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dessin

  • « Rattraper le temps qui nous avait été volé »

    récit,autobiographie,dessin,francophone,roumanie,florentina postaru,serge bloch,bayard,jean-pierre longreFlorentina Postaru, Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur…, « Grandir sous la dictature roumaine », Bayard, 2019.

    « Je pense à Tulcea, ma petite ville natale au bord du majestueux Danube, au delta et aux plages de la mer Noire. Je pense à ma famille, à mes parents, bien sûr, et parfois en plongeant dans les méandres de ma mémoire, je retrouve toute une galerie de souvenirs intimes qui avec moi ont voyagé. ». Telles sont les dernières lignes de l’introduction, dans laquelle Florentina Postaru relate avec l’indulgence de l’humour comment son origine et son accent roumains ont été accueillis en France – avec une circonspection mâtinée de pitié. Et ces dernières lignes annoncent le propos du livre, qui raconte l’enfance sous la dictature de Ceauşescu, la jeunesse après la « révolution » de décembre 1989, puis l’« auto-exil » en Bretagne, à l’âge de 37 ans.

    Florentina, dont les parents sont bienveillants et attentifs à la bonne éducation de leurs deux filles mais matériellement limités par les restrictions, manifeste dès la petite enfance un esprit malicieux et indépendant, notamment dans un milieu scolaire où le corps professoral, sauf exceptions, était en quelques sorte imprégné par l’autoritarisme brutal du régime politique. Le récit est bourré d’anecdotes qui frisent parfois le drame, mais qui se résolvent la plupart du temps avec le sourire de l’espoir. Vie familiale (petits conflits mais aussi événements épiques et comiques comme l’installation de l’antenne TV par le père sur le toit de l’immeuble), vie scolaire avec ses contraintes et ses révoltes, liberté des vacances à la campagne chez les grands-parents, vie sociale (y compris les queues interminables et résignées devant les magasins), les exploits sportifs, les projets, puis la vie lycéenne et estudiantine à partir de 1990… Une fois la liberté retrouvée, se précipitent toutes les nouveautés en matière de musique, de mode vestimentaire, de mœurs, de commerce, de goûts cinématographiques et littéraires (et parmi les auteurs favoris, Panaït Istrati, Caragiale, Gellu Naum, mais aussi des Russes, des Français…).

    La destinée de Florentina Postaru n’est bien sûr pas unique, et un certain nombre de Roumains de sa génération ont suivi peu ou prou un cheminement similaire, de la contrainte à une liberté qui leur a permis de « choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé ». Ce qui est unique dans ce livre, c’est le ton du récit, à la fois personnel, limpide et attrayant ; ce sont aussi les photos individuelles, familiales et collectives, et les multiples petits dessins de Serge Bloch, dont la drôlerie, le mouvement et le pouvoir d’évocation donnent une vie particulière à un ensemble qui se lit avec une vraie émotion et beaucoup de plaisir. Quant à l’aspirateur, on laissera les lecteurs en découvrir eux-mêmes le rôle.

    Jean-Pierre Longre

    https://leblog.bayard-editions.com

    https://www.sergebloch.com

  • « Laisser inventer la main »

    Essai, dessin, francophone, Eugène Ionesco, Gallimard, Jean-Pierre LongreEugène Ionesco, Le blanc et le noir, Gallimard, L’imaginaire, 2017

    On connaît évidemment le théâtre de Ionesco, moins évidemment ses essais, encore moins ses écrits narratifs. Mais connaît-on son œuvre graphique ? Certes beaucoup plus restreinte que son œuvre littéraire, elle existe bel et bien, dans un esprit créatif similaire à celle-ci. Séjournant à Saint-Gall avec sa femme et sa fille, le dramaturge s’adonna, grâce à des amis, à l’art de la lithographie, et cela donna Le blanc et le noir, publié d’abord en Suisse en 1981, puis en France, chez Gallimard, en 1985. La collection « L’imaginaire », dans laquelle figure cette nouvelle édition, va comme un gant à la main inventive et quelque peu iconoclaste de l’auteur, qui écrit lui-même : « Quand je commence à faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent, c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout. C’est pour cela, dis-je de nouveau, qu’il faut laisser inventer la main. ».

    Les quinze lithographies du livre (en noir et blanc, donc) sont précédées d’une longue introduction et, pour chacune d’entre elles, de commentaires parfois brefs. Pour Ionesco, le dessin semble être une découverte, ou une redécouverte : « Je recommence depuis rien. ». Et à l’imagination s’ajoute « une sincérité totale, naïve. ». À lire ses commentaires, on a l’impression qu'il découvre ses propres dessins, les décrit, les interprète comme peut le faire le lecteur, jusqu’à se questionner. Par exemple, pour le premier, à propos des figures qu’il représente : « Et voici leur chef, le maître, le dictateur, le tyran. Que sont ces quatre têtes déformées, caricaturales qui l’entourent dans les quatre coins de la feuille ? Ce sont ses adjoints, vraisemblablement. ». Ou encore : « Dans le coin de gauche, en haut, encadrée, c’est bien une croix. Une croix bien triste, esseulée. Est-ce parce qu’elle est en manque de crucifié ? Oui, si vous voulez. Mais les pendus ne sont pas de vrais pendus. ».

    Essai, dessin, francophone, Eugène Ionesco, Gallimard, Jean-Pierre LongreLes questions que se pose l’auteur à propos de cette œuvre graphique sont celles qu’il se pose à propos de son œuvre écrite. Les commentaires qui relient les images sont parcourus de réflexions non seulement sur le dessin, mais aussi sur la vie et la mort, sur le remords, sur la foi et la religion, sur le théâtre (qui « parle trop » !), sur le silence et le besoin de sérénité. Et la sincérité toujours, qui permet à l’auteur d’insister sur ses propres contradictions – contradictions et dualité qui, en fait, nourrissent son œuvre : « Je me contredis tout le temps, j’affirme tantôt ceci, tantôt cela. » : blanc et noir, oui et non, bien et mal, tragique et comique, avec ces aveux : « Dès ma première pièce de théâtre, je me suis pris à vouloir écrire la tragédie du langage : ce fut comique. […] Tout ce que je dis est double. […] Il y a peu de choses qui séparent l’horrible du comique. ». C’est écrit à propos du théâtre, mais les lithographies qui composent ce livre en sont une illustration expressive, et un aveu de plus.

    Jean-Pierre Longre

    www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire