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autobiographie

  • Une enfance sous Ceauşescu

    Bande dessinée, autobiographie, francophone, Roumanie, Da,iel Horia, éditions Paquet, Jean-Pierre LongreDaniel Horia, Je suis né roumain, éditions Paquet, 2023

    « L’époque d’or », prétendait le régime roumain. Une époque bien difficile en réalité : les restrictions, les rationnements, les files d’attente devant les magasins, les coupures d’électricité, la délation, la méfiance mutuelle, l’indifférence, la corruption… C’est sur ce fond plutôt sombre que le petit Daniel a commencé sa vie. Devenu adulte, il cherche ses plus lointains souvenirs, qui « affluent, s’entremêlent et se chevauchent comme une vague colorée aux mille sons et sentiments. »

    Alors ils s’égrènent, les souvenirs de l’adulte, à hauteur de l’enfant qu’il était entre 1984 et 1986. Une vie de garçon de 3, 4, 5 ans, entre ses parents et ses grands-parents – une mère aimante et inquiète qui, on l’apprendra, a tenu malgré les épreuves à mettre son enfant au monde, des grands-parents paternels et maternels au passé et aux personnalités différentes mais tous attentifs à leur petit-fils, dont ils s’occupent avec affection et avec la proximité que l’on trouvait dans la tradition roumaine. C’est pour le petit garçon la découverte de la nature (la montagne, le parc Cişmigiu de Bucarest, le magnifique jardin de l’un des grands-pères), du bricolage (avec l’autre grand-père), de l’amitié, mais aussi de la cruauté au jardin d’enfants, de la maladie et de la douleur, du monde des grands qui n’est pas sans secrets, sans failles…

    Bande dessinée, autobiographie, francophone, Roumanie, Da,iel Horia, éditions Paquet, Jean-Pierre LongreC’est d’ailleurs avec subtilité que l’auteur, qui devenu adulte a su ce qui s’est passé dans la famille et plus généralement dans la société roumaine des années 1980, laisse à l’enfant ses propres soucis d’enfant. Les souvenirs ne sont pas seulement factuels : ils sont ceux des rêves, des préoccupations, voire des soupçons d’un petit garçon. Avec le réalisme du vécu, un réalisme par moments teinté d’humour (voir par exemple la scène du restaurant où aucun des plats figurant sur la carte n’est disponible, ou l’accueil rébarbatif des employées de magasin), et avec une sensibilité teintée de discrétion, les complexités de la mémoire sont parfaitement rendues par la narration et les dialogues, ainsi que par les images colorées, lumineuses, souriantes, tendres, avec parfois de tragiques contrastes – le gris et le noir de la souffrance, les vifs éclats de la colère ou la brusquerie des catastrophes (celle de Tchernobyl, dont le nuage radioactif arrivant sur Bucarest ponctue l’album). Je suis né roumain est une belle autobiographie, qui éveillera la nostalgie ou les regrets de ceux qui ont vécu une enfance comparable, qui à d’autres apprendra un certain nombre de choses, et qui pour tous combine les plaisirs de la lecture graphique, historique, psychologique et littéraire.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionspaquet.com

    Daniel Horia sera présent :

    À Lyon le 9 mars : Libraire Expérience de 16:00 à 19:00.
    À Montbrison le 10 mars : Librairie D'une Bulle à l'Autre de 14:30 à 18:30.
    À Vienne le 11 mars : Librairie Les Bulles de Vienne à partir de 10:00

  • Souvenirs choisis

    Marius Daniel Popescu, Le Persil n° 187, juin 2021

    revue, autobiographie, francophone, suisse, roumanie,  le persil, marius daniel popescu, jean-pierre longre Marius Daniel Popescu, dans un élan permanent d’altruisme littéraire, ouvre habituellement les pages de son Persil à toutes sortes d’écrivains, de Suisse romande ou d’ailleurs, confirmés ou débutants, connus ou méconnus. Une fois n’est pas coutume : le numéro 187 est consacré uniquement à des textes inédits de sa propre plume. Et l’on n’est pas déçu. Dans la ligne de La symphonie du loup et de Les couleurs de l’hirondelle, mais aussi de ses Arrêts déplacés, les quatre récits d’inégale longueur qu’il nous offre ici fouillent dans les souvenirs d’un « tu » qui ne dévoile pas son identité, que l’on devine tout de même, des récits dont, la plupart du temps, l’action se déroule dans « le pays du parti unique » ou dans ce qu’il est devenu, et dont on devine aussi le nom…

    revue, autobiographie, francophone, suisse, roumanie,  le persil, marius daniel popescu, jean-pierre longre « Promotion d’un pion » évoque le travail d’été d’un étudiant en sylviculture qui, pour gagner de l’argent, s’est fait engager pour trois mois au « Bureau de Tourisme pour la Jeunesse », accueillant des vacanciers venus visiter la belle ville de l’Église Noire entourée de montagnes et cherchant, pour une somme modique, à loger dans un foyer d’étudiants. Nous sommes au temps du « parti unique », des petites et grandes compromissions, de l’appauvrissement du peuple : « La crise du pays transforme les individus en marchands de corruption, les denrées alimentaires de base sont devenues monnaie d’échange et objet de favoritisme. » C’est le règne des petits chefs auxquels « tu » résiste obstinément, se voyant agir comme s’il était spectateur de lui-même : « Tu vis une sorte de pièce de théâtre dans laquelle tu as le rôle de réceptionniste d’un hôtel minable, tu t’entends parler ». Le récit se termine par une aventure désopilante aux limites du tragique, comme la Roumanie de naguère en avait le secret.

    Dénouement d’un humour aussi surprenant pour le récit suivant, qui commence pourtant d’une manière dramatique, puisque le « parti unique » a décidé de détruire la maison du grand-père, qui demande à son petit-fils de l’aider à déménager ses meubles – ce qui se fera avec l’aide clandestine d’un oncle et d’un ami chauffeur : « Cet homme faisait souvent des transports illégaux, il était de mèche avec des policiers du parti unique, le pays était devenu un pays au noir. » Mais où entreposer les meubles ? C’est à ce propos que le même « tu » trouve une idée à la fois pratique, drôle et poétique, à l’occasion de Noël. Le lecteur découvrira ce garde-meubles original.

    Le troisième texte, dont l’action se déroule après la chute du « parti unique », est paradoxalement le plus triste, puisqu’il relate la mort soudaine d’un ami survenue dans le « Musée d’Art de la Ville » : « Tu le connais depuis tes études universitaires en sylviculture, tu le connaissais depuis trente-six ans. Il n’a pas pu se faire opérer, dans ton pays de là-bas les médecins demandent des pots de vin pour des bricoles et pour des choses importantes ». Mais c’est l’occasion de quelques réflexions sur la mort (« La mort a une faiblesse, elle nous unit, elle est toujours embarrassée par les liens qu’elle crée entre nous »), sur l’amitié et sur la complicité rieuse – car au-delà de l’idée de la mort, le rire bien arrosé ponctue la vie et même la littérature : allusion au « persil » (plante ou journal littéraire) : « Les bières, elles étaient pour ta soif, il fallait que le persil soit arrosé régulièrement. » Malgré cela, malgré les blagues et les facéties, l’ami « est parti dans l’au-delà ».

    Dans le quatrième texte, très bref, nous revenons dans « le pays d’ici », celui où vit maintenant l’auteur, avec une belle histoire de solidarité et de générosité. Et c’est une confirmation de ce qui court, en filigrane ou en clair, tout au long de la prose de Marius Daniel Popescu : la générosité, humaine et verbale (les deux vont ensemble). Les descriptions précises, le soin mis à entrer dans le détail des gestes, des objets, des relations humaines, le souci de tout dire, d’emplir la page de mots précis relèvent de l’intérêt pour les autres et du désintéressement fertile qui président aux publications – périodiques ou livresques – de l’auteur, ainsi que de l’ardeur existentielle : « La vie nous offre plein de mauvaises surprises, il faut survivre à tout, il faut toujours être capable de partir de zéro. »

    Jean-Pierre Longre

    www.facebook.com/journallitterairelepersil  

    Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

    Tél.  +41.21.626.18.79.

    E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

    Association des Amis du journal Le persil lepersil@hotmail.com

  • Paris-Bucarest-Paris. Journal d’un écrivain

    Autobiographie, Roumanie, Dumitru Tspeneag, Virgil Tanase, P.O.LDumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris, traduit du roumain, avant-propos et notes par Virgil Tanase, P.O.L., 2021

    « Au moment même où je suis sur le point de devenir un écrivain professionnel (horribile dictu !), j’ai décidé, par un choix délibéré, de me prêter à cet exhibitionnisme autorisé (et inoffensif) qui est de tenir un journal. C’est pour cette raison que je suis à Paris ! » En 1970, au moment où il écrivait cela, Dumitru Tsepeneag ne savait pas qu’à partir de 1975, déchu de sa nationalité roumaine, il ne pourrait retourner dans son pays qu’après la chute de Ceauşescu. Ce journal, entrecoupé de « notes à la va-vite » datées de 1972, de notes sur un « voyage en Amérique » accompli en 1974, suivi d’un entretien avec Monica Lovinescu intitulé « La condition des intellectuels en Roumanie. Entre censure et corruption » (Radio Free Europe, 30 septembre 1973) et précédé d’une solide préface historico-biographique de Virgil Tanase, court de 1970 à 1978, avec quelques interruptions plus ou moins longues, et il est un vrai journal d’écrivain qui, la trentaine bien sonnée, s’est lancé dans la littérature de fiction.

    Car si l’auteur s’adonne çà et là à quelques confidences personnelles (ses relations avec ses parents, son mariage…), c’est le monde intellectuel et artistique qu’il décrit avec beaucoup de précision et de diversité, notamment celui qui concerne les écrivains roumains, exilés ou restés au pays, dissidents ou s’accommodant du régime, notoires ou méconnus. Alors on croise à plusieurs reprises Cioran et Ionesco, Paul Goma (souvent) et Vintilă Horia (un peu), Virgil Tanase et Leonid Dimov, bien d’autres encore. Et aussi les Français Robbe-Grillet et Michel Deguy, le traducteur Alain Paruit, les éditeurs, dont Paul Otchakovsky (qui, devenu P.O.L., publiera les ouvrages de Tsepeneag, dont celui-ci), et encore Roland Barthes, sous la direction duquel il commença une thèse sur Gérard de Nerval. On en passe une multitude, tant ces 600 pages regorgent de rencontres et d’événements qui suscitent récits et réflexions.

    Il y a bien sûr ce qui a trait à la situation en Roumanie et à sa dégradation vers plus de censure, d’hypocrisie, d’intimidations, de répression ; ce qui concerne, par extension, la situation internationale et les questions idéologiques (« Confusion des termes ! Quel rapport entre l’Union soviétique et le communisme ? Confusion qu’entretiennent aussi, cela va de soi, et par tous les moyens, les adversaires du communisme. ») ; et les mouvements littéraires, dont l’onirisme, bien sûr (que l’auteur, qui en fut le chef de file avec Dimov, distingue précisément du surréalisme), le nouveau roman et ses théories… Dans tous les cas, Dumitru Tsepeneag affirme nettement sa personnalité et ne mâche pas ses mots, conformément à son habitude (souvenons-nous de ses Frappes chirurgicales) : « Lorsque quelqu’un m’est antipathique, j’ai du mal à changer d’avis. » Même les gens qu’il apprécie sont parfois passés au crible, et cela concerne aussi ses propres écrits, dont ce journal, qui parfois lui pose problème : « À quoi bon ce journal ? Je ne le publierai jamais. Je ne suis même pas sûr de ne pas le détruire un jour ou l’autre. L’idée de me regarder plus tard dans un miroir (déformant) est stupide et je doute que l’envie m’en vienne un jour. D’autant plus que je note des impressions très superficielles, occasionnées par des événements extérieurs. »

    Sévère voire injuste avec lui-même, l’auteur a beau dire, son journal est du plus haut intérêt pour toute une série de raisons, dont les conditions et le déroulement de la vie littéraire, collective et individuelle, n’est pas la moindre. Il n’est pas indifférent, loin s’en faut, de savoir par exemple comment sont nés, non sans difficultés, Les Cahiers de l’Est, ou comment se sont élaborés certains romans comme Les Noces nécessaires, Arpièges ou, surtout, Le Mot sablier, où « la langue roumaine s’écoulera dans la langue française comme à travers l’orifice d’un sablier. » Une belle image, qui résume la riche destinée linguistique et littéraire d’un écrivain qui, sans fausse pudeur ni étalage complaisant, montre comment l’exil a été un frein et un moteur de la création littéraire.

    Jean-Pierre Longre

    www.pol-editeur.com  

  • Entretenir la mémoire

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreJil Silberstein, Les Voix de Iaşi, Une épopée, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Les ouvrages qui évoquent, en tout ou en partie, le pogrom de Iaşi – ce massacre de treize mille Juifs perpétré dans la capitale de la Moldavie roumaine par les armées roumaine et allemande, ainsi que par une partie importante de la population poussée à la violence extrême – ne manquent pas : il est juste et salutaire d’entretenir la mémoire. Qu’on se rappelle Kaputt de Malaparte (1944, traduction française 1946 chez Denoël), Conversation à Jassy de Pierre Pachet (Denoël, 2010), l’ouvrage photographique et historique de Radu Ioanid, Le pogrom de Jassy (Calmann-Lévy, 2015) ou, tout récemment, le roman Eugenia de Lionel Duroy (Julliard, 2018) – on en oublie certainement.

    La particularité de Jil Silberstein (et le sous-titre « Une épopée » est justement significatif) est que tout au long de ses 700 pages, il met en regard souvenirs familiaux, expérience personnelle, perspectives historiques et focalisation précise sur l’antisémitisme, sur le déclenchement et le déroulement du carnage de la fin juin 1941 (véritablement prévu, ourdi par le « conducator » Antonescu). Cela s’accompagne tout naturellement d’un mélange des genres qui donne une vivacité et une variété particulières à l’ensemble : narration pure, lettres personnelles ou rapportées, autobiographie, portraits, évocations poétiques, dialogues à caractère théâtral, documents écrits et photographiques, essai historique et sociologique… L’art de l’anecdote et la recherche méthodique se combinent habilement, évitant au lecteur de se perdre dans les méandres de l’histoire.

    On ne résumera pas ici les nombreux détails qui, globalement, explicitent la montée de la violence dans un pays, une région et une ville où les communautés se côtoyaient de longue date. Disons simplement que les analyses historiques, depuis les siècles passés jusqu’à la période contemporaine (qui n’a pas effacé l’antisémitisme) concernent, dans une série d’arrêts sur image et de zooms progressifs, aussi bien l’histoire générale de la Roumanie que celle de lieux particuliers (Bucarest et surtout Iaşi) et de faits précis : le pogrom de 1941, donc, mais aussi des événements remontant au passé d’un pays sans cesse pris entre les empires ottoman, russe et austro-hongrois, un pays situé au carrefour des cultures, un pays en quête d’indépendance, qui a connu différentes formes de fascisme et de totalitarisme, qui a connu les vraies et les fausses révolutions, un pays dans lequel les minorités, notamment les Juifs, ont tenté de survivre, en proie aux rivalités, aux jalousies, aux stigmatisations officielles ou officieuses, aux traditions séculaires… Jil Silberstein détecte avec finesse les « sources » de l’antisémitisme, selon lui au nombre de quatre : sources « religieuse », « économique », « idéologique » et « intellectualo-philosophique ».

    L’auteur, dont la famille paternelle est originaire de Iaşi, est certes personnellement concerné par le sujet de son ouvrage. Mais il a accompli un énorme travail de documentation objective, donnant une charpente scientifique à un récit qui relève aussi, dans le fond et dans la forme, de la littérature. On y croise d’ailleurs, d’un bord ou d’un autre, des écrivains connus. Eminescu, Eliade et Cioran, dont l’antisémitisme fut avéré, durablement ou momentanément, et par ailleurs Ana Blandiana, Panaït Istrati (certes en simple filigrane, dans une évocation de Brăila, et dans l’esprit même de certains chapitres), surtout Benjamin Fondane, qui mourut à Auschwitz et à qui sont consacrées ici des pages pleines d’émotion.

    Les Voix de Iaşi est donc une « épopée » et une somme. Mais une somme qui se lit sans ennui aucun, comme un roman, et qui se décline sur tous les tons. En guise d’illustration de la pluralité des registres, citons successivement une anecdote humoristique et un poème.

    L’anecdote (qui circulait naguère « parmi les Israélites de Bucarest », et qui relate une scène se passant dans un bus) :

    Un Juif se lève et offre son siège à un vieil homme.

    - Je ne vais certainement pas m’asseoir sur un siège qui vient d’être occupé par un youpin ! s’écrie le vieillard de manière féroce.

    Un autre chrétien, qui se tient près de lui, lui demande :

    - Ne voulez-vous vraiment pas vous asseoir ?

    - Certainement pas !

    Alors l’autre de s’asseoir sur le siège offert par le Juif.

    Deux minutes plus tard il se relève.

    - À présent vous pouvez vous asseoir, dit-il au vieillard, le siège vient d’être roumanisé.

     

    Le poème, d’une poignante espérance, de Charles Reznikoff :

    Que d’autres peuples affluent comme des fleuves

    inondant une vallée,

    laissant derrière eux cadavres, arbres déracinés et étendues de sable ;

    nous autres Juifs sommes pareils à la rosée,

    sur chaque brin d’herbe,

    piétinés aujourd’hui

    et là demain matin…

    Jean-Pierre Longre

     

    Signalons deux autres ouvrages de Jil Silberstein :

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreRoumanie, prison des âmes, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Présentation de l’éditeur :

    Révolution roumaine de décembre 1989. Après les manifestations de Timişoara, réprimées dans le sang, la fuite puis l’exécution de Nicolae et Elena Ceauşescu, le jour de Noël, s’ensuit une immense confusion : gouvernements provisoires, intimidations, manipulations…
    Débutée en janvier 1990 lors d’une mission humanitaire, cette enquête sous forme de journal est nourrie de contacts vrais, loin des rumeurs et des simplifications dont les médias se sont fait l’écho. Jil Silberstein conduit là une réflexion politique et civique, issue des nombreux entretiens consignés à travers le pays, dans les milieux les plus divers ; une tentative de sortir de l’idéologie par le témoignage sur la vie, faite de joies nouvelles, de générosité inquiète, mais aussi de doutes et de ressentiments, d’attentes et de crispations, de violences et de désillusions. Car si l’insurrection roumaine a permis que s’entrouvrent les portes de cette prison des âmes, elle n’a pas aboli pour autant les mœurs totalitaires.

    Après avoir reconstitué la chronologie des événements, Jil Silberstein retourne en Roumanie au mois d’août 1990 pour y mener une enquête approfondie dans les milieux d’opposition. C’est ainsi qu’il analyse les dérives et les contradictions de l’après-Ceauşescu, et nous montre comment l’impatience d’en finir avec l’humiliation, mais aussi le rejet des imposteurs confisquant la révolte à leur profit, obligeaient les Roumains à inventer d’autres modèles.
    Cette nouvelle édition a été considérablement augmentée à la faveur de deux voyages anniversaires : pour les dix ans de la révolution, en 1999, puis à l’automne 2009. Vingt ans après, l’auteur interroge les personnes qu’il retrouve, devenues membres entre-temps de l’Union européenne.

     

    histoire,autobiographie,littérature,francophone,roumanie,jil silberstein,les éditions noir sur blanc,editura universitaţii alexandru cuza,cahiers benjamin fondane,jean-pierre longreDor de Iaşi, 2016

     Présentation faite dans les Cahiers Benjamin Fondane n° 20 (2017) :

    Cet album de cartes postales nous convie à une promenade dans le Iaşi d’autrefois, celui que Fondane a connu dans sa jeunesse. Nous nous promenons dans les rues, sur les places, dans les jardins publics. Nous contemplons les imposantes statues d’hommes politiques, juchées sur des socles, et nous comprenons pourquoi Fondane les abhorrait.

    Dans la section consacrée à la communauté juive, nous pouvons voir la façade de l’Hôpital israélite (où l’oncle de l’auteur exerça la médecine), la synagogue, la librairie Ornstein, mais aussi des photos de personnalités juives, comme celle d’Abraham Goldfaden qui fonda le théâtre yiddish Le Pommier vert. Le jeune Fondane y figure aux côtés de sa soeur Lina, de son ami Brunea-Fox, et d’une femme qui pourrait être Maria Rudich (Marior). Une carte postale représente l’expulsion des Juifs de Iaşi en 1866. Une image rappelle que certains Juifs, bien que privés de droits civiques, se sont engagés dans l’armée roumaine durant la Grande Guerre. Cette section se termine sur des vues du cimetière juif de Păcurari.

    C’est à la suite d’une quête inlassable que Jil Silberstein a pu rassembler cet ensemble de documents qui fait revivre la ville natale de sa famille paternelle au début du XXe siècle.

     

    www.leseditionsnoirsurblanc.fr

    http://www.editura.uaic.ro

  • « Rattraper le temps qui nous avait été volé »

    récit,autobiographie,dessin,francophone,roumanie,florentina postaru,serge bloch,bayard,jean-pierre longreFlorentina Postaru, Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur…, « Grandir sous la dictature roumaine », Bayard, 2019.

    « Je pense à Tulcea, ma petite ville natale au bord du majestueux Danube, au delta et aux plages de la mer Noire. Je pense à ma famille, à mes parents, bien sûr, et parfois en plongeant dans les méandres de ma mémoire, je retrouve toute une galerie de souvenirs intimes qui avec moi ont voyagé. ». Telles sont les dernières lignes de l’introduction, dans laquelle Florentina Postaru relate avec l’indulgence de l’humour comment son origine et son accent roumains ont été accueillis en France – avec une circonspection mâtinée de pitié. Et ces dernières lignes annoncent le propos du livre, qui raconte l’enfance sous la dictature de Ceauşescu, la jeunesse après la « révolution » de décembre 1989, puis l’« auto-exil » en Bretagne, à l’âge de 37 ans.

    Florentina, dont les parents sont bienveillants et attentifs à la bonne éducation de leurs deux filles mais matériellement limités par les restrictions, manifeste dès la petite enfance un esprit malicieux et indépendant, notamment dans un milieu scolaire où le corps professoral, sauf exceptions, était en quelques sorte imprégné par l’autoritarisme brutal du régime politique. Le récit est bourré d’anecdotes qui frisent parfois le drame, mais qui se résolvent la plupart du temps avec le sourire de l’espoir. Vie familiale (petits conflits mais aussi événements épiques et comiques comme l’installation de l’antenne TV par le père sur le toit de l’immeuble), vie scolaire avec ses contraintes et ses révoltes, liberté des vacances à la campagne chez les grands-parents, vie sociale (y compris les queues interminables et résignées devant les magasins), les exploits sportifs, les projets, puis la vie lycéenne et estudiantine à partir de 1990… Une fois la liberté retrouvée, se précipitent toutes les nouveautés en matière de musique, de mode vestimentaire, de mœurs, de commerce, de goûts cinématographiques et littéraires (et parmi les auteurs favoris, Panaït Istrati, Caragiale, Gellu Naum, mais aussi des Russes, des Français…).

    La destinée de Florentina Postaru n’est bien sûr pas unique, et un certain nombre de Roumains de sa génération ont suivi peu ou prou un cheminement similaire, de la contrainte à une liberté qui leur a permis de « choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé ». Ce qui est unique dans ce livre, c’est le ton du récit, à la fois personnel, limpide et attrayant ; ce sont aussi les photos individuelles, familiales et collectives, et les multiples petits dessins de Serge Bloch, dont la drôlerie, le mouvement et le pouvoir d’évocation donnent une vie particulière à un ensemble qui se lit avec une vraie émotion et beaucoup de plaisir. Quant à l’aspirateur, on laissera les lecteurs en découvrir eux-mêmes le rôle.

    Jean-Pierre Longre

    https://leblog.bayard-editions.com

    https://www.sergebloch.com

  • L'engagement de l’écrivain face à la complexité de l’histoire

    Autobiographie, Histoire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019

    « Ce livre parle de moi, mais en l’écrivant j’espère bien que d’autres se reconnaîtront dans mes expériences, dans ce qu’il m’a été donné de vivre. ». La lecture de l’ouvrage nous montre, en effet, comment une écriture particulière peut largement transcender l’autobiographie, le récit personnel, pour offrir une vision à la fois générale et précise, une véritable somme historique, politique, sociologique, tout en ménageant l’intérêt narratif. Car le récit de ces « années romantiques » (expression à prendre sans doute avec un sourire de lucidité), de ces années qui ont accompagné et suivi ce que d’aucuns appellent « révolution », que Gabriela Adameşteanu, avec beaucoup d’autres, qualifie de « coup d’État », ce récit, donc, tient aussi bien de la littérature que de l’essai.

    De nombreux fils tissent le texte, certains plus serrés que les autres. Cela commence par l’invitation faite à l’auteure par l’« International Writing Program » pour une résidence à Iowa City, quelques semaines au cours desquelles s’ouvre à elle cette Amérique dont elle ne rêvait pas vraiment (la France l’attirait plus), mais des semaines qui lui permettront, en particulier, d’interviewer à Chicago le dissident et disciple de Mircea Eliade Ioan Petru Culianu, réfugié aux USA après maintes tribulations, esprit particulièrement vif et réfléchi, homme d’une grande culture, qui mourra étrangement assassiné quelques semaines après cet entretien, non sans avoir fait découvrir à l’auteure et aux personnes qui le liront dans le journal d’opposition 22 le rôle meurtrier des manipulations du KGB, de la Securitate et des dirigeants communistes roumains dans un « scénario » destiné à chasser Ceauşescu, fin 1989, en faisant croire à une révolution populaire.

    Autres fils conducteurs : l’accident survenu en février 1991 dans le Maramureş, en compagnie d’Emil Constantinescu (futur président d’« alternance » en 1996), accident qui vaudra à l’auteure de rester alitée plusieurs mois et de laisser libre cours à ses réflexions et à ses doutes ; le travail acharné pour l’organe du G.D.S. (« Groupe pour le dialogue social »), le journal 22, qu’elle a dirigé de 1991 à 2005 ; et, liée à cela, la contestation de la prise du pouvoir par Ion Iliescu, Petre Roman et quelques autres anciens dirigeants du parti communiste roumain – ce qui l’a conduite, comme la plupart des écrivains de l’époque, à laisser de côté la création : « Jusqu’en l’an 2000, environ, je n’ai plus écrit ni lu de prose : seulement la presse, roumaine ou étrangère, et des livres se rapportant de près ou de loin au journalisme. Quand j’échappais à l’obsession du journal, d’ordinaire pendant de courts voyages qui me conduisaient à des séminaires de presse, je prenais, sans projet précis, des notes, dans divers cahiers. ».

    D’ailleurs, si plusieurs questions parcourent le livre (le rôle des politiciens dans la conduite des affaires et le destin du pays, le passé de la Roumanie avec ses compromissions, avec l’antisémitisme dont fut accusé, par exemple, Mircea Eliade, avec l’accession en force des communistes au pouvoir, avec les méfaits de la dictature sur les consciences et les relations humaines etc.), celle de l’engagement, de l’activité ou de la passivité des écrivains est récurrente. « Jusqu’où un écrivain peut-il aller dans les compromis, dans la vie, en littérature, dans le journalisme, et à partir de quel moment ces compromis affectent-ils la qualité de son écriture ? Si c’est bien le cas ? Sur ces questions, les verdicts sont plus nombreux que les débats. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre la vie sous un régime totalitaire mieux que les citoyens des pays occidentaux qui n’ont pas fait cette expérience. À moi aussi il est arrivé d’émettre des jugements tranchés, sans nuances, avec cette condescendance, pour ne pas dire ce mépris, biologique, des jeunes envers la génération antérieure. J’ai longtemps repoussé in corpore les écrivains du réalisme socialiste, eux et toutes leurs œuvres. ». Un livre ponctué d’interrogations, donc, et qui décrit avec acuité, sans occulter ni les options ni les doutes personnels, la vie politique, intellectuelle, culturelle, littéraire d’une période tourmentée. Un livre où l’on croise beaucoup de personnalités marquantes ; pour n’en citer que quelques-unes : Paul Goma, exilé à Paris, la poétesse Ana Blandiana, figure, avec son mari Romulus Rusan, de l’Alliance Civique, I.P.Culianu déjà cité, Dumitru Ţepeneag, lui aussi exilé à Paris après avoir créé à Bucarest le groupe oniriste, Emil Constantinescu, Mircea Căratărescu, l’un des grands représentants avec Gabriela Adameşteanu de la littérature roumaine contemporaine, et qui séjourna en même temps qu’elle à Iowa City… Les noms foisonnent, les personnages abondent. Mais Les Années romantiques n’est pas une galerie de portraits, ni, seulement, une autobiographie ou un essai historico-politique. C’est vraiment une œuvre d’écrivain, dont la construction suit les méandres de la mémoire et de la vie personnelle et collective, rendant ainsi compte d’une période difficile.

    Ajoutons que, à l’appui de cette construction mémorielle, le livre est un véritable traité d’anti-manichéisme : « La vie et la littérature ont contredit mon manichéisme. Mais il a résisté aux années romantiques. Dès mon enfance, j’ai senti qu’il était très mal d’“écrire pour le Parti”. J’ai atteint la liberté sans avoir “péché” par la moindre ligne de compromission, mais en portant toujours en moi, inversé, le manichéisme de mon éducation communiste. Il m’a fallu bien des années pour en sortir – si j’en suis vraiment sortie. […] Dans ce communisme qui a englouti les vies de nos parents et qui semblait prêt à durer plus longtemps que nos propres vies, une autre catégorie de gens a existé, beaucoup plus large : ceux qui s’efforçaient de mener une vie normale, en ne faisant que les compromis inévitables. Cette appréhension d’un monde disparu est plus complexe et moins intéressante pour ceux qui ne l’ont pas vécu – les Occidentaux et la majorité des jeunes d’aujourd’hui. ». C’est à cette « appréhension » « moins intéressante » que nous devons nous intéresser, et que doit nous intéresser la littérature, en nous mettant au cœur de la « complexité » de la vie.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • Ne jamais renoncer

    Essai,  autobiographie, anglophone (États-unis), Eva Mozes Kor, Lisa Rojany Buccieri, Blandine Longre, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreEva Mozes Kor et Lisa Rojany Buccieri, Survivre un jour de plus. Le récit d’une jumelle de Mengele à Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2018.

    On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu se rendre coupables des atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».

    Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.

    Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espère transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».

    Jean-Pierre Longre

    www.notesdenuit-editions.net

  • « Toujours vers les autres »

    Autobiographie, francophone, Roumanie, Marion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, Belfond, Jean-Pierre LongreMarion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, L'enfant et le dictateur, Belfond, 2018

    À partir de 1990, l’une des images récurrentes que les médias occidentaux donnèrent de la Roumanie fut celle de ces « orphelinats » ou « leagan » dans lesquels s’entassaient des enfants laissés sans soins et sans hygiène, voire brutalisés ; des enfants qui n’étaient pas vraiment des orphelins, mais qui étaient nés dans le cadre de la politique nataliste de Ceauşescu, et que leurs parents le plus souvent désemparés avaient laissés là : « Si vous ne pouvez pas vous occuper de vos enfants, l’État s’en chargera. ». Sauf que personne ne s’en est vraiment chargé, si ce n’est, pour quelques-uns d’entre eux, des couples de parents adoptifs, et par la suite des ONG internationales et des associations locales venues au secours de ces victimes du « national-communisme ».

    Marion était de ces enfants. Une mère mal aimée et trop jeune (Ana), un père immature et fuyant, un avortement impossible (la loi l’interdit absolument) : Maria, née en 1976, fait partie des « enfants du décret », ce décret qui stipule que la population roumaine doit augmenter (ce qui sera un « fiasco absolu »…). Bref, Ana, malgré elle, doit abandonner son enfant dans un de ces établissements où, heureusement, un couple de Français, Édith et Robert, viendra la chercher pour l’adopter en 1983 : pour elle, une deuxième naissance ; pour eux, le bonheur d’avoir un enfant. Elle s’appellera désormais Marion Dagen. Évidemment, les difficultés ne manquent pas. Même si « Marion assimile très vite le français », même si ses nouveaux parents l’entourent de leur amour, les traumatismes, les tâtonnements de l’adaptation, puis les problèmes de l’adolescence, les difficultés « à mettre des mots sur [ses] sentiments », la scolarité un peu chaotique sont autant d’embûches sur le chemin de la construction de soi.

    C’est la quête de ses origines qui va contribuer à cette construction. Marion part sur les traces de la petite Maria qu’elle était, va retrouver sa mère et son père « biologiques », Ana et Nicolae, avec l’inquiétude et l’émotion que l’on peut deviner, au-delà des mensonges et des questions qui ont assailli la mère et la fille : « On n’a pas osé trop se regarder, se souvient Marion. On s’est serrées dans les bras. Ana pleurait. Moi aussi. Beaucoup. Tout se relâchait d’un seul coup. Je venais de recevoir un coup de massue. On est restées longtemps enlacées. Je me suis dit que j’allais enfin connaître le départ de ma vie. » ; au-delà aussi de la culpabilité pour Nicolae : « Il était abasourdi, dit Marion. Il venait de recevoir un gros coup sur la tête. Il ne réalisait pas. En plein malaise. Il ne savait pas quoi dire. Grosse surprise. ». Par la suite, mariée, mère de famille, Marion a fondé avec Laura Giraud, adoptée elle aussi, une association pour les enfants abandonnées, l’AFOR, dont l’activité au service des « adoptés » est intense.

    L’histoire de Marion est, certes, une histoire parmi d’autres. Mais chaque destin est particulier, exceptionnel même, et le sien l’est. Xavier-Marie Bonnot et elle ont réussi à rendre cruciale la vérité de ce destin, tout en le déroulant comme un roman, sur fond de précieuses indications historico-sociales. Ce livre est à la fois un récit poignant, un témoignage objectif et une analyse précise. Et c’est l'histoire d’une adoption à double sens : celle de Marion par Édith et Robert, celle d’Ana et Nicolae par Marion, dont la trajectoire mène « toujours vers les autres », ceux du passé, du présent et de l’avenir.

    Jean-Pierre Longre

     www.belfond.fr  

    Les orphelinats de Roumanie sont au centre de certains romans récents. Voir par exemple :

    Liliana Lazar, Enfants du diable : http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secret-d-elena-5777501.html#more

    Savatie Baştovoi, Les Enseignements d'une ex-prostituée à son fils handicapé : http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03/05/la-terrible-douleur-du-manque-6031752.html

  • Moldavie-Afghanistan aller-retour

    Roman, autobiographie, francophone, Moldavie, Jana Chisalita-Musat, éditions Chapitre.com, Jean-Pierre LongreJana Chisalita-Musat, La guerre des serpents, éditions Chapitre.com, 2015

    Nous sommes dans un village de Moldavie, un village que Jana Chisalita-Musat connaît bien, puisque c’est celui où elle est née et a passé son enfance. La vie, laborieuse et rude mais semée des petites joies d’une famille unie, est celle que l’on pouvait y mener tant bien que mal dans les années 1980 sous la férule soviétique, et aussi sous celle, il faut bien le dire, de traditions qui rendaient la vie difficile aux femmes et aux jeunes filles à marier.

    Victor, le frère tant aimé, le fils chéri, est appelé à partir au service militaire en mai 1984, à l’âge de 18 ans. C’est l’occasion d’une belle « fête de départ » pour la famille, les voisins, les amis, et pour sa mère Sanda d’une « tourmente qui morcelait son âme ». Car on sait, sans que cela soit officiel, que beaucoup de jeunes hommes partent sans revenir vivants. « On disait qu’il se passait quelque chose en Union Soviétique. Qu’est-ce qu’on savait au juste ? On se disait en chuchotant que beaucoup de jeunes soldats allaient dans une région maléfique. D’où ils revenaient affectés, ou alors ils ne rentraient plus. Une mission en terre inconnue où des milliers de jeunes soviétiques accomplissaient leur “devoir international”. ». La « mission » en question, c’est la guerre que l’URSS menait en Afghanistan.

    Le livre est composé d’un va-et-vient, sous forme narrative ou épistolaire, entre la Moldavie, d’autres régions d’URSS et l’Afghanistan. D’un côté la vie rurale, les habitudes, les questions, les doutes ; de l’autre la guerre et ses cruautés, ses peurs, ses héroïsmes, ses révoltes, la camaraderie et les rivalités entre les hommes. Le récit nous mène au cœur des inquiétudes et des incertitudes, des questions sur la violence, le « patriotisme », l’amour, la liberté. Cette question, par exemple, à laquelle répond le voisin, un instituteur contestataire : 

    « - Stefan, pourquoi les gens sont-ils amenés à quitter ce pays ? Qu’est-ce qu’ils pourront bien trouver de plus en Amérique ? […]

    - La liberté ! […]

    - Quelle liberté ? Le plus important dans cette vie est d’avoir une maison, des enfants, un travail. À quoi bon la liberté ?

    - Justement, la liberté c’est d’avoir tout cela sans contraintes. Sans choix imposés. […] Elle te plaît vraiment, ta vie ? Mariée de force, méprisée par ton mari. Obligée de travailler jour et nuit, sans relâche, sans pitié. Quel a été ton plus grand plaisir dans cette vie ? Quel est ton plaisir ? »

    La plus grande joie de Sanda est son fils, mais est-elle durable ?

    La guerre des serpents est écrit par une Moldave dans un français limpide qui garde des traces du passé linguistique de l’auteure, de son aveu même : « Si certaines phrases de ce livre vous paraîtront atypiques, maladroites, c’est parce que j’ai essayé de donner à la langue française cette connotation folklorique du dialecte moldave. ». Roman, autobiographie, narration historique, familiale ? En tout cas un récit plein de l’émotion que suscitent les véritables témoignages humains.

    Jean-Pierre Longre

    www.chapitre.com

    www.facebook.com/la.guerres.des.serpents

  • Parutions récentes, été 2016

    Poésie, Autobiographie, Histoire, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Marie-Hélène Fabra-Bratianu, Paul Fabra, L’HarmattanConstantin Acosmei, Ce qui s’est passé. Traduction du roumain par Nicolas Cavaillès et l’auteur, éditions hochroth Paris, coll. « sine die », 2016

    Présentation :

    Qualifié de « grand silencieux » par la critique, Constantin Acosmei, né en 1972 à Tîrgu Neamţ, est l’auteur d’un seul livre, Jucăria mortului (Le Jouet du mort), réédité à trois reprises depuis sa première parution en 1995. Il n’écrit plus.

    je prends entre mes doigts une mèche sale

    de mes cheveux emmêlés la brûle avec ma

    cigarette à la racine et la jette sous le lit 

    www.paris.hochroth.eu

     

    Poésie, Autobiographie, Histoire, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Marie-Hélène Fabra-Bratianu, Paul Fabra, L’HarmattanMarie-Hélène Bratianu, La mémoire des feuilles mortes. Préface de Paul Fabra, L’Harmattan, 2016

    Présentation :

    Ma mère était la descendante d'une grande famille roumaine, les Bratianu. Son père était historien et homme politique. Il est mort dans un camp. Mais elle préférait me raconter les réunions familiales avec des vieux généraux, des jeux dans des parcs avec un vrai roi, des enfants princes et des gouvernantes allemandes. Je me rappelais alors que ma mère venait d'une autre planète, en noir et blanc, comme les photographies accumulées dans une malle, à la maison.

    www.editions-harmattan.fr

  • « Qui me réveillera ? »

    Roman, autobiographie, Roumanie, Max Blecher, Elena Guritanu, Claro, Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, suivi de Cœurs cicatrisés,  traduit du roumain par Elena Guritanu, préface de Claro, postface de Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, 2015  

    « L’impression générale et essentielle de théâtralité devenait une véritable terreur dès que je pénétrais dans un cabinet de curiosités exposant des figures de cire. À mon effroi se mêlaient une vague ondulation de plaisir et la sensation étrange, que nous éprouvons tous parfois, d’avoir déjà vécu la même chose, dans le même décor. Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. ». Telle est la prose d’un écrivain encore trop méconnu, né dans le nord de la Roumanie, mort en 1938 à l’âge de 29 ans après avoir vécu pendant 10 ans atteint par le « mal de Pott », tuberculose osseuse qui l’obligea à interrompre ses études de médecine à Paris et à passer son existence dans divers sanatoriums.

    Trop méconnu, et pourtant plusieurs fois traduit en français (par Mariana Şora, Georgeta Horodinca, Hélène Fleury, Gabrielle Danoux…). Ce volume, qui réunit deux ouvrages différents traduits par Elena Guritanu, témoigne d’une écriture à la fois introspective et expressive, qui met en relation étroite le rêve et la réalité, l’hallucination et la sensation. Aventures dans l’irréalité immédiate est l’exploration d’une âme en proie à la perception d’un monde à la fois étrange et familier, défiguré par la douleur et recomposé par la poésie des mots et des phrases, une âme qui, comme une spectatrice de théâtre, est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, observatrice et observée. Ce premier récit, en va-et-vient et en circonvolutions, est un pathétique et admirable appel à la survie, malgré tous les obstacles : « Je me débats, je crie, je m’agite. Qui me réveillera ? ».

    Cœurs cicatrisés, de facture plus narrative, est le récit du séjour d’Emanuel (le double de l’auteur) dans un sanatorium de Berck. La maladie y est certes omniprésente, pensionnaires enserrés dans leur corset de plâtre, couchés nuit et jour, transportés en calèche, souffrant de mille maux – mais pensionnaires vivants. Emanuel, comme les autres, participe à des fêtes clandestines et alcoolisées, noue des amitiés solides, connaît des aventures amoureuses, fait de longues promenades dans les dunes ; il recherche aussi la solitude, découvre les Chants de Maldoror, rêve, voit disparaître certains de ses compagnons, jusqu’à son propre départ vers une autre destination, un autre sanatorium, d’autres espérances. Sous la linéarité du récit, se tissent les aventures intérieures, ainsi qu’une sorte de commentaire voilé, fruit d’une observation de soi et des autres qui n’exclut ni l’humour (noir ou morbide) ni la satire (discrète) ni bien sûr l’introspection.

    Ainsi saisit-on le bien-fondé de cette double publication : sous deux formes différentes, Max Blecher est un écrivain de la relation intime que l’individu entretient avec lui-même et avec ce qui l’entoure, entre imaginaire et réel transfigurés.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsdelogre.fr  

  • Écrivain conteur

    Conte, récit, autobiographie, Roumanie, Ion Creangă, Dominique Ilea, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreIon Creangă, Contes, souvenirs d’enfance et histoires. Traduction du roumain, préface et notes de Dominique Ilea, L’Harmattan, 2016. 

    Ion Creangă (1839-1889), diacre, instituteur, conteur plein de verve, écrivain savant, humoriste populaire, ami d’Eminescu, est souvent rapproché de Rabelais, de Charles Perrault ou de Boccace. Certes, ses héros ont « la bonhomie et la gaillardise joyeuses des héros rabelaisiens », comme l’écrit Andreia Roman dans son histoire de la littérature roumaine ; ses récits mêlent allègrement le réel et le merveilleux, la poésie charmante et la truculence grivoise. Mais sa plume est bien celle d’un auteur original, qui doit tout à son érudition, à ses origines campagnardes, à son travail de styliste et à son talent d’écrivain épique et burlesque.

    C’est ce dont témoignent les « pages choisies », traduites et présentées par Dominique Ilea. Un bel échantillon de textes, dans une traduction qui rend avec précision et modernité les audaces lexicales et la vigueur stylistique de l’auteur. D’abord quatre contes, « La Belle-mère aux trois brus », « L’histoire du Cochon », « L’histoire de Stan l’Averti » et « Ivan Tourbinka », qui mêlent au folklore régional la malice paysanne, à l’imaginaire féérique (ou démoniaque) la réalité historique. Les « Souvenirs d’enfance », suivant un ordre chronologique, mettent en avant les petites et grandes aventures d’un écolier déluré, épris à la fois de liberté et de son village chéri, de sa campagne heureuse qu’il rechigne à quitter pour poursuivre ses études à Iaşi : « Pour chaque fontaine, ruisseau, vallon, bocage et autres coins ravissants que l’on laissait derrière nous, un gros soupir gonflait notre poitrine ! ». Le volume se poursuit avec des histoires plus courtes mais tout aussi savoureuses, donnant des images cocasses du tempérament humain (la bêtise, la paresse, la sagesse arithmétique…), et se termine par un robuste « Conte grivois » où les épis de maïs subissent une drôle de transformation…

    Récits picaresques, épiques, comiques, les écrits de Creangă, qui donnent une belle place à l’oral (« Un livre à lire à haute voix », affirme justement la traductrice), sont ceux d’un auteur qui, « dans on propre langage succulent », fait magistralement la synthèse entre des sources multiples, des personnages de tout acabit et tout bien considéré universels dans leur diversité, des registres variés, le tout avec la modestie des grands, comme le montre la « préface à mes Contes » qui inaugure le livre :

    « Cher Lecteur,

    Que d’âneries n’auras-tu pas dû lire, depuis que tu es sur terre !

    Ajoutes-y celles qui suivent, pour m’obliger ; et si, à tel endroit, tu trouves cela bien peu à ton gré, prends la plume, à ton tour, et donne à voir quelque chose d’un meilleur aloi ; car, moi, c’est tout ce que j’ai su abouter. ».

    Jean-Pierre Longre

    www.harmattan.fr

  • Combats contre la dictature

    autobiographie,francophone,roumanie,sorin dumitrescu,éditions le ver à soieSorin Dumitrescu, Irrévocable ! éditions Le ver à soie, 2015

    Présentation de l’éditrice :

    « Malgré les engagements internationaux pris par la Roumanie lors de la ratification de l’Acte constitutif de l’UNESCO et de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, Sorin Dumitrescu, Directeur de la Division des sciences de l’eau de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Sciences et la Culture (UNESCO), fut retenu dans son pays par le régime dictatorial de Nicolae Ceauşescu entre 1976 et 1978 : une période pendant laquelle il fut sujet à une longue série de pressions et de harcèlements. Pour la première fois, et contrairement aux dispositions de l’article VI de l’Acte  constitutif auquel il avait souscrit, un gouvernement membre de l’Organisation « assignait à résidence » un fonctionnaire international dans son pays d’origine, l’empêchant ainsi d’accomplir la mission que lui avait confiée l’UNESCO. Pour la première fois également, le Directeur général de l’UNESCO se trouvait dans l’impossibilité d’assurer son autorité sur un fonctionnaire de l’Organisation, en conformité avec les obligations qui résultaient pour lui de l’engagement qu’il avait souscrit au moment de sa nomination. 

    C’est d’abord ce combat acharné contre le régime communiste dictatorial que raconte ce livre. Pendant deux ans, Sorin Dumitrescu va devoir déjouer un à un tous les pièges que lui tend la Securitate. C’est ainsi qu’au fil de situations authentiques qui ne manquent pourtant pas de rappeler les grandes heures du récit d’espionnage, l’auteur déroule sous nos yeux la véritable partie d’échecs qui l’oppose au gouvernement roumain et à Ceauşescu  personnellement pour parvenir à sortir de son pays et recouvrer son droit à accomplir ses devoirs de fonctionnaire international. Pourtant, au-delà du récit détaillé des stratégies ubuesques de la dictature roumaine à son égard, c’est aussi à la découverte de l’histoire récente autant que passionnante de l’UNESCO que ce livre nous entraîne. Un livre, dans lequel on ne se lasse pas non plus de découvrir avec étonnement le caractère arbitraire et parfois tout aussi ubuesque des règles auxquelles les demandeurs d’asile pouvaient être confrontés dans la France des années 1980. »

    Né en Roumanie en 1928, Sorin Dumitrescu est ingénieur hydraulicien et docteur en hydrologie. De 1959 à 1969, il a dirigé l’Institut de recherches hydrauliques de Bucarest. À partir de 1964, il a participé à la planification et à la mise en oeuvre de la Décennie Hydrologique Internationale (1965-1974), lancée par l’UNESCO. En 1969, il fut nommé Directeur de l’Office d’hydrologie de l’UNESCO et commença une carrière internationale. Envoyé en mission officielle dans la Roumanie de 1976, il sera empêché de quitter le pays par le régime dictatorial de Nicolae Ceauşescu. Il fit l’objet de diverses formes de répressions, malgré l’immunité conférée par son statut de fonctionnaire international. Après le combat acharné que raconte ce livre, et soutenu par le Directeur général et le Conseil exécutif de l’UNESCO, il a enfin pu rejoindre son poste à Paris en 1978. Il a ensuite fini sa carrière en tant que Sous-Directeur général de l’UNESCO.

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