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nicolas cavaillès

  • Mystères et renaissance de l’onirisme

    Nouvelle, Roumanie, Dumitru Tsepeneag, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreDumitru Tsepeneag, Mise en scène, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2024

    Dans les années 1960, Dumitru Tsepeneag, avec quelques compagnons dont Leonid Dimov et Virgil Tanase, fonda à Bucarest le « groupe onirique », lieu de débat intellectuel, esthétique, littéraire se situant aux antipodes du totalitarisme pesant sur la Roumanie à cette époque. Il ne s’agissait pas de revenir aux conceptions romantiques ou surréalistes du rêve, mais de s’appuyer sur ses « critères » et son fonctionnement pour créer un nouveau réel littéraire. Les apparences du rêve, sa complexité, les retours d’images et de thèmes, les obsessions qu’il véhicule caractérisent ainsi les œuvres « oniriques », et les nouvelles rassemblées dans Mise en scène, composées à la fin des années 1960, qui n'ont pu être publiées qu’après 1989 et viennent d’être traduites en français par Nicolas Cavaillès, en sont un beau témoignage.

    Le recueil est composé de onze textes qui, s’ils sont d’inégale longueur et abordent des thèmes variés, entrent en résonance les uns les autres grâce à une écriture portée par les caractéristiques structurelles du rêve et de ses apparences absurdes. Construire une montagne infinie de chaises ou creuser des fosses insondables, se laisser accaparer brutalement par une sorte de secte ou faire difficilement monter un âne dans un camion pour fuir avec lui, laisser pleurer un être étrange enfermé dans une armoire ou accueillir un petit homme grelottant de peur et de froid, se confronter à de multiples miroirs que l’on voudrait briser comme pour occulter l’image de soi ou partir dans un bateau en papier sur une « mer de sang », emmener une foule disparate sur un miroir piégé ou laisser un bel homme se faire étouffer par des serpents… Quelques mots ne suffisent évidemment pas à donner une image fidèle de la forme, du fond et de la dimension de ces textes.

    Reste la longue nouvelle centrale, celle qui donne son titre au recueil, un titre annonçant une plongée dans le théâtre. Oui, le théâtre est bien là, donnant à la nouvelle une dimension scénique, avec des personnages, un auteur – metteur en scène, un va-et-vient entre le « réel » du récit et celui de la scène qui souvent se confondent, sans que l’on sache toujours ce qui relève de la réalité et de la fiction narratives, ce qui relève de la vérité et du mensonge, du « Theatrum mundi » et de la « mise en scène », de la présence de l’Auteur et de l’imposture. « Soit dit entre nous, tout ça, tous ces trucages, c’est bon pour le théâtre, ou pour le cinéma, encore mieux, mais ça n’a rien à voir avec la réalité. Des trucages ! […] Tout est fondé sur la suggestion. Vous comprenez, camarade colonel… Voilà le théâtre moderne : une métaphore incarnée puis commentée, destruction de la rampe, des coulisses… Une révolution complète ! » Antithèse du « réalisme socialiste », le récit / théâtre en profite pour d’adonner, en toute lucidité, à la satire profonde et métaphorique d’un régime fondé sur le mensonge et de ses sbires, ainsi qu’à une reprise parodique de la mort et de la résurrection du Christ, « l’Auteur » cloué sur sa chaise puis réapparaissant sous l’aspect du « Milicien » acclamé par le public… 

    Cette publication de textes anciens ajoute une étape importante au cheminement de l’un des plus importants écrivains roumains (ou franco-roumains) contemporains, et pus généralement à la puissance onirique de la littérature.

    Jean-Pierre Longre

    www.pol-editeur.com

  • Les guenilles de la vie

    Poésie, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions Marguerite Waknine, Jean-Pierre LongreConstantin Acosmei, Le Jouet du mort, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Marguerite Waknine, coll. Les cahiers de curiosités, 2024

    L’unique recueil de Constantin Acosmei est en fait un livre pluriel. D’abord par sa composition : encadrées par deux sonnets en -x, rappels élaborés, malicieux et troublants de Mallarmé (saluons au passage la tâche du traducteur), cinq sections en vers ou en prose (les poèmes en vers généralement entre parenthèses, comme pour en marquer le caractère passager ou décalé, comme pour en faire humblement de simples remarques marginales), cinq sections dont les points communs seraient l’ironie frisant le sarcasme, l’absurde cheminant vers le désespoir, l’onirisme confinant au cauchemar, l’ignorance sœur de l’impuissance…

    C’est dans les scènes de la vie quotidienne que le poète puise son inspiration, en extirpant à plusieurs reprises le « taedium vitae », cette lassitude proche du « dor » roumain ; une vie quotidienne dont l’évocation penche le plus souvent vers ce qu’elle a de dérisoire et de sordide, une vie où une mèche de cheveux est forcément « sale », où les ressorts d’un lit sont forcément « cassés », où la gnôle est forcément « éventée », où l’on boit de « l’âcre vinasse », où les corps suintent de fluides – bave, morve, larmes, excréments… –, où l’on joue avec des os (« le jouet du mort »). L’amour n’est pas absent du recueil, mais il reste abstrait ou soustrait : « j’écoute mon cœur / palpiter et je m’imagine / être amoureux » ; et lorsque la nature est là, elle contient la mort (une « charogne » dans un jardin, une poule à égorger…).

    La poésie d’un quotidien vu d’un côté morbide n’exclut pas la présence, voire la nécessité d’une lumière, pourtant éphémère (« l’une après l’autre s’éteignent les poésies / écrites à la lumière du réchaud »), et la section en prose intitulée « Relations » semble tranquillement raconter des scènes tirées des trois âges successifs de la vie, enfance, maturité, vieillesse. Les anecdotes relatées ont l’apparence, simultanément, du réalisme et du rêve. À quoi s’en tenir ? L’onirisme tourne à la bizarrerie teintée d’un absurde que ne renieraient pas Urmuz ou Ionesco. La mort est toujours là, mais pas plus redoutée que la vie, si l’on en croit certains textes comme « je ne crains pas la mort » ou « palinodie » : « je ne suis pas curieux de vivre / ni de mourir ». Et si cela arrive, « qui sait quel avenir lumineux / on pourra lire dans mes viscères ». Voilà l’enjeu de la mort.

    Jean-Pierre Longre

    http://margueritewaknine.free.fr/entree.htm

  • Mémoire d’esclaves

    Théâtre, Roumanie, Alina Şerban, Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreAlina Şerban, La Grande Honte, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, 2024

    Magda a de l’ambition. Elle, la jeune orpheline rom, projette d’écrire un mémoire de master sur l’esclavage des Roms, qui dans son pays a été aboli tardivement, au milieu de XIXe siècle, grâce à l’activisme de Mihai Kogălniceanu, à la volonté des princes régnants Sturza et Ghica, et malgré les fortes réticences de l’Église et des boyards. Tout cela, Magda l’insérera sous forme de montage théâtral dans son étude historique.

    Cela n’aura pas été sans difficultés, tant le sort des Roms est le plus souvent passé sous silence jusque dans le monde universitaire roumain, réservé aux « gens compétents et compétitifs ». À tel point que certains Roms parfaitement insérés dans le « milieu académique » restent marqués d’une façon indélébile, comme en témoigne le cri du cœur d’Elena, la fille d’Oprea, Rom devenue éminente universitaire : « En quoi ça t’a aidée, d’être une Rom impeccable ? T’as eu beau être la meilleure étudiante, la meilleure prof, dans le fond, tous, ils t’ont toujours dit et redit : « Casse-toi, la Tsigane. » Tu ne vois vraiment pas ça ? Tu peux bien parler de la plus belle des manières, tu peux t’élever plus haut que tout le monde, mais, à la première erreur, tu redeviens une noiraude comme les autres. » De même, sur un ton bien différent, pour Matei, « frère » de Magda devenu diacre, puis prêtre, mais humilié par les paroissiens, qui ne veulent pas d’une « prêtre tsigane ! » « Si les gens ne veulent pas de moi, c’est peut-être que ça doit être comme ça, peut-être qu’il faudrait que je… Tu comprends, après la rage que j’ai ressentie sur le moment, je me suis posé des questions, je me demande si je suis digne d’officier. Peut-être que je ne suis pas digne de servir le Seigneur… »

    Jeune Rom mettant es scène une jeune Rom qui va elle-même mettre en scène l’histoire de l’esclavage de son peuple, Alina Şerban met en abîme avec grand art et grande efficacité le genre théâtral, faisant alterner les confidences personnelles et les scènes collectives, ainsi que les registres de l’émotion, de la résignation, de la colère, de la révolte, pour aboutir à une parole officielle qui pourrait procurer une belle satisfaction : « Le conseil administratif du pays décrète, exalté, le jour du 20 février 1856 comme la plus belle page jamais écrite dans l’histoire du progrès du peuple roumain. Cet acte d’abolition de l’esclavage constitue un jour de solennité publique. Il sera célébré chaque année jusqu’à la fin des temps. » Même si on mesure le caractère utopique de cette proclamation, qui ne règle pas les problèmes relationnels avec les Roms, ni l’ignorance qui pèse sur le passé de « toutes ces âmes dont personne ne parle plus », la mise à la disposition d’un public mêlé de cette mémoire d’esclaves ne peut que donner une chance à la compréhension fraternelle.

    Jean-Pierre Longre

    https://parlatges.org

  • Un « écrivain total »

    Essai, poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Nicolas Cavaillès, Arfuyen, Jean-Pierre LongreAinsi parlait / Aşa grăit-a Mihai Eminescu, dits et maximes de vie choisis et traduits du roumain par Nicolas Cavaillès, édition bilingue, Arfuyen, 2024

    De Mihai Eminescu, le grand public amateur connaît surtout la poésie fulgurante et désespérée, nourrie du fameux « dor » roumain, « sentiment douloureux et profond », rêve et regret à la fois ; il sait moins, ce grand public, que le chantre de « Luceăfarul », Lucifer le « porteur de lumière », est surtout un « écrivain total ». Nicolas Cavaillès, dans sa présentation au titre prometteur (« Un joyau de la littérature universelle »), explique parfaitement comment « cette étoile devint un phénomène culturel essentiel et incontournable en Roumanie et en Moldavie » ; à la fois « poète maudit » mort trop tôt, « écrivain prolifique et polygraphe », il est une figure encore trop méconnue des lecteurs francophones.

    Essai, poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Nicolas Cavaillès, Arfuyen, Jean-Pierre LongreLes morceaux ici choisis et dûment référencés à la fin du volume sont une excellente approche de l’universalité des préoccupations, du style et du génie d’Eminescu. Vers ou prose, ces brefs fragments abordent, dans le style ramassé de l’aphorisme, tous les thèmes qui fondent la littérature et la philosophie, l’existence et l’essence. « Qu’est-ce à la fin que l’amour ? Du rêve et des apparences, / Des habits étincelants dont revêtir les souffrances. » Évidemment, l’art et la poésie sont mis en avant, car « Un homme médiocre pourra faire un grand politicien, dans certaines circonstances, mais il ne deviendra jamais un grand poète, sous aucune circonstance. » – et le propos satirique alterne ou se marie avec l’expression du désespoir : « Rien ne démoralise plus un peuple que de voir ériger la nullité et le manque de culture au titre de mérites. » Le poète peut-il réunir tous les états d’esprit ? Réponse : « L’homme mélancolique pleure, l’homme joyeux rit, tandis que celui qui est né avec un caractère inaltérable et des prédispositions au scepticisme sifflote. » Et, pas complètement inattendu : « Comme une sorte de refuge face aux nombreux inconvénients de la vie, Dieu dans sa haute bienveillance a donné à l’être humain le rire, avec toute sa gamme, depuis le sourire ironique jusqu’à l’éclat homérique. »

    Oui, l’ « écrivain total », qui, nous dit Nicolas Cavaillès, « n’aura pas connu l’union avec son contraire, principe originel de la vie humaine », est pourtant une « étoile paradoxale ». Pour le poète, « les antithèses sont la vie », et « on ne peut élever une butte sans engendrer à côté une fosse ». Eminescu, poète pessimiste par-dessus tout et malgré tout, hanté par le malheur et par la mort qui l’emportera très tôt, « grand esprit » pour qui « tout est problème » (selon ses propres mots), est aussi celui qui nous révèle « l’infinité du temps ».

    Jean-Pierre Longre

    https://editionsarfuyen.com

  • Dans l’intimité du penseur

    : Correspondance, Cioran, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024

    Le 29 avril 1974, Cioran écrit à son ami d’enfance Bucur Țincu : « Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue : libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. » Un an plus tard (dans le volume, une page plus loin), à un autre ami, Arşavir Acterian : « Ma vie continue avec les inévitables ennuis dont je ne cesse de me plaindre. Je vois trop de monde. Je perds mon temps en conversations, en palabres, car les cinq continents s’étant donné rendez-vous dans cette ville, je dois, comme tout un chacun, en subir les conséquences. J’estime béni le jour sans visite. » Qu’en déduire ? Ce que l’on a déjà remarqué à la lecture des œuvres de l’auteur : adepte d’une écriture fragmentaire, il cultive le paradoxe – et ici il le fait jusque dans ses impressions intimes, qui n’échappent pas aux « flottements continuels ». La « manie épistolaire » est un terrain idéal pour cela.

    Dès les premières lettres, alors qu’il est encore tout jeune, se signale comme en germe ce qui caractérisera Cioran et son œuvre : l’expression des tourments et de la douleur, l’aveu d’un narcissisme qui pourtant peut s’inscrire dans une vision collective : « Devant le destin individuel les formes historiques et politiques n’arrivent à rien. Hitlérisme ou communisme, les gens souffrent de la même manière et meurent de la même manière. Le destin, l’irréparable intérieur, voilà à quoi tout se réduit. » (1933). De même l’opposition entre l’esprit roumain, son « subjectivisme malheureux », et l’esprit français : « La France est le pseudonyme de l’intelligence. » D’où, entre autres raisons, l’adoption de la langue française : « Quoique le français soit ardu, je l’ai adopté, ne fût-ce que pour les difficultés que j’y rencontre : je n’écrirai plus jamais en roumain. » (1947), cela même en l’absence d’illusions : « Je ne serai écrivain dans aucune langue. Mon malheur est d’avoir cru que l’âme est tout, alors que les mots sont les véritables dieux. » (même lettre).

    Ce choix de lettres (traduites du roumain pour les premières et plusieurs adressées à la famille ou à certains amis, quelques autres traduites de l’allemand, la plupart écrites directement en français) nous fait parcourir l’existence intime de Cioran entre ses 19 ans et ses 80 ans, avec ses fluctuations, ses évolutions (en amitié, en politique), ses difficultés matérielles et financières, ses maladies, ses rapports avec sa famille, ses sentiments, un ultime amour pour une admiratrice allemande, un surprenant engouement pour les travaux campagnards (« Rien ne me comble autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. »). Et bien sûr nous rencontrons ses amis (Bucur Țincu, Arşavir Acterian et sa sœur Jeni, Armel Guerne, Mircea Eliade…) et nous croisons des écrivains comme Eugène Ionesco, Benjamin Fondane, çà et là Flaubert, Valéry, Beckett et tant d’autres, sans parler des philosophes du passé et du présent. Même si les livres de Cioran laissent entrevoir des pans importants de sa personnalité, ces lettres, judicieusement choisies par Nicolas Cavaillès, révèlent la personne de l’auteur, son isolement farouche et ses compromis avec la société, ses aveux et ses vérités. Dans un style toujours impeccable, parfois délicieusement classique (voir par exemple l’expression « un livre de ma façon »), un apport majeur non seulement à la connaissance de l’homme, mais aussi à la compréhension de son œuvre.

    Jean-Pierre Longre

    www.gallimard.fr

  • Complexes destinées

    Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022

    Letitia voudrait récupérer des biens immobiliers familiaux que le pouvoir communiste avait confisqués. Installée en France avec son mari Petru, ancien journaliste à Radio Free Europe, elle fait pour cela des voyages successifs à Bucarest, retrouvant des amis et de la famille, confrontant ses souvenirs à la réalité présente. Voilà le fil conducteur, le prétexte narratif d’un roman dans lequel on retrouve la protagoniste déjà présente dans les deux précédents (Vienne le jour, Situation provisoire), elle-même cherchant à publier ce qu’elle assume comme une « autofiction ».

    On l’a connue jeune étudiante en proie aux difficultés matérielles et morales des années 1950-1960 dans ce pays, puis adulte, cherchant à oublier les contraintes de la vie conjugale et professionnelle, ainsi que les risques politiques, dans une relation amoureuse un peu compliquée… On la découvre maintenant retirée dans une bourgade française, dont elle quitte périodiquement la tranquillité pour se retrouver dans une Roumanie qui, toujours marquée par son passé, a ingurgité les ressorts et les compromissions du capitalisme débridé. Certes, il y a eu la « révolution », dont ses amis Morar, comme d’autres, déplorent la confiscation par les anciens apparatchiks et « sécuristes », et la parole et les déplacements – à condition qu’on en ait les moyens – y sont libres ; d’ailleurs, ceux qui le peuvent ne se privent pas d’aller travailler ou étudier à l’étranger, avec l’espoir d’en revenir mieux lotis (comme ceux qui, jetant une pièce dans la fontaine de Trevi, font le vœu de revenir à Rome). Les souvenirs personnels (amours, famille, amitiés) de Letitia se mêlent aux retours sur un passé collectif auquel le présent renvoie sans cesse, colorant les destinées des espoirs et des désespoirs qui en résultent, ces destinées qui se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît, car tout n’y est jamais tout blanc ou complètement noir.

    L’œuvre de Gabriela Adameşteanu n’est pas seulement narrative. Comme dans les fresques épiques, elle campe des atmosphères aussi diverses que le sont les époques décrites, les rues de Bucarest (l’allée Teilor ou les avenues grouillantes) et les maisons de l’allée des Tilleuls, en Touraine (en une évocation digne de Du Bellay), bien d'autres lieux encore, intimes ou publics, familiaux ou professionnels… La multiplicité des événements, les grandes disputes politiques, le foisonnement des personnages (tel que leur triple liste finale est d’une grande utilité), le fond de réalité historique sur lequel ils s’impriment en relief, l’ensemble est d’une écrivaine en pleine maturité de son art, dans la lignée de Balzac, d’un Balzac qui s’exprimerait à la première personne et qui se poserait des questions sur l’ambiguïté de son personnage : « Cette femme que Sorin observe bizarrement, l’esprit ailleurs, est-ce bien moi ? ou le personnage de mon livre ? Est-ce de ma vie que je me souviens, ou bien de celle que j’ai imaginée, à partir de la vraie ? » Disons-le : ce genre de livre, fruit d’un talent et d’un travail littéraires qui n’ont pas leur pareil, ne peut être traduit que par un écrivain, et c’est bien le cas. Nicolas Cavaillès a compris comment entrer et faire entrer les lecteurs dans le monde de Gabriela Adameşteanu, dont l’œuvre entre elle-même largement dans le patrimoine littéraire d’aujourd’hui.

    Jean-Pierre Longre

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  • Quelques parutions récentes

    Roman, Histoire, Dictionnaire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Christine Colonna-Cesari, Smaranda Lupu, Gallimard, éditions PiatnitsaGabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, “Du monde entier », 2022

    « Depuis longtemps installée en France, Letitia rentre régulièrement à Bucarest pour tenter de récupérer un héritage confisqué par le régime communiste. Ces voyages dans son pays natal sont autant d’occasions de replonger dans son passé. Le temps d’une journée en ville, lui reviennent par bribes les souvenirs, collectifs et intimes, de ces trente dernières années. Que reste-t-il de l’amour clandestin qui la liait à Sorin, et face à quel choix cet homme l’a-t-il laissée ? Leur séparation l’a poussée du côté des exilés. Avec la maturité de l’âge, elle sonde les différences entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, repense à ses rêves dont un au moins ne l’a pas quittée : transformer sa vie en roman.
    Placé sous le signe de la sagesse et de l’acceptation de soi, Fontaine de Trevi dresse la chronique de cinquante ans d’histoire roumaine à travers l’introspection bouleversante d’une héroïne lucide. Sensible et poignant, ce livre confirme Gabriela Adameşteanu comme une grande voix de la Roumanie d’aujourd’hui. »

    www.gallimard.fr

     

    Roman, Histoire, Dictionnaire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Christine Colonna-Cesari, Smaranda Lupu, Gallimard, éditions PiatnitsaChristine Colonna-Cesari, Maruca Cantacuzino Enesco Princesse rebelle, Editions Piatnitsa

    « La princesse Maria Cantacuzino (1878-1968), connue sous le nom de Maruca, fut célèbre pour sa beauté, son intelligence, son originalité, son caractère entier et indépendant. Née dans cette Moldavie roumaine de la fin du 19ème siècle, où la culture et l’hospitalité des boyards font loi, Maruca deviendra la princesse la plus riche de Roumanie en faisant un mariage d’amour avec le prince Mihai Cantacuzino, puis en secondes noces, la muse et l’épouse passionnée, du plus grand musicien et compositeur roumain Georges Enesco, dont elle partageait l’idéal de liberté. Elle fut aussi l’amie des reines de Roumanie, Elisabeth et Marie. Aller à sa rencontre, c’est découvrir une princesse vibrante et surdouée, née à l’aube de la Belle Epoque, qui traversa les tourments de l’histoire avec courage, un niveau de conscience élevé et un regard lucide, qui la rendent très présente, humaine et contemporaine. »

    « Christine Colonna-Cesari est auteur, éditeur, lauréate de 4 Prix littéraires. Elle est l’auteur de : Ils sont fous ces Roumains ! Prix Renaissance 2021, de l’Académie Poétique et Littéraire de Provence. Elle vit à Bucarest depuis 2018. Elle fait ici, revivre Maruca dans toute sa sensibilité et sa complexité. Ce livre est aussi un voyage inhabituel au cœur d’une époque à la découverte de personnages historiques ressuscités avec talent. »

    Editions Piatnitsa. Direction : Strada Roma 40. Secteur 1. 011774 Bucarest. Siège social: 16 Boulevard Saint-Germain.75005 Paris. Sur commande, chez tous les bons libraires de proximité.

    http://www.editionspiatnitsa.com

     

    Roman, Histoire, Dictionnaire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Christine Colonna-Cesari, Smaranda Lupu, Gallimard, éditions PiatnitsaSmaranda Lupu, Dictionnaire des 100 mots roumains les plus fréquents, 2022

    « Apprenez le roumain avec la Méthode des 100 mots, une approche innovante et incontournable. Les 100 mots roumains les plus fréquents couvrent plus de 50% de la langue active ! Ils sont illustrés par 1001 exemples d’usage courant, partie intégrante de la méthode. Ce que vous trouverez dans cet ouvrage : la prononciation pour tous les exemples, un graphisme en couleurs, avec de nombreuses images et illustrations, pour accompagner et faciliter la lecture, des liens et des renvois afin d’établir des connexions entre les mots et de naviguer avec aisance, des rubriques de pièges et astuces. »

    https://nouveautes-editeurs.bnf.fr/annonces.html?id_declaration=10000000793347&titre_livre=Dictionnaire_des_100_mots_roumains_les_plus_fr%C3%A9quents

  • Quelques parutions récentes

    Essai, Théâtre, Roman, Roumanie, Norman Manea, Nicolas Véron, Odile Serre, Olivier Guez, Nicoleta Esinencu, Nicolas Cavaillès, Oana Lohan, Florina Ilis, Marily Le Nir, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, Points, L’Arche, Les éditions du chemin de fer, Éditions des Syrtes, Le Matricule des anges.Norman Manea, Le retour du hooligan, traduit du roumain par Nicolas Véron et Odile Serre, préface d’Olivier Guez, Points, 2021

    "Qu'est-ce qu'un hooligan ? Un déraciné, un non-aligné, un marginal ? Un exilé ?"

    « L’exil a duré dix ans. Norman Manea revient dans sa Roumanie natale où le communisme s'est effondré, mais où rien n'a vraiment changé. Entre réalité et fiction, le souvenir affleure : sa mère est morte, le communisme s’est effondré et les fantômes du passé voilent son regard. Reste la douleur lancinante d’avoir fui sa patrie véritable : sa langue maternelle.

    Né en 1936 à Bucovine, Norman Manea s'est exilé aux États-Unis en 1987. Auteur d'une dizaine de romans, il est l'écrivain roumain contemporain le plus traduit. Le Retour du hooligan a reçu le prix Médicis étranger 2006. »

     

    Essai, Théâtre, Roman, Roumanie, Norman Manea, Nicolas Véron, Odile Serre, Olivier Guez, Nicoleta Esinencu, Nicolas Cavaillès, Oana Lohan, Florina Ilis, Marily Le Nir, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, Points, L’Arche, Les éditions du chemin de fer, Éditions des Syrtes, Le Matricule des anges.Nicoleta Esinencu, L'Évangile selon Marie – Trilogie, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, L’Arche, 2021

    « Au commencement était le Verbe

    Et l’homme accapara le Verbe...

    Et l’homme dit à la femme de se taire. »

    « L’Évangile selon MarieL’Apocalypse selon Lilith et L’Arche de Noréa célèbrent la parole de la Femme, libérée des violences subies au sein des sociétés patriarcales. Une nouvelle Bible s’écrit au travers de trois dissidentes : Marie Madeleine, Lilith et Noréa. Animée d’un souffle poétique libérateur, cette trilogie mêle souvenirs d’enfance, détournement de prières traditionnelles, et récits de femmes de différentes générations, classes et cultures. Dans cette nouvelle liturgie, Nicoleta Esinencu abat les piliers des civilisations occidentales essoufflées, en faveur d’une reconstruction du monde au féminin.

    Ce recueil est composé des textes suivants :

    • L'Évangile selon Marie (Evanghelia după Maria, traduction Nicolas Cavaillès)
    • L'Apocalypse selon Lilith (Apocalipsa după Lilith, traduction Nicolas Cavaillès)
    • L'Arche de Noréa (Arca Noreei, traduction Nicolas Cavaillès). »

     

     

    Essai, Théâtre, Roman, Roumanie, Norman Manea, Nicolas Véron, Odile Serre, Olivier Guez, Nicoleta Esinencu, Nicolas Cavaillès, Oana Lohan, Florina Ilis, Marily Le Nir, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, Points, L’Arche, Les éditions du chemin de fer, Éditions des Syrtes, Le Matricule des anges.Oana Lohan, Mars violet, Les éditions du chemin de fer, 2021

    “Se barrer à vingt ans d’un pays qui sort d’une dictature atroce et ouvre ses frontières, rien d’étonnant là-dedans. Franchement ça a été la première chose réellement bandante qu’elle ait faite depuis sa naissance. Ou presque.”

    « Mars Violet est un roman total, un roman monstre. Oana Lohan, met tout ce qui fait sa vie, son éducation, la révolution, les blessures et les deuils, la fuite, l’exil ou le retour, les amours et les errances dans ce texte furieusement intime et complètement rock.

    Le pivot du livre, c’est une nuit de décembre 89 aujourd’hui entrée dans l’histoire, le soir où les Ceausescu vont tomber, le jour où la Roumanie communiste va finir, pour entrer tout à trac dans le magma du capitalisme sauvage. Mais cette Histoire avec un H majuscule a une tout autre saveur quand elle est vécue au ras des événements, quand elle est racontée à chaud par une jeune fille un peu bizarre et son groupe d’amis, partis à la recherche d’un des leurs disparu, eux-mêmes égarés dans les circonvolutions d’une nuit de révolution qui mêle la panique à l’exaltation, l’incompréhension à l’inquiétude.

    Oana Lohan tisse une toile narrative complexe où se croisent des souvenirs d’enfance, ceux de la Roumanie communiste dans laquelle elle a grandi, des souvenirs plus intimes ou formateurs, ceux de l’Europe postcommuniste où elle a poursuivi sa voie et sa soif d’expérience de la fin des années 80 à nos jours. On y croise une foule de personnages décrits en touches de couleurs vives qui dresse, au-delà du portrait autobiographique, le portrait intime et déjanté d’un pays aujourd’hui disparu, la Roumanie d’avant 89.

    Ce roman est un alcool fort que l’on déguste en gorgées avides »

     

    Essai, Théâtre, Roman, Roumanie, Norman Manea, Nicolas Véron, Odile Serre, Olivier Guez, Nicoleta Esinencu, Nicolas Cavaillès, Oana Lohan, Florina Ilis, Marily Le Nir, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, Points, L’Arche, Les éditions du chemin de fer, Éditions des Syrtes, Le Matricule des anges.Florina Ilis, Le livre des nombres, traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 2021

    « Le Livre des nombres est un roman monumental, à la fois fresque historique, saga familiale et monographie d’un village d’Europe centrale. Il embrasse un siècle de l’histoire mouvementée de la Transylvanie, ballottée entre l’Empire austro-hongrois, la Hongrie puis la Roumanie, tragiquement secouée par l’instauration du régime communiste.

    Le lecteur est plongé dans l’entreprise d’un auteur qui tente d’écrire la chronique de sa famille. Il s’y emploie en interrogeant ses proches, en feuilletant des albums de photographies, en fouillant dans les archives de la police secrète, en lisant des Mémoires ou en écoutant des bandes magnétiques ; mais aussi en faisant appel à son imaginaire capable de toutes les transgressions. Peu à peu, devant ses yeux, se tisse ainsi l’épopée de deux familles apparentées, sur quatre générations, qui trouve des échos incessants dans le présent. Grâce à une construction littéraire magistrale, les disparus se racontent autant que les survivants ou leurs descendants. Et leur parole recompose la mémoire collective et un arbre généalogique séculaire, bien ancré dans la terre, dont les branches déploient des noms que l’Histoire n’a pas retenus.

    Née en 1968, Florina Ilis est sans doute l’écrivaine la plus douée de sa génération et l’une des grandes plumes de littérature roumaine contemporaine. Elle débute en 2000 avec un recueil de haïkus, mélange de poésie et de calligraphie.
    En 2010 paraît en français La Croisade des enfants et en 2015, Les Vies parallèles.
    Outre le prix Courrier international du meilleur roman étranger 2010 pour La Croisade des enfants, elle est lauréate de nombreux prix littéraires roumains et internationaux. »

     

    Le Matricule des anges (« le mensuel de la littérature contemporaine ») n° 223, mai 2021, contient plusieurs articles sur des livres roumains ou franco-roumains : L'Évangile selon Marie de Nicoleta Esinencu, Mars violet d’Oana Lohan, Le livre des nombres de Florina Ilis, Solénoïde de Mircea Cărtărescu, traduit par Laure Hinckel, réédité chez Points (http://jplongre.hautetfort.com/archive/2019/12/12/tout-est-reel-toujours-6197393.html#more).

  • Un monstre angélique

    Roman, essai, Roumanie, Matei Calinescu, Nicolas Cavaillès, Thomas Pavel, Scari Kaiser, Circé, Jean-Pierre LongreMatei Calinescu, La Vie et les opinions de Zacharias Lichter, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Thomas Pavel traduite de l’anglais par Scari Kaiser, Circé, 2020

    Universitaire, critique et essayiste de renom, Matei Calinescu (1934-2009) a publié un seul roman en 1969, La Vie et les opinions de Zacharias Lichter. Un roman ? Certes, l’auteur manie à merveille l’art du récit, relatant avec maints détails alertes tel épisode de la jeunesse de son héros en voyage à la mer, ou telle relation de voisinage avec une vieille femme mourante ; à merveille aussi, l’art du portrait pittoresque : ceux par exemple du « seul ami essentiel de Zacharias Lichter », Leopold Nacht (les deux font la paire, lumière et nuit), du mathématicien W. « l’œil pétillant, gorgé d’une effervescence destinée, semble-t-il, à accroître la mobilité en tout cas extraordinaire de toute sa physionomie », et bien sûr celui de Zacharias lui-même, qui inaugure le roman, et qui plante un personnage à « l’aspect misérable de mendiant en haillons », au « comportement insolite », « mélange énigmatique d’angélique et de monstrueux », parlant « comme un torrent »…

    Mais voilà un roman qui, plus qu’il ne narre des anecdotes, manie en brefs chapitres les concepts de toutes sortes : la bêtise, l’imagination, la pauvreté, la richesse, l’enfance, la vieillesse, la maladie, la mort, l’innocence, la culpabilité, l’amour, l’amitié, le masque, le mensonge, le courage, la timidité etc. Rien de banal dans ce catalogue d’idées, bien au contraire. Pour Zacharias Lichter, qui tient de Job et de Diogène et qui revendique « sa condition de clown ironique », « tous les hommes sont des clowns […] mais peu d’entre eux ont la révélation métaphysique de cette condition. Parmi les clowns lucides, il en est peu qui aient la vocation spirituelle de la folie ». Notre héros manie avec une remarquable dextérité l’art du paradoxe (car « l’acte de connaissance authentique s’achève toujours dans le paradoxe et dans le mystère », et « l’homme pressé […] fait du sur place »), et même de l’oxymore : l’un des poèmes qui ponctuent le texte (un poème d’ailleurs ramassé dans une poubelle par le biographe de Zacharias) est fondé sur cette figure : « Si distante la proximité / si claire l’obscurité / si simples les méandres / divine grandeur du petit / divine petitesse du grand… ».

    Notre « fou sacré », notre monstre angélique d’ironie, qui dénonce à l’envi le « vampirisme de la lucidité », le narcissisme des mathématiques, « la dialectique de la suavisation », le mensonge du langage ou l’erreur du suicide, et qui souligne le rôle primordial de l’interrogation sans réponse, est aussi bien moraliste que poète. Le recours à l’absurde (comparable à celui d’Urmuz, de Ionesco ou de Beckett) se double d’un talent poétique à la Lautréamont. Mais ce ne sont que des comparaisons, et la parodie n’est pas loin. La pureté de la révolte, la flamme de la folie passant par « l’abîme de la perplexité », voilà ce que nous enseigne avec originalité  Zacharias Lichter, via l’écriture romanesque de Matei Calinescu.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-circe.fr

  • « Il n’est de solution à rien »

    Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Divagations, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, 2019

    Débusqué à Paris (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), cet ensemble d’écrits, qui « date vraisemblablement de 1945 », selon Nicolas Cavaillès, est l’une des dernières œuvres rédigées par Cioran dans sa langue maternelle, avec d’autres « Divagations », publiées en 1949, ainsi que Fenêtre sur le Rien (voir ci-dessous). Ensuite, ce sera Précis de décomposition puis les autres grands textes écrits en français et publiés dans les Œuvres (Gallimard /Pléiade).

    Cioran est adepte du fragment, et ce volume resté à l’état de brouillon lui permet, en pratiquant la brièveté, de s’exprimer en toute liberté, quitte à se contredire parfois – mais le paradoxe est l’une de ses figures favorites (voir : « Entre une affirmation et une négation, il n’y a qu’une différence d’honorabilité. Sur le plan logique comme sur le plan affectif, elles sont interchangeables. »). La brièveté va de pair avec le sens aigu de la formule tendant vers la perfection : « Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre. » ; et quoi qu’il en soit, « il n’est de solution à rien ». Ce qui n’empêche pas qu’on surprenne ce sceptique absolu à explorer le versant poétique (bien que sombre) du monde en prenant part « aux funérailles indéfinies de la lumière » et à « la cérémonie finale du soleil », ou en découvrant « un sonnet indéchiffrable » dans « l’harmonie de l’univers ».

    Bref (c’est le cas de l’écrire), les grands thèmes de la philosophie et de la morale cioraniennes se succèdent en ordre aléatoire au fil des pages : la vie (qui n’a « aucun sens », mais « nous vivons comme si elle en avait un »), la mort, Dieu (qui reste à « réaliser »), la révolte (« vaine », mais « la rébellion est un signe de vitalité »), la douleur, la solitude, la tristesse (engendrée notamment par « la pourriture secrète des organes »), cette tristesse inséparable du « dor » roumain, langueur, nostalgie, « ennui profond » de l’inoccupation – tout cela, que l’on pourrait énumérer en maintes citations, est à peine, parfois, adouci par l’idée d’un sursis : celui, par exemple, de l’amour, « notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité », ou de la musique, capable de « nous consoler d’une terre impossible et d’un ciel désert », « la musique – mensonge sublime de toutes les impossibilités de vivre ».

    Gardons donc l’espoir – en particulier celui de continuer à lire Cioran : il a beau être « en proie au vieux démon philosophique », gardons-le précieusement, brouillon ou pas, inachèvement ou non, roumain ou français, comme un inimitable écrivain.

    Jean-Pierre Longre

     

    Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreSimultanément, paraît chez le même éditeur un autre ouvrage de Cioran :

    Fenêtre sur le rien, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard Arcades, 2019

    Présentation de l’éditeur :

    Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière œuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères. Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais. Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...

     

    www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Arcades

    www.gallimard.fr

  • L'engagement de l’écrivain face à la complexité de l’histoire

    Autobiographie, Histoire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019

    « Ce livre parle de moi, mais en l’écrivant j’espère bien que d’autres se reconnaîtront dans mes expériences, dans ce qu’il m’a été donné de vivre. ». La lecture de l’ouvrage nous montre, en effet, comment une écriture particulière peut largement transcender l’autobiographie, le récit personnel, pour offrir une vision à la fois générale et précise, une véritable somme historique, politique, sociologique, tout en ménageant l’intérêt narratif. Car le récit de ces « années romantiques » (expression à prendre sans doute avec un sourire de lucidité), de ces années qui ont accompagné et suivi ce que d’aucuns appellent « révolution », que Gabriela Adameşteanu, avec beaucoup d’autres, qualifie de « coup d’État », ce récit, donc, tient aussi bien de la littérature que de l’essai.

    De nombreux fils tissent le texte, certains plus serrés que les autres. Cela commence par l’invitation faite à l’auteure par l’« International Writing Program » pour une résidence à Iowa City, quelques semaines au cours desquelles s’ouvre à elle cette Amérique dont elle ne rêvait pas vraiment (la France l’attirait plus), mais des semaines qui lui permettront, en particulier, d’interviewer à Chicago le dissident et disciple de Mircea Eliade Ioan Petru Culianu, réfugié aux USA après maintes tribulations, esprit particulièrement vif et réfléchi, homme d’une grande culture, qui mourra étrangement assassiné quelques semaines après cet entretien, non sans avoir fait découvrir à l’auteure et aux personnes qui le liront dans le journal d’opposition 22 le rôle meurtrier des manipulations du KGB, de la Securitate et des dirigeants communistes roumains dans un « scénario » destiné à chasser Ceauşescu, fin 1989, en faisant croire à une révolution populaire.

    Autres fils conducteurs : l’accident survenu en février 1991 dans le Maramureş, en compagnie d’Emil Constantinescu (futur président d’« alternance » en 1996), accident qui vaudra à l’auteure de rester alitée plusieurs mois et de laisser libre cours à ses réflexions et à ses doutes ; le travail acharné pour l’organe du G.D.S. (« Groupe pour le dialogue social »), le journal 22, qu’elle a dirigé de 1991 à 2005 ; et, liée à cela, la contestation de la prise du pouvoir par Ion Iliescu, Petre Roman et quelques autres anciens dirigeants du parti communiste roumain – ce qui l’a conduite, comme la plupart des écrivains de l’époque, à laisser de côté la création : « Jusqu’en l’an 2000, environ, je n’ai plus écrit ni lu de prose : seulement la presse, roumaine ou étrangère, et des livres se rapportant de près ou de loin au journalisme. Quand j’échappais à l’obsession du journal, d’ordinaire pendant de courts voyages qui me conduisaient à des séminaires de presse, je prenais, sans projet précis, des notes, dans divers cahiers. ».

    D’ailleurs, si plusieurs questions parcourent le livre (le rôle des politiciens dans la conduite des affaires et le destin du pays, le passé de la Roumanie avec ses compromissions, avec l’antisémitisme dont fut accusé, par exemple, Mircea Eliade, avec l’accession en force des communistes au pouvoir, avec les méfaits de la dictature sur les consciences et les relations humaines etc.), celle de l’engagement, de l’activité ou de la passivité des écrivains est récurrente. « Jusqu’où un écrivain peut-il aller dans les compromis, dans la vie, en littérature, dans le journalisme, et à partir de quel moment ces compromis affectent-ils la qualité de son écriture ? Si c’est bien le cas ? Sur ces questions, les verdicts sont plus nombreux que les débats. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre la vie sous un régime totalitaire mieux que les citoyens des pays occidentaux qui n’ont pas fait cette expérience. À moi aussi il est arrivé d’émettre des jugements tranchés, sans nuances, avec cette condescendance, pour ne pas dire ce mépris, biologique, des jeunes envers la génération antérieure. J’ai longtemps repoussé in corpore les écrivains du réalisme socialiste, eux et toutes leurs œuvres. ». Un livre ponctué d’interrogations, donc, et qui décrit avec acuité, sans occulter ni les options ni les doutes personnels, la vie politique, intellectuelle, culturelle, littéraire d’une période tourmentée. Un livre où l’on croise beaucoup de personnalités marquantes ; pour n’en citer que quelques-unes : Paul Goma, exilé à Paris, la poétesse Ana Blandiana, figure, avec son mari Romulus Rusan, de l’Alliance Civique, I.P.Culianu déjà cité, Dumitru Ţepeneag, lui aussi exilé à Paris après avoir créé à Bucarest le groupe oniriste, Emil Constantinescu, Mircea Căratărescu, l’un des grands représentants avec Gabriela Adameşteanu de la littérature roumaine contemporaine, et qui séjourna en même temps qu’elle à Iowa City… Les noms foisonnent, les personnages abondent. Mais Les Années romantiques n’est pas une galerie de portraits, ni, seulement, une autobiographie ou un essai historico-politique. C’est vraiment une œuvre d’écrivain, dont la construction suit les méandres de la mémoire et de la vie personnelle et collective, rendant ainsi compte d’une période difficile.

    Ajoutons que, à l’appui de cette construction mémorielle, le livre est un véritable traité d’anti-manichéisme : « La vie et la littérature ont contredit mon manichéisme. Mais il a résisté aux années romantiques. Dès mon enfance, j’ai senti qu’il était très mal d’“écrire pour le Parti”. J’ai atteint la liberté sans avoir “péché” par la moindre ligne de compromission, mais en portant toujours en moi, inversé, le manichéisme de mon éducation communiste. Il m’a fallu bien des années pour en sortir – si j’en suis vraiment sortie. […] Dans ce communisme qui a englouti les vies de nos parents et qui semblait prêt à durer plus longtemps que nos propres vies, une autre catégorie de gens a existé, beaucoup plus large : ceux qui s’efforçaient de mener une vie normale, en ne faisant que les compromis inévitables. Cette appréhension d’un monde disparu est plus complexe et moins intéressante pour ceux qui ne l’ont pas vécu – les Occidentaux et la majorité des jeunes d’aujourd’hui. ». C’est à cette « appréhension » « moins intéressante » que nous devons nous intéresser, et que doit nous intéresser la littérature, en nous mettant au cœur de la « complexité » de la vie.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • D’Eminescu à Herta Müller

    Mon cadavre aux chiens, anthologie poétique bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

    Herta Müller, Ion ou non, publication bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

     

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre                                     Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

    Deux livres petit format (comme de coutume chez hochroth-Paris) viennent de paraître sous la couverture noire de cette précieuse maison d’édition. Tous deux sont consacrés à de la poésie roumaine.

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

     

     

    Mon cadavre aux chiens est un titre directement inspiré du premier poème présenté dans cette anthologie, la fameuse « Prière d’un Dace » (« Rugăciunea unui dac ») de Mihai Eminescu, dont une strophe émet ces vœux terribles :

                       « Et si je meurs alors, hors-la-loi, étranger,

                       Puisse mon piètre cadavre être jeté à la rue –

                       Et qu’il reçoive de toi, Seigneur, une couronne précieuse,

                       Celui qui excitera les chiens à me lacérer le cœur,

                       Et à cet autre qui me lapidera le visage,

                       Puisses-tu accorder, Maître, de vivre au-delà des âges !

    Poème « de malédiction et d’hostilité à soi », écrit Nicolas Cavaillès. Et les textes qui suivent, sur lesquels planent les ombres du même Eminescu, mais aussi de Nerval (son « soleil noir de la mélancolie ») et de quelques autres, tiennent tous de la prière autodestructrice, de l’adresse à un dieu absent, de l’aspiration à un infini désolant, à un vide mortifère, à la délivrance du néant :

                       « Seigneur. Mon Père. Je veux

                       ne plus jamais avoir de corps. Plus jamais

                       le moindre souffle de vie

                       Plus de corps humain. Plus de destin de femme. Rien

                       Seulement rien.

                       Du rien sans mémoire. Sans douleur

                       Seigneur. Du rien dans le rien de la chute »,

    écrit Marta Petreu. En une composition qui mêle habilement chronologie et thématique, tous les poèmes reproduits ici tournent autour de ce désir d’« éternelle extinction ». Belle occasion de lire ou relire des vers de grands auteurs. Outre Mihai Eminescu et Marta Petreu : Ion Pillat, Lucian Blaga, Leonid Dimov, A.E. Baconschi, Nichita Stănescu, Virgil Mazilescu, Cezar Ivănescu, Dan Sociu.

    *

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre LongreParmi les grands, figure en bonne place le Prix Nobel de Littérature 2009, Herta Müller. Née en Roumanie, réfugiée en Allemagne en 1987, elle a écrit ses œuvres dans la langue de son pays d’adoption, à l’exception d’un recueil poétique, Este sau nu este Ion. Recueil de collages, dont huit sont ici reproduits et traduits sous le titre Ion ou non. Ce travail minutieux « de découpage et d’assemblage de mots », qui produit des pages colorées, d’une esthétique mêlant la surprise verbale et l’agrément de l’œil, aboutit à des textes dont la logique et la malice descriptives et narratives s’imposent à l’esprit :

                                « l’été était long

                                m’sieur Petre

                                bouche bée

                                marchait dans la rue,

                                elle était vide.

                                il fermait les yeux

                                à l’intérieur

                                il voyait sa tempe

                                de l’extérieur,

                                il balayait son ombre

                                jusqu’à la gare.

    Un bel objet littéraire et plastique, à conserver soigneusement.

    Jean-Pierre Longre

    www.paris.hochroth.eu

  • Et la vie continue, malgré tout

    Nouvelle, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Gare de l’Est. Nouvelles traduites du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2018.

    Les années 1970-1980, en Roumanie, ne furent pas des plus exaltantes, c’est le moins que l’on puisse dire. La pression sociale et psychologique, les pénuries, la méfiance mutuelle engendrée par l’espionnage politique, les libertés individuelles rigoureusement entravées – tout était le résultat d’une dictature particulièrement vicieuse qui s’insinuait dans l’esprit et le mode de vie des individus.

    Dans Gare de l’Est, pas de dénonciations violentes, pas de cris de révolte ouverte, pas d’appels à l’insoumission radicale. Ce sont les vicissitudes matérielles, physiques et morales de la vie quotidienne, et aussi les quelques instants fugaces de plaisir, d’espoir et de satisfaction qui forment l’ossature narrative des sept nouvelles du volume. Gabriela Adameşteanu, l’une des grandes romancières roumaines d’aujourd’hui, maîtrise au plus haut point l’art du récit polyphonique, qui laisse filtrer la profondeur du malaise existentiel et la difficulté, voire l’impossibilité, de la communication entre les personnages. Malaise et difficulté exacerbés par l’atmosphère de suspicion mutuelle, par la surveillance constante exercée sur la vie privée. Malentendus, silences et incompréhensions dans le couple, séparations, vengeances, jalousies, sanctions et mesquineries professionnelles, tracas administratifs, rumeurs plus ou moins fondées, dégradation des relations entre membres d’une même famille ou entre amis, maltraitance féminine ou enfantine, indécision concernant l’avenir individuel et collectif… Tout est dit à travers les gestes et les paroles de personnages qui ne sont ni des héros ni des traitres, mais des êtres qui tentent de vivre dans un contexte oppressant. « On peut donc vivre ainsi, s’habituer à se percevoir comme un être-dénigré, comme un-homme-qui-a-un-mauvais-dossier, comme un-homme-d’un-autre-temps. Penser calmement apporte un apaisement extraordinaire, on écarte toutes les vaines ambitions, puisque l’on sait que les chances de succès sont désormais nulles. ». La vie continue, malgré tout.

    Il n’y a pas que les humains. Les évocations des paysages (surtout urbains) subissent des variations et donnent une dimension à la fois significative et poétique au récit. « Une rue animée de gens et de voitures qui s’écoulaient dans le vrombissement d’un paisible soir d’été. Les fleuristes accroupies à côtés de leurs paniers multicolores, d’où jaillissaient des tulipes jaunes ou rouges, fermées, scintillantes d’eau. Le monde était plénitude et régularité, pulsation ordinaire, et lui le traversait, détendu, d’un point à un autre, heureux d’être arrivé jusqu’ici et d’y avoir trouvé ce qui devait s’y trouver. ». Et plus loin : « Les murs défraîchis, les chiens gris cendres écrasés de chaleur au pied des escaliers sales des immeubles aux façades maculées, les containers pleins à craquer, que la chaleur ambiante faisait suinter de leurs liquides fermentés, et cette sensation entêtante : qu’il n’avait pas réussi à quitter la périphérie de la bourgade maudite où il avait passé son enfance. ». Au-delà des conditions circonstancielles et des paysages mentaux, à travers les aléas de la vie quotidienne, c’est une thématique plus vaste qui se décline : la vie et la mort, l’espérance et l’angoisse, la souffrance et le plaisir, l’amour et la haine, l’amitié et la solitude… Sans effets oratoires, sans affectation ni artifice, Gabriela Adameşteanu suggère sans les imposer les grandes interrogations liées à la condition humaine.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • Tentative d’épuisement de l’univers

    Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Tout, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, 2017

    Le titre est démesurément ambitieux, mais les sept poèmes foisonnants qui composent le recueil sont à la hauteur de cette ambition et de cette démesure. Comme un condensé librement versifié des romans à venir de Mircea Cărtărescu (Totul a été publié en Roumanie en 1984), les textes explorent et fouillent, en accumulations verbales infinies et en visions inouïes, les corps, les matériaux, les paysages naturels, les villes… « Tout est là, disséminé sur une chaude couche de bouse ».

    En longues phrases aux parenthèses multiples, déclinant un lexique richissime, érudit, allusif (saluons au passage le travail du traducteur), on assiste aux pérégrinations du bonheur et du malheur survolant « la carte du monde », terre, mer ciel et êtres vivants mêlés. Une véritable Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre Longretentative d’épuisement poétique de la totalité universelle. Et la vie, de la naissance à la mort comprises, de l’espoir au deuil – le deuil émouvant de ce « Victor », double et jumeau apparaissant aussi dans les romans, et qui est « la rose qui manque à tous les bouquets ». Un espoir ? Celui d’une résurrection qui n’efface pas la morbidité :

    « derrière nous cependant le monde sale et gras

    tourne en scintillant, mais comme le jaune de l’œuf cru

    en son centre, haïssant le mouvement, émettant ses rayons

    la boîte en bois vibre et ses clous rouillés craquent

    et sautent dans leurs planches moisies,

    et tu te réveilles. »

    Poésie fantastique, pourrait-on dire. Mais un fantastique surgissant du réel, d’un réel qui explose de son trop-plein.

    Jean-Pierre Longre

  • Les vertiges de la mémoire

    Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, La Nostalgie, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2017

    Tout commence avec la mémoire, et se poursuit avec le rêve. Le rêve est d’ailleurs le titre sous lequel les cinq textes du livre parurent dans les années 1980, amputés de certains passages par la censure, puis traduits par Hélène Lenz et publiés en France en 1992 aux éditions Climats (édition maintenant épuisée). La Nostalgie est donc un livre au passé déjà chargé, aussi chargé que les histoires qui s’y développent.

    Cinq textes autonomes, donc, mais qui entretiennent entre eux des rapports plus ou moins cachés (retours de personnages, de motifs, de mystères, type de style, progressions parallèles…), rapports qui se tissent à mesure que l’on avance sur la toile narrative – le leitmotiv de l’araignée tissant sa toile et étendant ses longues pattes sur le paysage ou les personnages est l’une des marques saisissantes de l’ouvrage.

    Le « Prologue » s’ouvre sur les états d’âme d’un vieil écrivain « pleurant de solitude » et attendant la mort en essayant de « réfléchir ». « Voilà pourquoi j’écris encore ces lignes : parce que je dois réfléchir, comme celui qui a été jeté dans un labyrinthe doit chercher une issue, ne serait-ce qu’un trou de souris, dans les parois souillées d’excréments ; c’est la seule raison. ». Et l’« Épilogue » se ferme sur un autre vieillissement, universel celui-là, anéantissement et renaissance se faisant suite. Entre les deux, les cinq nouvelles cheminent parmi souvenirs et imagination, dans un réalisme fantastique qui ne laisse ni l’auteur, ni ses personnages ni le lecteur en repos.

    La « nostalgie » est une pathologie psychique liée au regret du passé, certes, mais aussi à celui d’une situation idéale inatteignable. De fait, ici, chaque récit part d’un point du passé, d’un souvenir qui se tourne vers un univers intérieur échappant à l’entendement ordinaire, voire vers un anéantissement de soi au profit d’une apothéose littéraire ; c’est le cas avec « Le Roulettiste », dont le personnage n’arrive pas à mourir. La seconde nouvelle, « Le Mendébile », tient véritablement du souvenir d’enfance, racontant les jeux plus ou moins violents d’une bande de copains à l’arrière cafardeux d’un immeuble bucarestois des années 1970, avec portraits sans concessions et rivalités sans pitié, jusqu’à la souffrance extrême. Avec « Les Gémeaux », qui ménage un suspense narratif et érotique intrigant, nous nous assistons à une progression vers une double métamorphose, un transfert à la fois intime et terrifiant : « Nous nous sommes longtemps regardés, horrifiés, sans nous parler ni nous attirer. Nous étions trop fatigués, trop abasourdis pour réfléchir encore. […] Nos gestes hésitaient, nos mouvements balbutiaient, nos mains rataient ce qu’elles faisaient. Nous nous regardions comme des êtres venus de deux mondes différents, aux bases chimiques, biologiques et psychologiques totalement autres. ». « REM », le récit le plus long, est aussi le plus complexe, mêmesi lui aussi est un récit d’enfance, celui d’une jeune femme qui déroule en une nuit à l’intention de son amant ses souvenirs de « choses qui se sont passées dans les années 1960, 1961, quand j’étais encore une petite fille. ». Jeux d’enfants chez une tante habitant aux limites de la ville, mystères liés à ces trois lettres, « REM » (la « chose » inexplicable, les Réminiscences de phénomènes dont l’étrangeté est liée à la rencontre entre la poésie de l’enfance et le gigantisme de la mémoire, entre la vie innocente et l’annonce de la mort, entre la quotidienneté du réel et l’étrangeté du songe – confrontations qui ne peuvent se résoudre que dans la création (littéraire en l’occurrence), aboutissement de la quête de ce Graal qu’est le « REM ». « Il existe des livres secrets, écrits à la main, consacrés au REM, et il existe des sectes concurrentes qui reconnaissent le REM, mais qui ont des idées on ne peut plus différentes quant à sa signification. Certains soutiennent que le REM serait un appareil infini, un cerveau colossal qui règle et coordonne, selon un certain plan et en vue d’un certain but, tous les rêves des vivants, depuis les rêves inconcevables de l’amibe et du crocus, jusqu’aux rêves des humains. Le rêve serait, selon eux, la véritable réalité, dans laquelle se révèle la volonté de la Divinité cachée dans le REM. D’autres voient dans le REM une sorte de kaléidoscope dans lequel on peut lire tout l’univers, dans tous les détails de chaque instant de son développement, de sa genèse jusqu’à l’apocalypse. ».

    Difficile d’en écrire davantage dans un simple compte rendu. Sinon que le dernier texte est comme une signature apocalyptique, celle de « l’architecte » dont l’influence musicale va s’étendre sur la « mentalité humaine » en transformation, sur le monde entier, sur « l’espace interstellaire » et « des constellations entières ». C’est ainsi que l’artiste complet (l’écrivain, comme l’architecte, le musicien ou tout autre) compose son univers vertigineux et le propose au public, qui a le choix de le suivre ou non sur les flots de son écriture et de son imagination. Avec Cărtărescu, difficile de ne pas se laisser embarquzer, même si l’on redoute la tempête, les récifs et les courants.

    Jean-Pierre Longre

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