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Littérature - Page 6

  • Une odyssée aux frontières de l’Europe

    Récit, francophone, voyage, Laurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, La Découverte, Jean-Pierre LongreLaurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, « Des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins », La Découverte, 2018

    Ce n’est qu’une petite partie de la planète, et pourtant que d’histoires à raconter, et quelle Histoire à explorer ! De l’Italie à la Géorgie, en voilier et par différents moyens de locomotion maritimes ou terrestres, Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens ont déniché les coins les plus reculés, les localités les plus méconnues des rives de l’Adriatique, de la Mer Égée et de la Mer Noire. Leur livre raconte leur périple, et surtout le passé et le présent de ces régions marginales, dont les fluctuations humaines ont suivi les variations géopolitiques : Italie, Croatie, Monténégro, Albanie, Grèce, Turquie, Géorgie, Russie, Ukraine, Moldavie, Roumanie…

    Ces pays, certes connus, recèlent des lieux plus ou moins secrets que les touristes ne fréquentent pas, faute de les connaître. Non seulement des lieux, mais des populations minoritaires – Albanais d’Italie, Slovènes de Trieste, Tatares de Crimée, Russes de Moldavie, Tcherkesses du Kosovo, Lipovènes du Delta du Danube, bien d’autres encore, sans oublier les « migrants » et réfugiés qui contribuent à constituer ce mélange humain à la fois curieux, attachant et circonspect que nous peignent avec affection les deux voyageurs – à l’image des occupants d’un autobus géorgien : « Il faut un peu de temps et quelques gestes, un sourire au bon moment, sans trop en faire, pour être accepté dans la petite communauté du bus, dans cette humanité en mouvement unie par l’objectif d’avancer, par la fatigue partagée, par ces moments aussi intensément vécus qu’ils seront vite oubliés dès que le trajet prendra fin. ».

    On remarquera au passage que le style n’est pas celui du reportage, mais plutôt du roman (non fictif) de voyage et d’histoire, dans lequel se dressent des portraits hauts en couleur et touchants, et se peignent des paysages poétiques. Par exemple : « Mustafa s’est attablé dans une bicoque des bords de la Bojana. Il a commandé une soupe de poisson, un citron et quelques miches de pain. Il a le crâne lisse comme un œuf, il n’est pas encore âgé, une petite quarantaine, mais des rides lui coulent des yeux vers la commissure des lèvres. Plus loin, derrière les vitres de la paillotte, les roseaux ondulent sous le vent du large qui a nettoyé le ciel pour dégager un froid soleil d’hiver. Mustafa l’Albanais est citoyen du Monténégro, il connaît bien les méandres de ce bout de terre, à l’extrême sud du pays. ».

    Récit de voyage, mais aussi récit historique, voire mythologique : chaque chapitre, chaque étape fait l’objet d’une remontée dans le temps, explorant le passé des localités et des pays (avec des anecdotes qui valent le détour, telle l’histoire du yacht de Tito, ou des détails toponymiques comme l’origine de l’appellation « Mer Noire »…), n’occultant pas les relations parfois conflictuelles, voire chaotiques que ces pays entretiennent (l’histoire turque, notamment, fait l’objet d’explications éclairantes). De cette histoire, de celle des guerres, des traités de paix plus ou moins efficaces, des animosités larvées sont tirées des leçons non définitives, certes, mais d’un grand intérêt. Sans parler des évocations de figures mythologiques (Ulysse, bien sûr, mais aussi Médée, Jason et la Toison d’Or etc.). De rencontre en rencontre, de pays en pays,  (et les tracas significatifs de certaines administrations douanières ne nous sont pas épargnés, sur le mode plutôt humoristique), Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens nous conduisent « là où se mêlent les eaux », où se déverse une bonne partie de l’Europe, où le Danube rejoint le Mer Noire en un vaste delta, non sans évoquer la silhouette d’Adrien Zografi, personnage de Panaït Istrati, un autre écrivain bourlingueur, coureur de contrées « où se mêlent » les peuples. 

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsladecouverte.fr

  • « Redonner vie »

    Poésie, Roumanie, Vasile George Dâncu, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreVasile George Dâncu, Maman Univers / Universul Mama, traduit du roumain par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2018

    Présentant le recueil, Jean Poncet écrit : « Dâncu, se refusant à tout artifice littéraire comme à tout pathos, y use de la langue la plus simple, la plus quotidienne. ». C’est ce qui saute aux yeux et à l’esprit lorsqu’on lit ces poèmes dont le personnage central, « Maman », est le pivot affectif omniprésent. L’auteur, chantant l’amour qu’il éprouve pour sa mère morte, fait effectivement appel au langage de la vie courante, en des instantanés, des évocations, des descriptions, des scènes qui surgissent de sa mémoire. Un langage qui puise sa poésie dans l’humilité du style et du personnage :

                       « plutôt la vie des humbles et des simples

                       qui vivaient et n’avaient pas de vie

                       comme

                       toi

     

                       toi tu vivais pour les autres

                       Maman ».

    La simplicité n’empêche pas la force des images portées par les mots (les mots ? « des socs / qui nous labouraient le cœur »), la puissance des paradoxes (« Maman est morte ! […] Christ est ressuscité ! », s’écrie-t-on à Pâques ; ou bien : « les cerisiers sont en fleurs toi tu es en terre »). Les vers, souvent narratifs ou descriptifs, évoquent en un même élan la vie présente et passée, l’amour et la mort, la tendresse et l’ingratitude, l’attachement et le remords, l’égoïsme et la générosité… Bref, la vie d’un fils pour qui sa mère a tout fait et qui, ne l’ayant pas toujours reconnu, lui préférant trop souvent les livres, emplit maintenant son cœur et ses pages de cette

    « Maman Univers

    souriant aux enfants

    du monde entier »,

    à qui il n’hésite pas à dire : « ta vie est maintenant ma poésie ».

    Même si la mort est maintes fois évoquée avec gravité, le chant du quotidien n’exclut pas l’humour, ni noir ni rose, plutôt d’un gris soutenu. Par exemple lorsque « Maman » se plaignait de son prénom Gafta (elle aurait bien préféré Agata), ou que sont égratignés au passage fonctionnaires, universitaires ou popes de campagne… Mélancolie discrète et sourire complice… Maman Univers est un beau recueil qui aborde un sujet grave et tendre, qui débusque l’exceptionnel dans le quotidien, qui redonne vie au passé, et qui sous son apparente facilité recèle des harmoniques émouvantes et « universelles ».

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • "Le seul mal, c’est l’injustice"

    Bande dessinée, francophone, Roumanie, Jacques Baujard, Simon Géliot, Panaït Istrati, La boîte à bulles, Jean-Pierre LongreJacques Baujard, Simon Géliot, Codine, d’après la nouvelle de Panaït Istrati, La boîte à bulles, 2018

    Après (et avant) maints déménagements, le jeune Adrien et sa mère, poussés par la pauvreté, s’installent dans la Comorofca, « le quartier le plus mal famé de la banlieue » de Braïla, au bord du Danube. La dignité de la mère, qui tient à ce que son fils ne manque pas du nécessaire et garde une apparence soignée, et l’innocence curieuse de tout du jeune garçon contrastent avec la crasse et la vulgarité du lieu et de ses habitants. C’est pourtant là qu’Adrien fait la connaissance d’un colosse à l’allure brutale et au cœur sensible, avec lequel il va nouer une amitié indéfectible, une amitié « sans intérêt », au sens plein de l’expression. Rien apparemment ne prédisposait le « petit homme délicat » et cet ancien forçat qui n’arrive pas toujours à maîtriser ses pulsions à une telle intimité ; mais ils sont complémentaires, ces deux « frères de croix » et de sang, et le morceau de vie qu’ils vont vivre ensemble, avant la tragédie finale, restera gravé dans la mémoire d’Adrien comme dans l’esprit et l’écrit de Panaït Istrati.

    Gravé aussi sur les belles planches de l’album de Jacques Baujard et Simon Géliot. Suivant un scénario et des dialogues fidèles à l’œuvre de l’écrivain, se succèdent les épisodes pittoresques et significatifs du tempérament des personnages et de l’atmosphère générale. Les teintes discrètes du souvenir (sauf, d’une manière humoristique, lorsque l’alcool aura chauffé au rouge l’esprit d’Adrien, pour qui l’environnement devient une sorte de tableau cubiste aux couleurs vives), la forme libre et maîtrisée des images, le halo des paysages, la puissance et la finesse des dialogues, tout cela traduit parfaitement l’esprit et la lettre de la nouvelle d’Istrati. Il faut voir et entendre par exemple une mémorable bagarre digne du Roman comique de Scarron, l’affût des deux personnages depuis un abri construit pour l’occasion, ou la fuite de Codine après la trahison et le meurtre de son ami Alexis, puis sa réapparition en homme des marais… Parfois une image muette (les deux silhouettes profilées de l’homme et de l’enfant, la fugue nocturne des mêmes vue à travers les barreaux écartés de la fenêtre d’Adrien, d’autres encore) vient imposer son pouvoir de suggestion.

    Bien sûr, comme dans la nouvelle, c’est ici Panaït Istrati qui parle par la bouche, l’attitude et les réactions des protagonistes. Jacques Baujard et Simon Géliot se sont contentés (pour ainsi dire, car ce n’est pas une mince tâche) de mettre en images élaborées et suggestives et en formules ramassées et vibrantes cette histoire dont la soif de liberté et d’indépendance, l’amour de l’autre, la générosité et le combat contre l’injustice, le mal suprême, sont les fils conducteurs.

    Jean-Pierre Longre

    http://www.la-boite-a-bulles.com

    http://www.panait-istrati.com

  • Un personnage sans limites

    Roman, Roumanie, Marin Mincu, Dominique Ilea, Xenia, Jean-Pierre LongreMarin Mincu, Journal de Dracula, traduction du roumain, avant-propos et notes de Dominique Ilea, Xenia, 2018

    Encore un livre sur Dracula ? Oui. Mais cette fois il ne s’agit ni d’alimenter le mythe du vampire ni de tomber dans les clichés touristiques, mais de camper, derrière la façade romanesque, la personnalité d’un homme hors du commun qui en passant les frontières du raisonnable a fortement marqué l’histoire de la Roumanie. C’est en utilisant le procédé du pseudo-manuscrit retrouvé « dans un coffret en fer » que Marin Mincu (1944-2009), romancier, critique, professeur, se faisant passer pour le simple « curateur » des écrits de Dracula (Vlad Ţepeş III, dit L’empaleur), a composé ce Journal de Dracula qui court du 2 février 1463 au 28 août 1464. On s’y laisserait prendre, tant l’auteur affirme « l’authenticité du manuscrit » composé de maints fragments parfois datés, souvent brefs, auxquels il dit avoir simplement ajouté des titres thématiques permettant de synthétiser les souvenirs et réflexions de Dracula (du genre « menace », « mensonges », « lettre à Pie II », « thérapie », « solitude », « cruauté »...).

    Cette construction littéraire n’est pas une simple fantaisie gratuite ou esthétique. Elle permet de cerner par petites touches la complexité du personnage : son tempérament de guerrier implacable et cruel, qui menaça Mehmed II le Conquérant, son orgueil mis à mal par la trahison de son « ami » Mathias Corvin roi de Hongrie, qui le tient prisonnier à Buda, dans un cachot humide infesté de rats, un orgueil qui le pousse à forger lui-même sa légende de monstre hantant toutes les mémoires : « Je ferai en sorte que l’horreur, la monstruosité attisent d’autant leur imagination. Bon gré, mal gré, ils entreront tous dans mon jeu, rivalisant d’efficacité à répandre mes légendes. Légendes calomnieuses, c’est vrai. Je serai un héros négatif ; mais qu’importe ? Rien de plus résistant que le négatif ; bien plus encore : il n’y a guère que le négatif à laisser des traces ; que ce qui est abject, laid, infâme, diabolique. ».

    Vlad Ţepeş III fut non seulement un prince combattant et influent (qui, soit dit en passant, transféra sa capitale de Târgovişte à Bucarest), mais aussi un penseur et un fin lettré. Les références aux philosophes et aux écrivains de l’antiquité (comme Platon, Homère, Ovide bien sûr – qui écrivit des vers « dans la langue des Gètes ») ou d’époques plus récentes (comme Dante ou Marsile Ficin), et même les « clins d’œil » (dans des anachronismes volontaires soulignés par la traductrice) à des auteurs comme Lautréamont ou Bram Stocker, donnent une dimension érudite à l’esprit de Dracula et au roman tout entier, dimension que ne contredisent pas les nombreuses évocations de la fameuse ballade populaire Mioriţa (L’Agnelle fée), dans laquelle « le héros s’affranchit de toute limite, y compris de la frontière corporelle qui lui est impartie ; ici, son espace de référence se dilate, jusqu’à devenir cosmique. ». Bel exemple d’une pensée sincère, profonde, roborative, qui traduit aussi la fragilité et l’ambiguïté de l’homme : « Je me meus, indécis, entre l’Orient et l’Occident… C’est de là que je tire ma vitalité… ».

    Dans la solitude de son enfermement le protagoniste tend à confondre rêve et réalité, passé et présent (voire avenir), histoire collective et personnelle, et à se bâtir un monde hors normes : « La limite n’existe pas : ce n’est qu’une confirmation de la veulerie et de l’impuissance de l’individu par rapport à soi-même… ». Dominique Ilea le dit très bien dans son propos : « Contre la déchéance et la folie qui guettent, dans sa solitude, un prisonnier à la fois haï, craint et respecté, soyons fous : l’écriture est une tentative de revanche, et parfois une victoire. L’écriture est aussi un exorcisme à tous les niveaux, permettant d’évacuer les culpabilités réelles avec les fictives, de parer aux peurs et aux douleurs… ». Le Dracula créé par Marin Mincu devient son propre romancier, maîtrisant par l’écriture ses fantasmes les plus intimes.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-xenia.com

  • Mystique, philosophe, poète

    Revue, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 21, « Entre mystique et philosophie. Retour à Titanic », Société d’études Benjamin Fondane, 2018

    Ce vingt-et-unième cahier commence, après l’éditorial, par un texte plein de poésie, « Sinaïa », au début duquel Benjamin Fondane avoue : « Ce soir, je suis sentimental. ». Ainsi permet-il au lecteur de prendre son élan pour affronter l’inédit qui suit, plus austère, mais d’un intérêt qui mérite les études qu’il suscite.

    « L’idée vulgaire que l’on se fait du mystique c’est qu’il a peu à partager avec le philosophe ; le second est un homme de savoir, le premier un homme de cœur. De toutes façons le second cherche la vérité, le premier le salut, la sainteté. L’un décrit Dieu, l’autre le cherche. Cela est vrai, et pourtant… le philosophe, s’il n’a pas l’élan du mystique, n’en a pas moins l’ “enthousiasme” ; il ne cherche pas le salut mais la solution ; il n’ambitionne pas la joie mais la béatitude ; s’il ne veut le repos, le sommeil, il veut néanmoins la tranquillité, la sérénité ; il ne cherche pas Dieu mais “le divin” ; et s’il ne devient pas Dieu, il ne devient pas moins le “divin”. ». Nous sommes là au cœur des « Notes sur la mystique », ce texte rédigé sans doute entre 1939 et 1941. Les analyses qui suivent sa restitution intégrale relèvent de l’éclairage sur sa forme et son contenu, notamment sur « la question de la foi » (Monique Jutrin), puis de la contextualisation (Margaret Teboul) et des parallèles ou références (Serge Nicolas, Alice Gonzi, Saralev Hollander, Gabriela Bal), voire de l’examen minutieux d’une brève formule, « vérité emancipata a Deo » (Auélien Demars), car « s’il n’est pas une vétille, le détail est la profondeur qui émerge en surface d’un texte ».

    La deuxième partie du volume est consacrée à Titanic, dont le Cahier 12 avait commenté la genèse, et dans lequel, ici, Évelyne Namenwirth étudie la notion de temps, Agnès Lhermitte les « fraternités urbaines » et Heidi Traendlin « le bestiaire ». La reproduction d’un autre texte de Fondane sur Denis de Rougemont sert de base à Éric de Lussy pour développer la « contradiction cordiale » qui a marqué les rapports entre les deux écrivains. Puis il s’agit de « Fondane et Alendy » par Dominique Guedj. Un autre texte de Fondane, « Criza » (1922), est traduit et commenté (« lucidité, liberté d’esprit ») par Carmen Oszi, précédant un fort intéressant relevé des textes traduits en roumain par Fondane, dont l’édition, préparée par Roxana  Sorescu, verra le jour sous peu, espérons-le.

    Les « rencontres » de Peyresq, consacrées chaque été à Benjamin Fondane, deviennent l’« École de Peyresq », une école très libre, « un groupe d’êtres réunis par un esprit commun », suggère Monique Jutrin. Souhaitons que cette « école » produise longtemps encore les beaux Cahiers consacrés à l’écrivain.

    Jean-Pierre Longre

     

    Sommaire de ce numéro :

    Éditorial
    - Éditorial
    - « Sinaia », Benjamin Fondane, traduit par Odile Serre 

    • Entre mystique et philosophie 
    - Notes sur la mystique, Benjamin Fondane
    - Un texte apologétique, Monique Jutrin
    - Fondane et la mystique dans les années trente et quarante, Margaret Teboul
    - Lévy-Bruhl , les primitifs et la mystique, Serge Nicolas
    - La question du Mal, Alice Gonzi
    - D’un détail pélagien chez Fondane, Aurélien Demars
    - La voix juive : la valeur de vie, Saralev Hollander
    - Échos de Plotin, Gabriela Bal
    - En marge des notes sur la mystique, Benjamin Fondane 

    • Retour à Titanic 
    - Présentation, Monique Jutrin
    Titanic, un temps particulier ?, Evelyne Namenwirth
    - Fraternités urbaines dans Titanic,, Agnès Lhermitte
    - Le bestiaire de Titanic,, Heidi Traendlin 

    • Études 
    - Compte rendu de Politique de la personne, Benjamin Fondane
    - Fondane et Rougemont : « une contradiction cordiale », Eric de Lussy
    - Fondane et Allendy, Dominique Guedj 

    • Domaine roumain 
    - « La crise », Benjamin Fondane
    - La crise de l’esprit au lendemain de la Grande Guerre, Carmen Oszi
    - Textes traduits en roumain par Fondane, Roxana Sorescu 

    • En mémoire 
    - Isi Zultak
    - Claude Hampel
    - André Montagne
    - Eve Griliquez 

    • Informations  

    • Bibliographie sélective  

    • Collaborateurs

     

    http://www.benjaminfondane.com

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/benjamin+fondane

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/apps/search?s=Fondane&search-submit-box-search-236757=OK

  • Détours et mystères des mots

    Poésie, francophone, Moldavie, Roumanie, Luminitza C. Tigirlas, Éditions du Cygne, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, préface de Xavier Bordes, Éditions du Cygne, 2018

    Luminitza C. Tigirlas, née en Moldavie, est psychanalyste et poète. Deux activités qui, sous-tendues par un plurilinguisme dû à ses origines (son premier mode d’expression fut le roumain en caractères cyrilliques imposés par l’occupant russe) et à son adoption de la langue française, se complètent l’une l’autre dans la production de textes dont la profondeur et l’originalité sont inséparables du travail formel.

    Le lecteur pénètre dans un monde où se côtoient et se superposent les souvenirs, les résurgences de l’inconscient, les images de la nature, les sensations, les affleurements sensuels, les allusions mythiques – tout en suivant le double fil conducteur annoncé par le titre du recueil, le « noyer » et le « rêve », un fil entrelacé d’images originales et intimes :

                                 « dans mon enfance toutes les noix

                                 s’échappaient de la lune ».

    La nature (l’arbre, bien sûr, les feuilles, le vent, l’herbe, le soleil, la rosée, les fleurs…) s’épanouit sur les pages au gré des mots issus du tréfonds, « ces termes enduits de nouvelles couleurs » :

                                « enfin j’ai pu me pencher sur ma série de mots

                                peints et pendus au soleil ».

    ou encore :

                                « tes lettres verdoyantes sont lues

                                tes lettres embrunies me font :

                                chut ! ».

    Entre ses « trois langues », l’auteure « lance des mots instables » dans « la précarité du silence troué » avec leurs formes et leurs sonorités (« Des obus des rebuts des abus » / « dans la soufflante sifflante refusant de s’éparpiller », sans parler de l’ambiguïté du mot « noyer », substantif ou verbe…) et crée sa « langue personnelle », dans laquelle la musique joue sa partition sonore et rythmée, jusqu’à inventer et développer une gamme nouvelle fondée sur des syllabes à découvrir au milieu des vers.

    Divisé en trois sections, trois parties autonomes qui, réunies, forment un tout cohérent (« à noix et à nu », « faiseuse de vagues », « flotteurs d’anneaux en écho »), Noyer au rêve demande à être lu et relu : les découvertes poétiques qu’on y fait se méritent et se révèlent, toujours nouvelles, comme lorsqu’on découvre une nouvelle langue.

    Jean-Pierre Longre

     
     
  • Rencontre poétique avec Radu Bata

    Lundi 14 mai 2018 à 18h30

    Mairie du 7ème arrondissement de Lyon

    "Randonnée poétique" avec les Poésettes de Radu Bata

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    Rencontre Radu Bata.pdf

  • « Qu’étions-nous en train de vivre ? »

    Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018

    Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

    Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

    Car si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

    Jean-Pierre Longre

    www.julliard.fr

  • De la haine à l’amour

    Roman, Moldavie, Tatiana Ţibuleac, Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreTatiana Ţibuleac, L’été où maman a eu les yeux verts, traduit du roumain par Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2018

    « Il n’existera jamais rien de plus merveilleux que Mika. ». Mais Mika est morte, et son frère Aleksy est devenu violent, sans doute parce que ses parents l’ont tenu, après cela, pour quantité négligeable. Le père « ne dessoûlait plus » ; quant à la mère… « Pendant tous ces mois, la femme qui m’a donné le jour ne m’a jamais regardé, comme si j’étais un espace vide. Comme si c’était moi qui avais tué Mika. Je me rappelle que je m’approchais d’elle en pleurant, que j’essayais de lui prendre les genoux ou la taille – plus haut, je n’y arrivais jamais – et qu’elle me repoussait du pied comme un chien pouilleux. ». Seule la grand-mère est « restée normale ». Voilà donc ce qu’il reste de cette famille polonaise émigrée en Angleterre. Quelques années plus tard, à l’occasion de vacances d’été, la mère vient sortir son fils adolescent de l’établissement spécialisé où il est pensionnaire ; relations tendues entre les deux, qui vont s’installer dans une maison de la campagne française – ce qui prive Aleksy d’un voyage prévu à Amsterdam avec deux amis.

    Ponctué de petits couplets définissant poétiquement « les yeux de maman » (qui, en particulier, « étaient mes histoires non racontées », laissant deviner les non-dits du récit), l’ensemble se met en place progressivement, les soixante-dix-sept courts chapitres formant autant d’étapes dans la découverte mutuelle des deux êtres qui apprennent à se supporter, puis à s’aimer. À mesure que visiblement s’approche la mort de la mère malade, la vie et les sentiments s’installent dans le cœur du fils, ce fils qui de sa « folie » tirera une vocation de peintre à succès et au « génie déjanté ». C’est d’ailleurs depuis cette vie d’adulte qu’Aleksy, entouré « d’un monde bigarré et avide », et sur les conseils de son psychiatre, raconte son passé, la découverte progressive de son attachement filial, ses émotions, les rencontres faites cet été-là dans ce village français, l’amour tragiquement inachevé pour Moïra (dont le souvenir « résonne comme une bombe atomique »)…

    Le roman commence dans une atmosphère qui pourrait rappeler celle du Grand Cahier d’Agota Kristof (sécheresse des cœurs, absence de sentiments, cruauté et crudité de la prose), mais finit bien différemment, avec la perspective du souvenir éternellement aimant : « Les yeux de maman étaient des promesses de bourgeons. ». Au rythme des semi-révélations de plus en plus éclairantes, la ligne ascendante de l’affection se fraie un chemin cahoteux parmi les accidents de la vie. Tout cela dans une langue sans concessions, en un style à la fois vigoureux, sensible et expressionniste. Tatiana Ţibuleac, qui vit en France, a fait paraître L’été où maman a eu les yeux verts (Vara în care mama a avut ochii verzi) dans sa Moldavie natale en 2017. Sa traduction, une vraie réussite, livre au public francophone un roman aussi intrigant, aussi prenant et aussi beau que son titre le laisse entendre.

    Jean-Pierre Longre

    https://editions-syrtes.com/

    http://tatianatibuleac.net

  • Les souvenirs et l’imaginaire

    Revue, poésie, nouvelle, roman, images, Marius Daniel Popescu, Matthias Tschabold, Alexandre Voisard, Le Persil, Jean-Pierre LongreJournal Le Persil n° 147, décembre 2017, n° 148-149-150, hiver 2017-2018

    Il y a longtemps que Marius Daniel Popescu, avec sa générosité naturelle, prête à d’autres les pages de son Persil, « journal inédit », « à la fois parole et silence », et qui est devenu un journal littéraire de tout premier plan, d’une grande diversité, d’une grande qualité aussi.

    Et le revoilà, l’auteur de La Symphonie du loup et des Couleurs de l'hirondelle, qui donne de ses propres textes à son Persil. En son style inimitable, il y remet en scène narrative le « tu » qui lui ressemble tant. Dans « La jument », l’enfant et son père, dans le pays et à l’époque du « parti unique », sont au marché ; le père avec son bon réalisme, l’enfant avec ses rêves – et les deux vont « regarder l’inattendu », en assistant à l’accouplement mouvementé d’un étalon et d’une jument. Avec « La parenthèse ouverte », nous retrouvons le garçon, 12 ans et demi, pêchant au bord du Danube, en face de la Yougoslavie, et écoutant les conseils d’une vieille Tzigane. « Le fleuve n’a pas d’amis et il est triste parce que dans cette région il est coincé entre deux pays dirigés par des partis uniques », auxquels certains tentent désespérément de se soustraire. Nous arrivons à notre époque avec « L’homme de la gare de Lausanne » : la rencontre émouvante d’un mendiant venu de « ton pays de là-bas » et qui voudrait bien y retourner, retrouver sa famille. Alors « tu penses au destin des êtres humains », et tu agis…

    Les pages qui suivent accueillent un invité, Matthias Tschabold, avec une Histoire en couleur en trois épisodes (« Spectres du matin », « L’Oiseau migrateur », « Conte de Noël ») et dans un style bien différent, mais tout aussi inimitable que celui de Marius Daniel Popescu. Imagination, sourire, poésie.

    Le sourire et la poésie caractérisent aussi l’œuvre d’Alexandre Voisard, auquel est consacré un gros numéro (triple) du même Persil qui nous fait pénétrer « dans l’atelier du poète ». Un numéro composé d’inédits de Voisard et de ses amis (hommages, analyses et commentaires de poètes, de peintres, de critiques, d’éditeurs). Comme l’écrit Chantal Calpe, qui a réalisé ce numéro : « La plupart mettent en lumière le sens des relations humaines, le goût du partage amical qui fait d’Alexandre Voisard un compagnon plein de verve et un commensal érudit. ». Même chose pour Le Persil.

    Jean-Pierre Longre

     

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  • Singularités d’une capitale

    Essai, anthologie, Roumanie, Cécile Folschweiller, Andreia Roman, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreCécile Folschweiller et Andreia Roman (textes réunis par), Bucarest, Promenades littéraires, éditions Non Lieu, 2017

    Voilà un livre que désormais tout voyageur qui, pour quelque raison que ce soit, se rend à Bucarest devra emporter avec lui. Les « promenades » qu’il propose se déroulent à travers les textes d’écrivains pour qui la capitale roumaine est un vrai sujet littéraire, voire un vrai personnage romanesque. Comme le précisent à juste titre ses auteures, « Bucarest cache précieusement ses secrets. Bucarest ne se visite pas, Bucarest se “vit” et se dévoile au fil des expériences quotidiennes et des rapports humains ». Ville singulière, « mal aimée », « qui a toujours témoigné d’une vitalité bouillonnante et d’une volonté farouche de défier les aventures de son passé », elle est le sujet de nombreux livres, chapitres, pages du patrimoine littéraire passé et présent.

    L’ouvrage s’organise de la manière la plus pratique et la plus claire : quatre parties présentant les textes dans l’ordre chronologique des périodes évoquées (« Avant 1900 », « 1900-1945 », « 1945-1989 », « Après 1989 »), suivies des références bibliographiques et de plans fort utiles, permettant de repérer les lieux correspondant aux textes ; lieux en outre illustrés par des photos parsemant les pages et montrant ou rappelant certains monuments, certaines rues, certains quartiers qui ont fait l’histoire de la ville. Si l’organisation est pratique, si chaque texte est introduit par des lignes éclairantes sur son auteur, la thématique est d’une grande richesse et d’une grande variété, une variété qui concerne aussi les genres et les styles.

    Sans entrer dans les détails, et en précisant que presque tous les textes (sauf les trois premiers, témoignages historiques livrés par des auteurs français d’autrefois) sont traduits du roumain par des étudiants et des enseignants de l’INALCO, nous avons là des pages d’écrivains connus, tels Ion Luca Caragiale, Tudor Arghezi, Hortensia Papadat-Bengescu, George Călinescu, Gabriela Adameşteanu, Mircea Cărtărescu, Sebastian Reichmann, d’autres moins notoires, et du théâtre, de la poésie, de la prose narrative. Pages descriptives, oniriques, historiques, dramatiques, satiriques, élogieuses… on ne s’ennuie pas dans cet ouvrage qui peut se lire en continu, comme le roman d’une ville, se consulter au gré des humeurs et des centres d’intérêt, ou être considéré comme un vaste poème urbain, à l’instar de ce que rêve d’écrire Bogdan Ghiu : « J’aimerais bien réussir à écrire – ou, au moins, à lire chez quelqu’un d’autre – un poème non pas sur Bucarest (car il y en a beaucoup), mais celui de Bucarest, un poème-Bucarest, un poème qui serait Bucarest, dont on sentirait qu’il est Bucarest, quels que soient les mots qu’il contient. ». Le « poème-Bucarest », ces « promenades littéraires » nous le donnent à lire.  

    Jean-Pierre Longre

     

    Les écrivains : Gabriela Adameşteanu, Tudor Arghezi, George Bariţiu, Florin Bican, Adriana Bittel, Geo Bogza, George Călinescu, Zoe Cămărăşescu, Ion Luca Caragiale, Mateiu Caragiale, Mircea Cărtărescu, Ioana Drăgan, Nicolae Filimon, Bogdan Ghiu, Silvia Kerim, Pierre Lescalopier, Auguste de Messence, Maria-Elena Morogan, Hortensia Papadat-Bengescu, Ioana Pârvulescu, Isac Peltz, Cezar Petrescu, Ioan Popa, Marin Preda, François Recordon, Sebastian Reichmann, Doina Ruşti, Bogdan Suceavă, Alex Tocilescu.

     

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  • « La terrible douleur du manque »

    Roman, Moldavie, Savatie Baştovoi, Laure Hinckel, Jacqueline Chambon, Actes sud, Jean-Pierre LongreSavatie Baştovoi, Les Enseignements d'une ex-prostituée à son fils handicapé, traduit du roumain par Laure Hinckel, Jacqueline Chambon, 2018

    Dans les années 1990, on a beaucoup parlé des orphelinats de Roumanie, de l’abandon et des mauvais traitements dont souffraient les enfants qui s’y trouvaient enfermés. On a moins parlé de ceux de Moldavie, ex-république soviétique devenue indépendante, de langue majoritairement roumaine, et dont la richesse culturelle et littéraire n’occulte pas la faiblesse économique.

    Savatie Baştovoi situe l’intrigue de son dernier roman entre la Moldavie et l’Italie. Dans un orphelinat sordide, dont le personnel corrompu et alcoolique ne se soucie guère des enfants dont il a la garde, le jeune Nicolae est retrouvé mort, avec une partie de la tête rongée par les rats. Première préoccupation : cacher le cadavre aux yeux des autorités et des médias. Deuxième préoccupation : partir à la recherche de Karlic et Serioja, deux garçons qui ont profité de l’occasion pour s’enfuir. Le premier, vif et malin, est cloué dans un fauteuil roulant ; le second, aussi robuste que dépourvu d’intelligence, est l’idiot utile qui pousse le fauteuil. « Les deux avaient dépassé leur propre handicap en devenant la moitié manquante de l’autre. ». Leur duo sera le fil conducteur du récit, qui tourne autour de leur périple, au cours duquel on rencontre quelques brutes imbibées de vodka frelatée, une jeune orpheline, Aliona, qui cherche à survivre dans ce monde hostile, le personnel de l’orphelinat guidé par l’appât du gain et l’alcool, et quelques autres figures pittoresques et désespérantes.

    Loin de là vit Eleonora, la mère de Nicolae, qui est allée chercher fortune en Italie. Elle a abandonné son enfant à sa mère, qui elle-même a abandonné celui-ci à l’orphelinat. Inconscience ? Absence de sentiments maternels ? L’auteur laisse le jugement au lecteur, qui doit lire le roman jusqu’au bout pour découvrir, contenus dans des lettres secrètes, la tendresse d’Eleonora et les « enseignements » qu’elle prodigue à son enfant et qu’annonce le titre. À cet idéalisme, à ces regrets et projets utopiques d’une mère qui voudrait envoyer à son fils des « pensées remplies d’amour » et rêve de revenir « pour faire plein de choses avec [lui] » ont correspondu, avant sa mort mystérieuse et dramatique, les rêves de Nicolae qui s’imaginait « en train de s’élever au-dessus de l’eau et du monde jusqu’au soleil. ».

    Dans un style très personnel, vigoureux, Savatie Baştovoi dit les choses sans détour, sans artifices, ce qui les rend d’autant plus tragi-comiques. Disons plutôt : un tragique qui se tapit sans vraiment se cacher sous la truculence du langage. Avec cela, il y a une satire sans concessions de certaines mœurs de son pays, par exemple en matière de justice : « Si partout dans le monde la justice doit faire la preuve de ta culpabilité, en Moldavie, c’est le contraire. L’individu doit apporter la preuve de son innocence. D’énormes sommes d’argent sont dépensées dans des procès qui ne sont que des simulacres. Il n’y a pas de famille moldave sans un de ses membres en procès ou déjà en prison. La moitié de la population du pays est ou a été détenue. Comment et pourquoi ? Ça, c’est l’affaire des procureurs et des juges. ». Et l’observation, d’une acuité acérée, ne porte pas seulement sur quelques personnages types ou sur un pays particulier, mais, à partir de cas extrêmes, sur la pathétique condition humaine. Finissons par ces lignes, qui avec d’autres donnent une idée de la portée générale de ce roman plein d’humour, de lucidité, d’horreur et de profondeur : « Quand la solitude entre en l’homme, elle commence par le changer de l’intérieur, ensuite elle change ses yeux, ses mains, sa démarche, elle change sa voix et sa façon d’écouter. Avez-vous déjà vu des gens qui semblent ne pas entendre ? Des gens qui semblent ne pas voir ni parler ? Ils refusent de voir, d’entendre et de parler parce qu’ils n’en perçoivent plus le sens. Quand le serpent de la solitude enlace l’homme, il commence par distiller dans son âme le venin de l’infidélité. La solitude est l’état où se trouve l’homme qui ne peut plus ni donner ni recevoir d’amour. ».

    Jean-Pierre Longre

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  • Une « francophonie plurielle »

    Essai, revue, francophone, Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc, Marina Mureşanu Ionescu Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, Editura Junimea Iaşi, Jean-Pierre LongreElena-Brânduşa Steiciuc, Francophonie & diversité, Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, 2017.

    Dans son avant-propos, Elena-Brânduşa Steiciuc, dont on connaît l’érudition et l’inlassable activité dans le domaine des littératures de langue française, rappelle la variété des « horizons identitaires » caractérisant les écrivains que réunit la pratique de la langue française. « Tous ces écrivains, si divers soient-ils, font un travail de représentation et d’invention de leur monde, ou bien du monde postmoderne, où métissage et migration sont des jalons incontournables. ».

    En deux parties distinctes (« D’ici et d’ailleurs » et « Francophonie et traduction »), Elena-Brânduşa Steiciuc passe en revue un certain nombre d’auteurs représentatifs de la diversité en question : Oana Orlea (1936-2014), « une conscience libre », dont est retracé le parcours d’exilée en France, avec un gros plan sur deux œuvres essentielles : Un sosie en cavale et Les années volées ; Irina Mavrodin, « Grande Dame de la francophilie roumaine », dont l’ultime ouvrage, Sept jours avec Alexandre Vona, apparaît comme « une victoire contre la mort et l’oubli » ; Mircea Iorgulescu et l’approche originale qu’il eut de Panaït Istrati, le fameux écrivain français qui « se réinvente comme roumain » ; Felicia Mihai, dont l’exil québécois « est hanté par la culture d’origine » ; Liliana Lazar, dont les deux romans récents, Terre des affranchis et Enfants du diable, font résonner une « voix particulière dans la prose francophone contemporaine ». Des articles sur deux essais (La Roumanie de Michel Louyot rééditée à bon escient, et Une belle voyageuse) complètent cette revue des ouvrages consacrés à la francophonie roumaine.

    Suivent des chapitres illustrant la pluralité des origines linguistiques des écrivains de langue française : Brina Svit, Isabelle Eberhardt, Albert Memmi, Assia Djebar, Malika Mokeddem, Boualem Sansal. On remarque à ce propos la place privilégiée « des littératures du pourtour méditerranéen », dont « la migration et l’exil sont deux constantes ».

    Concernant la traduction et la diffusion des œuvres francophones en Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc consacre ses réflexions à Jean Genet (auteur considéré comme « dangereux » durant la période de la dictature), à la littérature érotique, à la redécouverte de Cioran dans les années 1990 – et pour finir, dans un mouvement inverse, à la belle traduction des Poèmes de la lumière de Lucian Blaga par Jean Poncet.

    Les présentations et analyses littéraires sont ponctuées par des entretiens éclairants, permettant d’aborder les œuvres du point de vue des écrivains. C’est le cas avec Rodica Iulian, exilée en France à partir de 1980, et qui s’exprime dans ses deux langues ; avec Paul Emond, qui a pratiqué des genres très divers, et qui ne refuse pas de s’exprimer sur sa « belgitude » ; avec Gaëtan Brulotte, fameux écrivain, chercheur, professeur québécois ; et avec le traducteur Michel Volkovitch, grand « passeur » en langue française de la littérature grecque moderne.

    De ce volume d’une grande richesse, d’une diversité de bon aloi, on tire des enseignements à la fois particuliers, sur des auteurs précis, et généraux, sur les problématiques liées à la francophonie, à la traduction et à l’écriture littéraire tous azimuts. De quoi intéresser aussi bien les chercheurs et spécialistes (l’abondante bibliographie et l’index détaillé le prouvent) que les lecteurs amateurs, à quelque niveau que ce soit.

    Jean-Pierre Longre

     

    Essai, revue, francophone, Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc, Marina Mureşanu Ionescu Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, Editura Junimea Iaşi, Jean-Pierre LongrePrésidente de l’ARDUF (Association Roumaine des Départements Universitaires Francophones), Elena-Brânduşa Steiciuc est aussi directrice, avec Marina Mureşanu Ionescu, de la Revue Roumaine d’Études Francophones (Editura Junimea, Iaşi), publication annuelle de cette association. Le numéro 8 est consacré aux « auteurs roumains francophones » de « l’extrême contemporains » tels que Matéi Visniec, Marius Daniel Popescu, Felicia Mihai, Liliana Lazar, Irina Teodorescu, Virgil Tanase, Irina Adomnicăi, et aussi à quelques écrivains de divers horizons (Alexandre Dumas, Anne Hébert, Patrick Chamoiseau, Assia Djebar, Andreï Makine…). « Francophonie et diversité », tel est aussi le thème central de ce numéro.  

    JPL

    http://editura.usv.ro 

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  • Prendre conscience du langage

    poésie, images, francophone, Roumanie, Radu Bata, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Survivre malgré le bonheur, Jacques André éditeur, 2018

    Radu Bata nous a naguère fait boire « le philtre des nuages » jusqu’à l’ivresse, et il nous enjoint maintenant de « survivre malgré le bonheur ». Titre paradoxal, non ? Mais attention : si on lit bien le texte « Partie de plaisir » (page 47), on mesure la malice fortement teintée de satire, puisqu’il s’agit de « survivre malgré le bonheur / produit à la chaîne / […] malgré la menace de félicité / qui nous gouverne ». Toute une philosophie. Si le poète joue avec les mots (et il ne s’en prive pas !), avec leurs sonorités, leurs rythmes, leurs ambiguïtés, leurs affinités, leurs contradictions, leurs bizarreries, c’est pour mieux nous faire prendre conscience du langage, de son infinie portée, se son insondable profondeur, de sa beauté originelle.

    Car cette conscience ne va pas de soi. Sous l’allure facile de l’écriture (les maintenant fameuses « poésettes », poésie « sans prise de tête »), se tapissent la séduction stylistique et la recherche linguistique, se mêlent le plaisir et le travail – d’une manière d’autant plus étroite que cela se conçoit sous la plume d’un écrivain qui a fait le choix personnel de la langue française, en connaissance de cause ; d’un écrivain pour qui sont compatibles les expressions les plus actuelles et les thèmes permanents de la poésie, les suites fluides de strophes et la forme compacte du haïku (entre autres).

    L’œuvre de Radu Bata vise à réconcilier les générations montantes avec la poésie. La réussite de l’entreprise est certaine. Cependant il y a, aussi, large matière à étude poéticienne. On s’en gardera ici, mais les références littéraires, les motifs récurrents, tels l’amour et ses aléas, le temps qui passe et le vieillissement, l’exil (qui « n’est heureux que parmi les mots »), les origines roumaines (« je fais des allers-retours / entre les deux langues »), d’autres encore, incitent à une lecture où se combinent le plaisir immédiat et l’attention soutenue, où se révèle le double bonheur de la rêverie et de la méditation.

    Et il y a les nuages, éphémères ou permanents, rêvés ou réels, blancs ou gris, capables de tout et à l’origine de tout (« nous sommes les enfants / des nuages »), les nuages qui apparaissent et disparaissent au gré des pages, les « nuages sans patrie » - ceux de l’étranger, de l’exilé, du voyageur –, les nuages joyeux, les nuages qui pleurent… Il n’y a pas qu’eux, bien sûr, mais ils peuplent si bien le recueil qu’on ne peut pas ne pas les assimiler à la poésie même de Radu Bata – comme les illustrations qui ponctuent les poèmes, ces belles images oniriques et colorées, teintées de fantastique et de surréalisme que quinze artistes offrent aux mots du poète et aux yeux du lecteur.

    Que peut-il faire, ce lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler. Foin (et fin) des commentaires, laissons la place à l’œuvre et aux traces qu’elle laisse en nous.

                                l’œuvre compte moins

                                que l’ombre

                                qui s’en dégage

    et finalement :

                                pour avoir longtemps appris

                                à parler avec les gens

                                j’enseigne

                             aujourd’hui

                                le silence

     

    Jean-Pierre Longre

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  • Une symphonie pathétique

    roman, francophone, roumanie, irina teodorescu, gaïa-éditions, jean-pierre longreIrina Teodorescu, Celui qui comptait être heureux longtemps, Gaïa, 2018

    Avec La malédiction du bandit moustachu et Les étrangères, on avait déjà apprécié le talent et la force romanesque d’Irina Teodorescu : l’art de conter, le maniement à la fois subtil et truculent de la langue, le mélange tonique des registres, la structure rythmée des phrases, les harmonies sonnantes du style… Celui qui comptait être heureux longtemps non seulement confirme ces qualités, mais ajoute un troisième volet à une œuvre qui se fraie un chemin original et engageant dans la jungle de la littérature contemporaine de langue française, se jouant des embûches, bravant avec succès tous les dangers.

    La vie de Bo commence sous les bombardements. C’est la fin (espère-t-on) de la guerre, et sa mère accouche en catastrophe de celui qu’attend un avenir prometteur. Étudiant brillant, chercheur hors pair, bricoleur et inventeur tout azimut, Bo mène une vie amicale, amoureuse et studieuse de jeune homme qui tente tant bien que mal de supporter la « Nouvelle Société » qui se « construit » sous la férule du « Haut Dignitaire », de ses sbires et de ses espions – « Nouvelle Société » dont l’appellation ironiquement transparente désigne le totalitarisme qu’a subi la Roumanie natale de l’auteure. Après une relation passionnelle et en pointillés avec la longue et brune Irenn, « Bo rencontre Di » (voilà un refrain qui sonne comme de réjouissantes petites notes musicales), et de leur union va naître un fils, joie du couple, bonheur de Bo : « Voilà que la présence de cette femme a fini par rassasier Bo et son vorace désir d’amour, voilà que le sourire de ce bébé à la pêche illumine et adoucit et chauffe et apaise. ». Mais l’enfant est malade, et pour le sauver il faudrait le faire soigner en France. Les autorités de la « Nouvelle Société » en profitent pour soumettre Bo à un odieux chantage. Dilemme cruel, choix mortel, désespoir profond. « Et les crabes continuent à se marcher dessus et les rats à sauter dans le vide les uns après les autres, ils se suivent et s’entraînent vers leur mort bête et les poulets mangent encore de la merde dans les batteries, mon fils, alors ce monde, mon fils, ce monde ne te valait pas, ne te méritait pas, dans ce monde les gens vomissent leurs maux sur les autres, sans réfléchir, sans penser ».

    On le voit, on l’entend, on le sent, le style d’Irina Teodorescu est d’une vigueur qui n’a d’égale que sa sensibilité. Des pages de satire tragi-comique (par exemple sur la paperasse imposée par la bureaucratie à chaque individu qui « n’est qu’un formulaire dans ce pays ») voisinent avec des tirades d’une poésie ressassante, profonde, prenante. Lorsque l’humour affleure, c’est pour mieux contenir la douleur et la rage ; lorsque l’émotion éclate, c’est pour exprimer la tendresse et l’amour ; lorsque le rêve prend son vol, s’est pour faire oublier la mort. Et il y a la musique, celle des disques que les jeunes gens écoutent passionnément, et celle des mots et des phrases qui s’agencent et se superposent, sur des tempos et des rythmes variés, en une vaste symphonie pathétique.

    Jean-Pierre Longre

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