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  • La danse des mots, la vie des humains

    Roman, francophone, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, éditions Corti, Jean-Pierre LongreMarius Daniel Popescu, Le cri du barbeau, éditions Corti, 2025

    Parution le 4 septembre 2025

    Il y a chez Marius Daniel Popescu une générosité à la fois naturelle et illimitée. Pas seulement lorsque le « tu » qui le représente offre, dans son « pays d’ici », un repas au restaurant à un clochard puis l’invite à dormir chez lui, ou lorsque, dans son « pays de là-bas », il nourrit de friandises une dizaine d’enfants des rues puis les emmène en taxi au restaurant de la gare ; la générosité, c’est aussi celle de sa prose, qui se nourrit des moindres détails de la vie et en fait, par la magie des mots, tout un roman ; en plus, il nous dit comment il fait : « Tu frappes les touches de cette machine à écrire, tu ne regardes pas les lettres qui s’impriment sur le papier, tu te racontes à toi-même des histoires de ta vie, tu tapes vite des mots qui n’appartiennent pas à la pensée. Il est trois heures du matin, la nuit te regarde et elle te sourit, ses yeux réveillent en toi la vie sous le règne du parti unique, tu continues à raconter la mort de ton père, tu as choisi qu’un vieil homme sera le narrateur. Tu ne laisses pas de marges sur la feuille, les mots remplissent le blanc du papier jusqu’à la barrière du rouleau noir, tu passes à la ligne suivante, la nuit te suit. »

    Si l’on apprend sur le tard que le « vieil homme » omniscient qui raconte est le grand-père de « tu », celui-ci reconnaît aussi la grande autonomie des mots imprimés sur la page : « Les mots s’organisent, ils se donnent rendez-vous pour discuter de leur passé et de leur avenir, les mots se mettent ensemble, ils forment de petits groupes et des hordes de mots traversent les villages et les villes du monde, les mots parcourent nos foyers, les écoles et les entreprises, les mots marchent et ils s’envolent et ils naviguent, les mots sursautent et ils virevoltent, les mots sont en branle. » C’est ainsi que les faits se révèlent, par le pouvoir magique du verbe. Des faits qui peuvent être amusants, comme le refus d’un étalon à honorer la belle jument qu’on lui présente, et qui ne se décide que lorsqu’on a couvert celle-ci de boue ; conclusion d’un spécialiste : « La jument, elle lui paraissait trop belle pour lui ; c’est tout. »

    C’est parfois franchement drôle, mais c’est plus souvent souriant, avec une grande tendresse pour les individus croisés au fil des pages, avec lesquels les verres partagés sont autant de signes d’attachement, famille, amis ou inconnus, qui le rendent bien au narrateur – exception faite pour ceux qui se sont accaparé le pouvoir : les dirigeants et les sbires du « parti unique » dans « le pays de là-bas », auxquels ont succédé des personnages qui, sous une apparence démocratique, sont restés identiques à ceux de l’ancien régime, profitant de la corruption ambiante : « Dans ton pays de là-bas la vie est très dure à la campagne, la région de ton enfance est administrée par le parti le plus corrompu, beaucoup de gens sont partis travailler à l’étranger, ceux qui restent se débrouillent dans la vie de chaque jour, ils se disent qu’ils n’ont qu’à suivre leur sort. » Et la satire n’épargne pas non plus d’autres catégories : « Les prêtres bénissent à tour de bras des maisons, des appartements, des voitures, des écoles, des ponts, des hôpitaux, des bureaux, ils bénissent tout et n’importe quoi et ils se font payer pour cela, les prêtres gagnent beaucoup d’argent en bénissant. »

    Le cri du barbeau (le barbeau, ce poisson que tout jeune notre héros s’efforçait de pêcher avec ses copains, et qui criait véritablement lorsqu’il se faisait prendre) fait suite à La Symphonie du loup (2007) et aux Couleurs de l’hirondelle (2012), publiés aussi aux éditions Corti. Outre le style, le surgissement des souvenirs, les méandres de la vie, avec ses plaisirs et ses vicissitudes, le point commun entre les trois romans est ce que cette vie n’épargne jamais, la mort : au début du premier, la mort du père ; au début du second, celle de la mère ; au début du troisième, celle d’un grand ami resté dans le « pays de là-bas », une mort qui déclenche le va-et-vient entre là-bas (la Roumanie) et ici (la Suisse), le passé et le présent, et qui révèle les multiples facettes d’une existence pleine d’attention pour tous les humains croisés. Un beau roman qui transforme le quotidien en épopée, et dont nous avions déjà eu quelques aperçus dans le fameux journal Le Persil (voir par exemple les numéros 187 et 222-223), un beau roman qu’il convient de lire dans un même et long souffle.

    Jean-Pierre Longre

    https://editions-corti.fr

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/marius+daniel+popescu 

  • Les déchirements et les découvertes de l’exil

    Roman, francophone, Roumanie, Vintilă Horia, Ovide, éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreVintilă Horia, Dieu est né en exil, Les Éditions Noir sur Blanc, 2025

    La vie de Vintilă Horia (1915-1992) incarne d’une manière significative l’exil imposé par les forces politiques. Après l’oppression subie par le fascisme de la garde de fer et le nazisme allemand, il refusa de se compromettre avec le régime communiste et vécut dans plusieurs pays dont il adopta tour à tour la langue et la culture : l’Italie, l’Argentine, l’Espagne, la France. C’est en français qu'il publia chez Fayard son roman le plus marquant, Dieu est né en exil. Il devait recevoir le Prix Goncourt, mais cette perspective se heurta à l’opposition de plusieurs intellectuels, accusant l’auteur d’être « réactionnaire » et « ennemi du peuple » dans son pays.

    Le déchirement de l’exil y est incarné par le personnage d’Ovide, lui-même relégué aux confins du monde, à Tomis, future Constanţa. Nul doute que la thématique de l’ouvrage ne soit en lien direct avec l’expérience intime de l’auteur, qui combine, ici et ailleurs (par exemple dans Le chevalier de la résignation) la maîtrise de la langue française avec la roumanité et la réflexion sur les rapports avec l'étranger. Écrire en français sur un poète antique chassé de son environnement familier est un moyen, pour Vintilă Horia, d’exorciser la douleur inhérente à l’exil linguistique et géographique, et d’opérer une fusion entre deux cultures d’appartenance par la prise en compte personnelle du bilinguisme.

    Peu à peu, perce à travers les vers d’Ovide une évolution de ses sentiments à l’égard du pays et de ses habitants. Il fait des excursions dans l’arrière-pays et le Delta du Danube, apprend à parler le Gète et le Sarmate, écrit des vers gétiques, et reconnaît chez les gens qui l’entourent des marques des sentiments amicaux. C’est peut-être ce qui a conduit l’écrivain roumain à montrer dans son roman un Ovide souvent malheureux, mais plein d’humanité. Dans ce journal imaginaire d’Ovide à Tomes, Horia, s’inspirant des œuvres du poète latin, imagine que celui-ci, dépassant sa solitude, s’initie peu à peu, à travers ses rencontres de sages et de prêtres gètes et grecs, à une spiritualité qui lui fera découvrir une religion à la dimension du christianisme à venir. Il s’agit bien sûr d’une œuvre de fiction, mais dont les personnages et le cadre sont particulièrement attachants.

    Redécouvrir Ovide en son exil, c’est donc se replonger dans l’antiquité roumaine, qui se rattache, sous la plume de l’auteur, aux fondements historiques (par exemple les origines grecques de Tomes-Constanţa), géographiques (voir dans Les Pontiques la liste des fleuves qui se jettent dans la Mer Noire), mais aussi mythiques de l’Europe (le poète fait surgir dans ses vers, pour les mettre en relation avec sa terre d’exil, les légendes de la Toison d’Or, de Médée la magicienne, d’Iphigénie...). La terre roumaine représenta pour Ovide les confins du monde « civilisé », mais ses vers nous rappellent qu’elle est à tout point de vue l’un des berceaux de notre vieille Europe. Et Vintilă Horia contribue avec art et détermination à ce rappel.

    Jean-Pierre Longre

    www.leseditionsnoirsurblanc.fr