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jean poncet

  • « Le temps se pose »

    poésie, roumanie, lucian blaga, jean poncet, horia bădescu, jacques andré éditeur, editura Şcoala ardeleană,Jean-Pierre LongreLucian Blaga, Éloge du sommeil, édition bilingue, traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet, postface par Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, 2019

    Voici le quatrième recueil de Lucian Blaga traduit par Jean Poncet et publié conjointement en France et en Roumanie par Jacques André éditeur et les éditions Şcoala Ardeleană – et comme avec les précédents, on ne se lasse pas de lire, de relire, de goûter, de méditer cette poésie de l’âme, de la nature, du temps, de la mémoire et de l’oubli (« L’oubli sans oubli », tel est le titre de la belle postface de Horia Bădescu, par ailleurs coordonnateur du projet de publication de ces volumes poétiques).

    Dans son avant-propos, « Survivre à la vie », Jean Poncet brosse le contexte biographique dans lequel le poète philosophe, professeur et diplomate, a composé ces vers parus en 1929. Déboires et déceptions alternent avec de brèves périodes de bonheur au cours d’une existence dans laquelle le sommeil tient une place primordiale, remplissant, semble-t-il, une double fonction : « Il est le moyen d’échapper aux dures réalités de la vie, le refuge régressif du poète qui, la nuit, « s’en retourne vers [ses] parents ». Mais, plus qu’une fuite, le sommeil est aussi le moyen d’accéder à un monde magique, atemporel. » Cela dit, si « le monde est un chant », le premier texte du recueil, « Biographie », fait le lien avec le précédent, assimilant le sommeil à la mort : « J’ai chanté et je chante encore le grand passage, / le sommeil du monde, les anges de cire. » Périodiquement les horloges rappellent que nous allons « sur les chemins du temps », et les cloches peuvent se confondre avec les cercueils dans un « paysage transcendant ».

    Si on retrouve l’inspiration mythique (Saint Georges et le dragon), biblique (« Lamentations de Jean dans le désert ») ou artistique (« L’oiseau sacré de Brancuşi »), la nature est encore ici source de création poétique, une nature que le sommeil n’épargne pas (« Dans le sang des moutons la forêt nocturne est songe long et lourd. / Aux quatre vents profonds / le sommeil s’empare des vieux hêtres. »), et le « siècle », « les bruissements électriques » de la civilisation n’empêchent pas de raconter « des histoires fabuleuses au milieu des sapins. »

    Éloge du sommeil, dans cette traduction à la fois fidèle et inspirée, comme pour les précédentes, est une preuve de plus que l’âme du poète, tourmentée par la « tristesse métaphysique », porte le poids du monde et le livre à tous par la puissance des images qu’il façonne et des chants qu’il fait sonner. « Et pourtant c’est avec des mots simples comme les nôtres / que furent créés le monde, les éléments, le jour et le feu. »

    Jean-Pierre Longre

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  • Images et harmonie

    Poésie Roumanie, Cassian Maria Spiridon, Elena Golub, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreCassian Maria Spiridon, Le don des larmes / Darul lacrimilor, édition bilingue. Encres de Elena Golub, traduction de Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2019.

    Ingénieur et chercheur scientifique, Cassian Maria Spiridon est aussi rédacteur culturel, éditeur, poète. Poète « secret », à la fois « étrange » et « familier », écrit Jean Poncet dans sa présentation, « Une lyrique de ténèbres ». D’emblée on décèle dans Le don des larmes un pessimisme absolu, que la mort même ne peut abolir, puisque « toutes les portes sont bouclées / nul n’a le temps de mourir » ; la perte du sens provoque « la Métaphysique des larmes » et « suscite une épouvante / d’apocalypse ». Le sacré peut-il sauver l’homme ? On peut en désespérer, à lire « État des lieux à midi », texte dans lequel une femme conclut ses occupations quotidiennes en ouvrant simplement le gaz, « tous les robinets », attendant la fin en observant la nature par la fenêtre ; « et personne n’ouvre la porte ». Mais en contrepoint se révèle « la naissance du vivant » – par le truchement de la poésie, car « le reste les poètes l’inventent ». Le « don des larmes » se veut une force spirituelle, la poésie le manifeste.

    L’univers du poète, au-delà du tragique et de la solitude, se meuble des couleurs, des lumières de la nature végétale et minérale, tout spécialement de la mer (faisant notamment passer le traducteur et ses lecteurs par la « Ville côtière » qu’est Marseille…). Une nature « source de vie » où pointent volontiers, en combinaisons variées, la sensualité et la « souffrance », « le vide » et l’amour, cet amour qui s’épanouit en images éluardiennes :

    mon amour tes yeux baignent

                       dans l’or de la lumière

    recouvre ma vie

                       de tes paupières

    et que tes longs cils lancent

                                 un pont

    entre la terre et le ciel

    Comme si, finalement, les images de la nature permettaient à l’homme de vaincre l’ignorance et l’incompréhension.

    Les vers, libres mais vivement rythmés, sont accompagnés par les encres développées en larges courbes de Elena Golub, illustrations colorées qui ajoutent leur musique à la musique du verbe et des évocations poétiques. Le tout constitue un recueil sensible dans lequel les mots et les arts se rencontrent en une harmonie profonde.

    Jean-Pierre Longre

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  • Silence et création

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre LongreLucian Blaga, În marea trecere / Dans le grand passage, édition bilingue. Traduction du roumain et avant-propos par Jean Poncet, postface par Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2018

    L’éditeur lyonnais Jacques André tient ses promesses : le troisième recueil de Lucian Blaga, În marea trecere / Dans le grand passage, traduit comme les précédents par Jean Poncet, vient de paraître. Et voilà le chroniqueur comblé, parce qu’il s’aperçoit qu’il a maintenant sur les rayons de sa bibliothèque trois versions bilingues de ce recueil, initialement paru en 1924 : la première, comprise dans un vaste volume intitulé Poemele luminii /Les poèmes de la lumière et traduit par Paul Miclău pour les éditions Minerva (Bucarest), date de 1978 ; la seconde, intitulée În marea trecere / Au fil du grand parcours, est parue en 2003 aux éditions Paralela 45 (Piteşti) dans une traduction de Philippe Loubière ; et la troisième est celle dont il est ici question. Tout cela pour mettre l’accent sur le succès de Lucian Blaga auprès des traducteurs, des éditeurs et des lecteurs, qui peuvent ainsi disposer de trois traductions du recueil. Chaque traduction de valeur (ce qui est le cas) non seulement contribue à mieux faire connaître l’œuvre, mais l’enrichit de résonances nouvelles.

    Mon intention n’est pas de les comparer, ces traductions (ni évidemment de les hiérarchiser). On aura vu les variations du titre (Philippe Loubière). Un simple aperçu des trois premiers vers du premier poème (« Către cititori », « Aux lecteurs ») suffira à mesurer combien la traduction de la poésie, d’une manière générale, est affaire non seulement de compétence linguistique, mais aussi de sensibilité personnelle.

    Paul Miclău : C’est ici ma maison. Là le soleil, le jardin et ses ruches.

                       Vous passez sur la route, regardez par la grille de la porte

                       et attendez que je parle. – Mais par où commencer ?

    Philippe Loubière :  Ma maison est ici. Derrière

                                          Est le soleil et le jardin avec ses ruches.

                                Vous qui passez sur le chemin,

                                          Vous voyez à travers les barreaux du portail

                                Et guettez mes propos. Par où commencerais-je ?

    Jean Poncet : Ici est ma maison. Là le soleil et le jardin avec ses ruches.

                       Vous qui passez sur la route, vous regardez par la grille du portail,

                       Attendant que je parle. – Par où commencer ?

    À chacun de se faire son idée.

    Par où poursuivre ? Par le volume qui nous occupe principalement dans cette chronique. Dans son avant-propos, Jean Poncet insiste sur le sens du titre et sur la substance du recueil, que ce titre synthétise : le « grand passage » est celui qui mène vers la mort, et dans sa postface, Horia Bădescu évoque ce qui est pour lui le thème central : « la tentation du silence et la sémantique de l’absence ». Face au monde, se taire et disparaître. Poncet et Bădescu, tous deux poètes, perçoivent profondément ce qui est au cœur des vers de Blaga : le pessimisme, qui transforme les prières en mots « amers », l’espérance en aspiration vers le vide. Mais ce pessimisme n’est pas absolu. Si les textes sacrés sont revisités, c’est au profit d’images nouvelles, d’une osmose entre le « je » et la nature :

                                Seul mon sang brame dans les bois

                                à son enfance lointaine

                                tel un cerf fatigué

                                à sa biche perdue dans la mort.

    Et « le mot se fait acte », chantant et bâtissant toujours le village cher au poète (« En vérité l’éternité est née dans le village ») et redisant le goût de la vie simple, dans une présence au monde qui met la contemplation et l’art au-dessus de l’action (« Je danse au-dessus de l’action »).

    Les recueils de Lucian Blaga se suivent sans se ressembler, dans une évolution qui frise la contradiction. Mais une contradiction qui se résout dans une perspective constructive : le cheminement vers la mort, le désir de silence et d’invisibilité ne peuvent passer que par un « être au monde » lyrique et créateur.

    Jean-Pierre Longre

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    L. Blaga, Au fil du grand parcours.pdf

  • Ce que révèle l’Œil Aveugle

    Poésie, Roumanie, George Vulturescu, Jean Poncet, Pierre Guimet, Jacques André éditeur Jean-Pierre LongreGeorge Vulturescu, Les Pierres du Nord, recueil bilingue, traduit du roumain par Jean Poncet, encres de Pierre Guimet, Jacques André éditeur, 2018

    Au départ, on pourrait croire à de la poésie autobiographique, soutenue par le caractère narratif des vers qui s’allongent au fil des souvenirs, des évocations du village, de la nature, des personnages du passé, des fêtes et des légendes de la campagne… Et les deux leitmotive qui parcourent le recueil, qui en forment même l’ossature, tendraient à le confirmer : « l’Œil Aveugle » (cet œil que George Vulturescu perdit accidentellement à l’âge de six ans) et les « Pierres du Nord » (Tireac, le village natal, se situe tout au nord-ouest de la Roumanie, près de Satu-Mare).

    On pourrait le croire. Mais derrière ces détails, au-delà des apparences, se développent d’autres visions, se détachent d’autres éléments, et la poésie est là pour les révéler, pour les mettre au monde, en des images encore inexplorées :

    « Et puis ce fut le matin…

    et un œil doutait de ce qu’il voyait :

    il y avait mille pierres et au-dessus d’elles mille autres pierres

    semblables à des vaches maigres

    qui mangent les vaches grasses de la Genèse. »

    Images pleines, audacieuses, en harmonie avec les encres de Pierre Guimet, saturées ou déliées, suggestives ou abstraites. Et il y a le mystère de la création. Le poème est un monde fait de mots et de lettres qui sont de véritables éléments naturels :

    « Les lettres sont-elles comme des pierres

    sous le pied ? Combien de temps peux-tu marcher

    sur ces pierres ? Ne s’enfoncent-elles pas

    dans le blanc des pages quand tu les lis ? »,

    « et les poèmes, lettre après lettre, sont un champ de bataille. ».

    Comme l’annonce un titre : « Le Devoir d’une lettre est d’obscurcir le sens du mot ».

    Le poète est à la fois témoin, scribe, créateur et gardien de ce monde ; c’est sa raison d’être :

    « Je claque des dents

    et je lis le nom du fou que je suis

    gravé par les éclairs sur les Pierres du Nord

    je me tiens à côté de leurs monogrammes tel le gardien

    du pouvoir monastique des hiéroglyphes. ».

    Les Pierres du Nord n’est pas un simple recueil poétique. C’est ce qu’on appelle un « beau livre », dans toutes ses dimensions : les textes, les illustrations, le format, la disposition, la mise en page qui cache parfois, sous le pli des feuillets, d’autres textes et d’autres illustrations… Un grand travail d’édition, qui vient enrichir la collection « roumaine » de l’éditeur Jacques André : les recueils bilingues de Lucian Blaga (Les poèmes de la lumière, Les pas du prophète), Maman Univers de Vasile George Dâncu – tous dans les belles traductions de Jean Poncet –, Survivre malgré le bonheur de Radu Bata, et d’autres ouvrages annoncés.

    Voir les publications "roumaines" de Jacques André  ici 

    Jean-Pierre Longre

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  • « Redonner vie »

    Poésie, Roumanie, Vasile George Dâncu, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreVasile George Dâncu, Maman Univers / Universul Mama, traduit du roumain par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2018

    Présentant le recueil, Jean Poncet écrit : « Dâncu, se refusant à tout artifice littéraire comme à tout pathos, y use de la langue la plus simple, la plus quotidienne. ». C’est ce qui saute aux yeux et à l’esprit lorsqu’on lit ces poèmes dont le personnage central, « Maman », est le pivot affectif omniprésent. L’auteur, chantant l’amour qu’il éprouve pour sa mère morte, fait effectivement appel au langage de la vie courante, en des instantanés, des évocations, des descriptions, des scènes qui surgissent de sa mémoire. Un langage qui puise sa poésie dans l’humilité du style et du personnage :

                       « plutôt la vie des humbles et des simples

                       qui vivaient et n’avaient pas de vie

                       comme

                       toi

     

                       toi tu vivais pour les autres

                       Maman ».

    La simplicité n’empêche pas la force des images portées par les mots (les mots ? « des socs / qui nous labouraient le cœur »), la puissance des paradoxes (« Maman est morte ! […] Christ est ressuscité ! », s’écrie-t-on à Pâques ; ou bien : « les cerisiers sont en fleurs toi tu es en terre »). Les vers, souvent narratifs ou descriptifs, évoquent en un même élan la vie présente et passée, l’amour et la mort, la tendresse et l’ingratitude, l’attachement et le remords, l’égoïsme et la générosité… Bref, la vie d’un fils pour qui sa mère a tout fait et qui, ne l’ayant pas toujours reconnu, lui préférant trop souvent les livres, emplit maintenant son cœur et ses pages de cette

    « Maman Univers

    souriant aux enfants

    du monde entier »,

    à qui il n’hésite pas à dire : « ta vie est maintenant ma poésie ».

    Même si la mort est maintes fois évoquée avec gravité, le chant du quotidien n’exclut pas l’humour, ni noir ni rose, plutôt d’un gris soutenu. Par exemple lorsque « Maman » se plaignait de son prénom Gafta (elle aurait bien préféré Agata), ou que sont égratignés au passage fonctionnaires, universitaires ou popes de campagne… Mélancolie discrète et sourire complice… Maman Univers est un beau recueil qui aborde un sujet grave et tendre, qui débusque l’exceptionnel dans le quotidien, qui redonne vie au passé, et qui sous son apparente facilité recèle des harmoniques émouvantes et « universelles ».

    Jean-Pierre Longre

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  • « Sous l’égide de Pan »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre Longre« Sous l’égide de Pan »

    Lucian Blaga, Paşii profetului / Les pas du prophète, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; coordination Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2017

    Voici le deuxième volume de ce qui sera, espérons-le, une prochaine série complète de publications bilingues. Jean Poncet poursuit, avec la même réussite que pour Les poèmes de la lumière, sa traduction de l’œuvre poétique de Lucian Blaga. Avec Les pas du prophète, dont la première parution date de 1921, nous plongeons dans une atmosphère différente, une esthétique « en rupture avec le passé ». Dans son introduction (qui, véritable essai historico-littéraire, contextualise précisément le recueil), Jean Poncet affirme et explicite la modernité de celui-ci, une modernité qui n’a pas été accueillie avec beaucoup de bienveillance en son temps. C’est l’expressionnisme, sous ses différentes facettes, qui est la marque dominante des Pas du prophète, un expressionnisme placé « sous l’égide de Pan, à la fois vision sensuelle, vitaliste, du monde et religion naturelle ». Avec cela, Lucian Blaga « ne cesse d’être philosophe même dans ses poèmes de plus belle facture. ».

    C’est donc Pan, toutefois vieillissant, qui occupe en partie le recueil, et le panthéisme qui le parsème. Plénitude et abondance (« et tu verras, les doigts / empoissés de jus, / tes mains trembler à telle abondance. ») font du corps humain un élément de la nature, et inversement : on ne compte pas les images, métaphores, comparaisons souvent audacieuses qui donnent au corps sa dimension naturelle : « Ta bouche est un raisin gelé » ; « Le crépuscule / aux lèvres rouges » ; « Une fille / aux cils longs comme épis d’orge »… Et le poète n’hésite pas à écrire des vers « sur des feuilles de vignes sèches ».

    C’est ce qui fait l’unité de l’ensemble. Cela dit, les styles, les tonalités, les genres même se succèdent et se mêlent avec une belle vivacité. La nostalgie reste nichée au cœur du lyrisme :

              « Doucement,

          tout doucement,

    j’ai caressé le passé

    et sans savoir pourquoi

    je me suis effondré

    et j’ai commencé à sangloter

    sur mon berceau. »,

    ce qui n’exclut ni l’humour tendre (par exemple dans « Souvenir d’enfance », dédié à « ma petite nièce Gigi qui n’aime pas les vers sans rime », et où effectivement les rimes fleurissent – y compris dans la traduction française), ni le sourire sarcastique de Lucifer qui voudrait tendre « la pomme de la connaissance » à l’Éternel : « Ça ne te ferait pas de mal, ô immense Très Saint, / d’y goûter un peu Toi aussi. ». On voit aussi par là que la religion, la philosophie, les mythes cosmiques, angéliques, sataniques ont une place de choix dans un recueil qui n’hésite pas à donner une forme théâtrale (dans « L’Ermite ») à la poésie.

    Le livre est complété par deux poèmes qui ont été assez curieusement ôtés après la première édition par l’auteur lui-même. Jean Poncet donne ses explications sans cacher sa perplexité devant cette suppression de deux textes importants, dont l’un a donné son titre au recueil. Quoi qu’il en soit, Les pas du prophète est un beau livre, porteur de lumière comme l’est Lucifer dont les « yeux jettent des lueurs de phosphore ». Ainsi éclairés, sans hésiter suivons ensemble ces pas.

    Jean-Pierre Longre

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  • « J’amplifie le mystère du monde »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre LongreLucian Blaga, Poemele luminii / Les poèmes de la lumière, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; postface par Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2016 

    La poésie de Lucian Blaga, aux harmoniques pleines et aux motifs éternels (l’amour, la nature, les souvenirs, la mort…), à la teneur « à la fois lyrique et métaphysique », est d’apparence simple, en tout cas abordable par tous, aux antipodes de l’hermétisme. C’est une première qualité, qui entraîne le lecteur vers une attention soutenue, plus approfondie – et dans cette perspective la traduction doit suggérer toute la dimension de chaque poème. C’est le cas de celle de Jean Poncet pour Les poèmes de la lumière, le premier recueil du poète-philosophe-dramaturge, paru en 1919 (il avait 24 ans).

    Ce recueil bilingue, fort bien venu à une époque où la poésie, qui plus est la poésie roumaine, n’a pas la faveur des « grands » éditeurs, jouit d’un double privilège : il est traduit et présenté par un poète ; Jean Poncet caractérise dans son avant-propos l’essentiel de l’œuvre de Blaga qui, « poétique comme philosophique », « trouve ses racines et s’ancre dans la réalité roumaine, sa culture, ses mythes et ses valeurs » parmi lesquels le « village roumain » qui « relève surtout d’une géographie intérieure faite de souvenirs et de mythes antiques, de pratiques agraires ancestrales et de chansons populaires. ». Deuxième privilège, le recueil se termine par la postface d’un autre poète, Horia Bădescu, qui analyse avec lucidité (c’est le cas de le dire) ces Poèmes de la lumière, associant à celle-ci le « mystère », ainsi que « l’enthousiasme qui déborde, la passion, la vitalité. ».

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre LongreAinsi bien encadrés, il y a évidemment les textes eux-mêmes, qu’il faut lire, en roumain et/ou en français, en silence et/ou à haute voix. D’emblée, l’auteur nous conduit au cœur de son projet : « Avec ma lumière j’amplifie le mystère du monde. ». Mystère paradoxal fait d’amour, attaché d’une manière constante aux éléments naturels (l’air, la terre, le feu, l’eau – l’herbe, le soleil, les étoiles, le fleuve…). Mystère fait aussi de silence, celui de la mort, celui de l’au-delà où paradis et enfer sont intimement liés :

                       « Comme un hérétique je songe et m’interroge :

                       De quelle source le paradis tient-il –

                       Sa lumière ? – Moi, je le sais : c’est l’enfer qui l’éclaire

                       De ses flammes ! ».

    Et encore :

                       « De toute éternité

                       ennemis, Dieu et Satan

                       auraient-ils compris que chacun serait plus fort

                       s’ils se tendaient une main pacifique ? Ils ont fait leur paix

                       en moi : unis ils ont versé en mon âme

                       la foi, l’amour, le doute, le mensonge. ».

    Ces vers, convenons-en, sont ceux d’un poète-philosophe qui, bien qu’encore jeune, fait la preuve d’une réelle maturité (il obtiendra son doctorat en philosophie dès 1920), tant par la complexité de la pensée que par une écriture qui, mêlant allègrement lyrisme, méditation et narration, ne nie pas le doute et, avec des mots très simples, ne craint pas les riches antithèses :

                       « Si noirs tes yeux

                       ma lumière. ».

    Et Jean Poncet ayant eu la bonne idée d’ajouter au recueil « Sept poèmes (presque) disparus », ne résistons pas au plaisir d’en citer deux vers, que le poète attribue à Jésus :

                       « Ô soleil, toi le divin, ta lumière nous aveugle

                       Même lorsqu’elle est reflet dans la boue… ».

    Certes, la poésie de Lucian Blaga a déjà été mise à la disposition du public francophone : un volume bilingue maintenant difficile (ou impossible ?) à trouver, publié aux éditions Minerva, qui, dans une traduction de Paul Miclău, regroupe sous le titre Les poèmes de la lumière la plupart des recueils de Blaga ; une belle anthologie, elle aussi bilingue, traduite et présentée par Sanda Stolojan, L’étoile la plus triste (Orphée / La Différence, 1992) ; et une non moins belle édition, elle aussi bilingue, du recueil Au fil du grand parcours (În marea trecere), présenté et traduit par Philippe Loubière (Editura Paralela, 2003) (voir ICI).

    Le livre publié par Jacques André éditeur et les éditions Şcoala Ardeleană est une première étape, espérons-le, vers une édition complète et renouvelée des œuvres du plus grand poète roumain du XXème siècle.

    Jean-Pierre Longre

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