espoir – en particulier celui de continuer à lire Cioran : il a beau être « en proie au vieux démon philosophique », gardons-le précieusement, brouillon ou pas, inachèvement ou non, roumain ou français, comme un inimitable écrivain.
Jean-Pierre Longre
Simultanément, paraît chez le même éditeur un autre ouvrage de Cioran :
Fenêtre sur le rien, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard Arcades, 2019
Présentation de l’éditeur :
Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière œuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères. Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais. Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...
Paul Vinicius, La chevelure blanche de l’avalanche, poèmes choisis et traduits du roumain par Radu Bata, Jacques André éditeur, 2019
Irina Teodorescu, Ni poète ni animal, Flammarion, 2019
Mircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit par Laure Hinckel, éditions Noir sur Blanc, 2019
Irina Teodorescu, Ni poète ni animal, Flammarion, 2019
Paul Vinicius, la chevelure blanche de l’avalanche, traduit par Radu Bata, Jacques André éditeur, 2019
Pour une fois, en déployant les ailes du Persil (drôle d’image, pourtant appelée par l’envergure des pages de ce journal hors normes), les lecteurs y trouvent uniquement du Marius Daniel Popescu. Et il n’y a
Et voilà la grande affaire : les mots, qui vivent et qui donnent la vie, qui ont leur « territoire de chasse ». Le festin proposé par Marius Daniel Popescu se termine, en guise de digestif, par une série de courts poèmes tels qu’il en a le secret, au centre desquels trône justement le mot « MOT », qui donne des rendez-vous à ses congénères. « Ensemble, ils forment de petits groupes », et notre auteur, narrateur et poète tout uniment, a le don de les aider dans leurs démarches – ce qui nous permet de lire des images belles et surprenantes, telle celle-ci, prise au hasard : « La dame âgée d’en face était une feuille morte encore attachée à la branche de son thé. ». La forêt, la vie… Vraiment, si comme il l’écrit dans l’un de ses poèmes, « le persil appelle au travail », la récolte est une réussite absolue.
Constantin Brăiloiu, Ale mortului din Gorj/Les chants du mort, traduits du roumain par Jacques Lassaigne et Ilarie Voronca, préface et notes de Dan Octavian Cepraga, traduites de l’italien par Thierry Gillyboeuf, postface de Madeleine Leclair, éditions La Baconnière, 2018.
Compte tenu du destin et du contenu de ces chants, leur réédition en version bilingue est d’un grand intérêt, et c’est ainsi que nous pouvons suivre l’itinéraire du mort, en imaginant les chœurs de femmes qui les exécutaient. Depuis le « chant des aurores » jusqu’à l’inhumation, se déroulent et se fixent différentes étapes : procession, conseils au défunt pour le franchissement de la frontière entre la vie et la mort, offrandes rituelles, plantation d’un sapin sur sa tombe… Les représentations poétiques et métaphoriques défilent au long des vers dont la nature, la vie rurale, le village, les rassemblements populaires sont des thèmes récurrents.
Mariana Gorczyca, Cadence pour une marche érotique. Roman traduit du roumain par Ina Delaunay, éditions Non Lieu, 2019
Luminitza C. Tigirlas, Fileuse de l'invisible — Marina Tsvetaeva,
Cahiers Benjamin Fondane n° 22. « Pourquoi l'art - Chimériques esthétiques ».
Panaït Istrati - Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition de Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, 2019
Michel Ionascu, Turbulences Balkaniques, L’Harmattan, collection « Lettres Balkaniques », 2018
Parce que nous sommes convaincus que la librairie a toute sa place à Bucarest et doit continuer à exister, nous nous mobilisons en relançant une dernière fois notre recherche d’un.e repreneur.euse (de la moitié des parts au moins), qui idéalement serait également le nouveau directeur ou la nouvelle directrice de la librairie. C’est le sens de ce message que nous vous adressons, parce que vous connaissez Kyralina, de près ou de loin, de longue date ou d’une amitié plus récente.
Luminitza C. Tigirlas, Avec Lucian Blaga. Poète de l’autre mémoire, éditions du Cygne, 2019
Cioran, archives paradoxales
Gabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019 
