Jacques Baujard, Simon Géliot, Codine, d’après la nouvelle de Panaït Istrati, La boîte à bulles, 2018
Après (et avant) maints déménagements, le jeune Adrien et sa mère, poussés par la pauvreté, s’installent dans la Comorofca, « le quartier le plus mal famé de la banlieue » de Braïla, au bord du Danube. La dignité de la mère, qui tient à ce que son fils ne manque pas du nécessaire et garde une apparence soignée, et l’innocence curieuse de tout du jeune garçon contrastent avec la crasse et la vulgarité du lieu et de ses habitants. C’est pourtant là qu’Adrien fait la connaissance d’un colosse à l’allure brutale et au cœur sensible, avec lequel il va nouer une amitié indéfectible, une amitié « sans intérêt », au sens plein de l’expression. Rien apparemment ne prédisposait le « petit homme délicat » et cet ancien forçat qui n’arrive pas toujours à maîtriser ses pulsions à une telle intimité ; mais ils sont complémentaires, ces deux « frères de croix » et de sang, et le morceau de vie qu’ils vont vivre ensemble, avant la tragédie finale, restera gravé dans la mémoire d’Adrien comme dans l’esprit et l’écrit de Panaït Istrati.
Gravé aussi sur les belles planches de l’album de Jacques Baujard et Simon Géliot. Suivant un scénario et des dialogues fidèles à l’œuvre de l’écrivain, se succèdent les épisodes pittoresques et significatifs du tempérament des personnages et de l’atmosphère générale. Les teintes discrètes du souvenir (sauf, d’une manière humoristique, lorsque l’alcool aura chauffé au rouge l’esprit d’Adrien, pour qui l’environnement devient une sorte de tableau cubiste aux couleurs vives), la forme libre et maîtrisée des images, le halo des paysages, la puissance et la finesse des dialogues, tout cela traduit parfaitement l’esprit et la lettre de la nouvelle d’Istrati. Il faut voir et entendre par exemple une mémorable bagarre digne du Roman comique de Scarron, l’affût des deux personnages depuis un abri construit pour l’occasion, ou la fuite de Codine après la trahison et le meurtre de son ami Alexis, puis sa réapparition en homme des marais… Parfois une image muette (les deux silhouettes profilées de l’homme et de l’enfant, la fugue nocturne des mêmes vue à travers les barreaux écartés de la fenêtre d’Adrien, d’autres encore) vient imposer son pouvoir de suggestion.
Bien sûr, comme dans la nouvelle, c’est ici Panaït Istrati qui parle par la bouche, l’attitude et les réactions des protagonistes. Jacques Baujard et Simon Géliot se sont contentés (pour ainsi dire, car ce n’est pas une mince tâche) de mettre en images élaborées et suggestives et en formules ramassées et vibrantes cette histoire dont la soif de liberté et d’indépendance, l’amour de l’autre, la générosité et le combat contre l’injustice, le mal suprême, sont les fils conducteurs.
Jean-Pierre Longre