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Littérature - Page 9

  • L’or des mots

    Poésie, francophone, Roumanie, Ghérasim Luca, José Corti, Jean-Pierre LongreGhérasim Luca, La paupière philosophale, José Corti, 2016  

    Chez Ghérasim Luca, la parole poétique plurielle et singulière, fragmentaire et fluide. On le constate dans tous les recueils à la fois issus du surréalisme et tendus vers la poésie sonore, l’expérimentation et la performance, composés de textes dans lesquels les mots sont plus que des mots : des objets saturés de sons et de sens, répartis dans leurs vers comme des notes sur leurs portées.

    Le titre du recueil est celui de la première partie : La paupière philosophale – et c’est déjà tout un programme incluant la manipulation verbale et le jeu sonore. On découvre dans les poèmes (où pullulent les allitérations en « p ») la volonté de « muer le vil métal / en pot-au-feu d’or mental » et de se couler dans une « peau fine / paupière finale / fatale / philosophale ».

    Suivent neuf autres mini-recueils consacrés à des pierres précieuses. Non pour les décrire, mais pour tirer de leurs noms, en formules délicates, les riches sonorités qu’ils contiennent (l’opale « avec les pôles d’une pile », le lapis-lazulis « sur la piste du lis », la chrysophrase (chrysoprase ?), « cristal du sophisme / et sopha du phonème », la turquoise, « truc coi et oisif », l’émeraude « comme la mère d’une robe » – ce ne sont que quelques exemples). Avec cela, le poète ne rechigne pas à chanter des refrains enfantins (« turlututus et turlurettes ») ni à se jouer de mots rares comme « ulex », « saphène », « sarrussophone », « thrips », « cynips » et autres termes spécialisés.

    Dans une langue épiée, espionnée, triturée, malaxée, remâchée, La paupière philosophale opère une extraction à la fois douloureuse et jubilatoire de l’or des mots.

    Jean-Pierre Longre

    www.jose-corti.fr

    www.jose-corti.fr/auteursfrancais/luca.html

  • « Qui me réveillera ? »

    Roman, autobiographie, Roumanie, Max Blecher, Elena Guritanu, Claro, Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, suivi de Cœurs cicatrisés,  traduit du roumain par Elena Guritanu, préface de Claro, postface de Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, 2015  

    « L’impression générale et essentielle de théâtralité devenait une véritable terreur dès que je pénétrais dans un cabinet de curiosités exposant des figures de cire. À mon effroi se mêlaient une vague ondulation de plaisir et la sensation étrange, que nous éprouvons tous parfois, d’avoir déjà vécu la même chose, dans le même décor. Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. ». Telle est la prose d’un écrivain encore trop méconnu, né dans le nord de la Roumanie, mort en 1938 à l’âge de 29 ans après avoir vécu pendant 10 ans atteint par le « mal de Pott », tuberculose osseuse qui l’obligea à interrompre ses études de médecine à Paris et à passer son existence dans divers sanatoriums.

    Trop méconnu, et pourtant plusieurs fois traduit en français (par Mariana Şora, Georgeta Horodinca, Hélène Fleury, Gabrielle Danoux…). Ce volume, qui réunit deux ouvrages différents traduits par Elena Guritanu, témoigne d’une écriture à la fois introspective et expressive, qui met en relation étroite le rêve et la réalité, l’hallucination et la sensation. Aventures dans l’irréalité immédiate est l’exploration d’une âme en proie à la perception d’un monde à la fois étrange et familier, défiguré par la douleur et recomposé par la poésie des mots et des phrases, une âme qui, comme une spectatrice de théâtre, est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, observatrice et observée. Ce premier récit, en va-et-vient et en circonvolutions, est un pathétique et admirable appel à la survie, malgré tous les obstacles : « Je me débats, je crie, je m’agite. Qui me réveillera ? ».

    Cœurs cicatrisés, de facture plus narrative, est le récit du séjour d’Emanuel (le double de l’auteur) dans un sanatorium de Berck. La maladie y est certes omniprésente, pensionnaires enserrés dans leur corset de plâtre, couchés nuit et jour, transportés en calèche, souffrant de mille maux – mais pensionnaires vivants. Emanuel, comme les autres, participe à des fêtes clandestines et alcoolisées, noue des amitiés solides, connaît des aventures amoureuses, fait de longues promenades dans les dunes ; il recherche aussi la solitude, découvre les Chants de Maldoror, rêve, voit disparaître certains de ses compagnons, jusqu’à son propre départ vers une autre destination, un autre sanatorium, d’autres espérances. Sous la linéarité du récit, se tissent les aventures intérieures, ainsi qu’une sorte de commentaire voilé, fruit d’une observation de soi et des autres qui n’exclut ni l’humour (noir ou morbide) ni la satire (discrète) ni bien sûr l’introspection.

    Ainsi saisit-on le bien-fondé de cette double publication : sous deux formes différentes, Max Blecher est un écrivain de la relation intime que l’individu entretient avec lui-même et avec ce qui l’entoure, entre imaginaire et réel transfigurés.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsdelogre.fr  

  • « L’étincelle de nos espoirs »

    PANAÏT ISTRATI D’HIER A AUJOURD’HUI


    Rencontres autour de la vie et de l’oeuvre de Panaït Istrati
    11 mai 2016
    Salle de conférences
    Institut français de l’éducation
    19, allée de Fontenay
    69007 Lyon
    Entrée libre dans la mesure des places disponibles
    Exposition
    11 mai – 9 juillet 2016
    Bibliothèque Diderot de Lyon
    5, parvis René-Descartes – BP 7000
    69342 cedex 07
    Du lundi au vendredi de 9h à19h
    Le samedi de 9h à 17h
    Ouvert à tous publics
    Visite guidée chaque jeudi à 15h
    Manifestation organisée par l’Association des amis de Panaït Istrati et par la
    Bibliothèque Diderot de Lyon
    Contacts
    amisdepanaitistrati@orange.fr
    fonds-slaves-diderot@ens-lyon.fr


    Programme de la journée du 11 mai disponible
    sur le site de la Bibliothèque Diderot de Lyon : http://www.bibliotheque-diderot.fr/
    sur le site de l’Association des amis de Panaït Istrati : http://www.panait-istrati.com/

    Programme de la journée du 11 mai
    Rencontres autour de la vie et de l’oeuvre de Panaït Istrati


    9h15
    Ouverture de la journée par Christine Boyer, directrice de la Bibliothèque Diderot de Lyon
    9h30
    Christian Delrue (Association des Amis de Panaït Istrati)
    Panaït Istrati « le pèlerin du coeur »
    10h30
    Jean-Pierre Longre (Littérature contemporaine – Université Jean Moulin Lyon 3)
    Echos istratiens dans quelques oeuvres contemporaines
    11h30
    Sergueï Feodossiev (chercheur et écrivain – Kiev, Ukraine)
    De la fascination à la haine, la perception de Panaït Istrati en URSS
    13h – 14h30
    Pause déjeuner
    14h30
    Hélène Lentz (Études roumaines – Université de Strasbourg)
    Les minorités dans l’oeuvre de Panaït Istrati
    15h30
    Alain Dugrand (Ecrivain et journaliste)
    Le voyage, la découverte du monde chez Panaït Istrati et l’ailleurs comme renouveau dans
    la littérature d’aujourd’hui
    16h30
    Vincent Baas et Anne Maître (Bibliothèque Diderot de Lyon)
    La place de Panaït Istrati à la Bibliothèque Diderot de Lyon
    Tout au long de la journée, lectures d’extraits de l’oeuvre de Panaït Istrati
    par l’acteur et comédien
    Philippe Morier-Genoud
    17h30
    Découverte de l’exposition à la Bibliothèque Diderot de Lyon

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  • Le poète : « Chargé de vers comme l’automne de fruits »

    Poésie, Roumanie, Ion Pillat, Gabrielle Danoux, Muriel Beauchamp, Dinu Pillat, Jean-Pierre LongreIon Pillat, Monostiches et autres poèmes, traduit du roumain par Gabrielle Danoux et Muriel Beauchamp, 2016 

    Ion Pillat (1891-1945), diplomate, officier, francophile résolu (il fit ses études à Paris et traduisit en roumain plusieurs écrivains français), homme de théâtre, reste connu comme un poète libre de toute influence contemporaine, plutôt attaché dans son écriture à une tradition que l’on a tenté de définir comme classique, parnassienne, symboliste… Cette diversité d’appréciation est un signe de singularité, d’originalité, et ses poèmes méritaient amplement d’être montrés au public français – ce que Gabrielle Danoux et Muriel Beauchamp ont fait avec ce choix de textes traduits dans le respect de la versification, de la musicalité et de l’inspiration originales.

    Et avec toute la variété de leurs formes, de leurs rythmes et de leurs tons. Le volume se compose de deux parties. D’abord des « monostiches », ces poèmes d’un seul vers dont la densité est telle qu’ils en disent plus ou autant que de longs textes. Quelques exemples :

             À Voroneţ, le soir : « S’agenouillait devant les saints de la fresque le coucher du soleil. ».

             Le berger : « Sa flûte à la bouche, dès qu’il se tait, la forêt joue. ».

             Abondance : « Aujourd’hui, j’ai croisé l’automne en char tiré par des bœufs. ».

    Puis des poèmes développés aux thèmes variés : l’art pictural ou architectural (la cathédrale de Chartres et sa lumière, par exemple), le village (roumain), les souvenirs (parmi lesquels celui d’Ovide à Tomis), les émotions, les évocations du pays d’origine et de la France – le tout en vers sonnants, aux rimes ou assonances douces ; des sonnets même et, pour finir, un oratorio maritime fermant le recueil et ouvrant l’horizon sur « le murmure croissant des vagues ».

    Jean-Pierre Longre

    http://www.babelio.com/livres/Pillat-Monostiches-et-autres-poemes/804414

    Dinu Pillat, fils de Ion Pillat, est l’auteur d’un roman au destin aventureux, En attendant l’heure d’après, traduit par Marily Le Nir (Éditions des Syrtes, 2013). On en trouvera une présentation et un commentaire ici ou .

  • Écrivain conteur

    Conte, récit, autobiographie, Roumanie, Ion Creangă, Dominique Ilea, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreIon Creangă, Contes, souvenirs d’enfance et histoires. Traduction du roumain, préface et notes de Dominique Ilea, L’Harmattan, 2016. 

    Ion Creangă (1839-1889), diacre, instituteur, conteur plein de verve, écrivain savant, humoriste populaire, ami d’Eminescu, est souvent rapproché de Rabelais, de Charles Perrault ou de Boccace. Certes, ses héros ont « la bonhomie et la gaillardise joyeuses des héros rabelaisiens », comme l’écrit Andreia Roman dans son histoire de la littérature roumaine ; ses récits mêlent allègrement le réel et le merveilleux, la poésie charmante et la truculence grivoise. Mais sa plume est bien celle d’un auteur original, qui doit tout à son érudition, à ses origines campagnardes, à son travail de styliste et à son talent d’écrivain épique et burlesque.

    C’est ce dont témoignent les « pages choisies », traduites et présentées par Dominique Ilea. Un bel échantillon de textes, dans une traduction qui rend avec précision et modernité les audaces lexicales et la vigueur stylistique de l’auteur. D’abord quatre contes, « La Belle-mère aux trois brus », « L’histoire du Cochon », « L’histoire de Stan l’Averti » et « Ivan Tourbinka », qui mêlent au folklore régional la malice paysanne, à l’imaginaire féérique (ou démoniaque) la réalité historique. Les « Souvenirs d’enfance », suivant un ordre chronologique, mettent en avant les petites et grandes aventures d’un écolier déluré, épris à la fois de liberté et de son village chéri, de sa campagne heureuse qu’il rechigne à quitter pour poursuivre ses études à Iaşi : « Pour chaque fontaine, ruisseau, vallon, bocage et autres coins ravissants que l’on laissait derrière nous, un gros soupir gonflait notre poitrine ! ». Le volume se poursuit avec des histoires plus courtes mais tout aussi savoureuses, donnant des images cocasses du tempérament humain (la bêtise, la paresse, la sagesse arithmétique…), et se termine par un robuste « Conte grivois » où les épis de maïs subissent une drôle de transformation…

    Récits picaresques, épiques, comiques, les écrits de Creangă, qui donnent une belle place à l’oral (« Un livre à lire à haute voix », affirme justement la traductrice), sont ceux d’un auteur qui, « dans on propre langage succulent », fait magistralement la synthèse entre des sources multiples, des personnages de tout acabit et tout bien considéré universels dans leur diversité, des registres variés, le tout avec la modestie des grands, comme le montre la « préface à mes Contes » qui inaugure le livre :

    « Cher Lecteur,

    Que d’âneries n’auras-tu pas dû lire, depuis que tu es sur terre !

    Ajoutes-y celles qui suivent, pour m’obliger ; et si, à tel endroit, tu trouves cela bien peu à ton gré, prends la plume, à ton tour, et donne à voir quelque chose d’un meilleur aloi ; car, moi, c’est tout ce que j’ai su abouter. ».

    Jean-Pierre Longre

    www.harmattan.fr

  • Poésie et gravure

    Poésie, gravure, francophone, Roumanie, Cornelia Petrescu, Marc Pessin, Le verbe et l'empreinteCornelia Petrescu, Le sagittaire, Marc Pessin, Encres, Le verbe et l’empreinte, 2016

    Présentation :

    « Les poèmes de Cornelia reflètent des tensions contradictoires, tantôt vers une relation intime, profonde, avec la langue et le pays d’adoption, tantôt vers cette voix qui refuse de se taire, qui l’appelle du tréfonds de ses racines et qui n’est pas sans rappeler l’aveu d’un  autre  créateur  roumain  déraciné, Panaït Istrati : « Je suis venu dans les lettres françaises avec une âme roumaine, mais je dus lui prêter un masque français. Quand je tentai de rendre à cette âme son visage roumain, je ne le pouvais plus ; elle s'était éloignée avec un visage étranger »… Devenir conscient de soi incite à se voir avec les yeux de l’Autre. C’est ce que font Cornelia Petrescu, frêle mais fort saule pleureur, et Marc Pessin, qui nous parle autrement d’une vision identitaire. Cette rencontre, elle-même improbable, a mis en communication directe et empathique, dans un petit bourg blotti dans les Alpes, une Roumaine adoptée par la France et un Français connaisseur d’art et de poésie roumaine. En résulte un joyau inouï, limpide et tressé de mille fils invisibles qui font oublier le travail qui se cache derrière, le chagrin inguérissable qui nourrit la parole, les non-dits, les doutes et les questions sans réponse, pour éclater au grand jour comme un nuage délicat qui se dissout dans la lumière.»

                                                                                           Simona Modreanu

    (Docteur ès Lettres de l'Université Paris 7, écrivain, traducteur, professeur de langue et de littérature française à l'Université "Alexandru Ioan Cuza"de Iaşi)

    Poèmes accompagnés de 5 encres de Marc Pessin imprimés en Palatino sur conqueror vergé 21x30 cm en feuilles sous couverture gravée et estampée par MARC PESSIN. Édition tirée à 50 exemplaires numérotés et signés. Achevé en Avril 2016  pour les Éditions ‘’Le Verbe et l’Empreinte’’, atelier d’art à Saint-Laurent-du-Pont Isère.

    Un des 50 exemplaires : 80 €

    Cornelia Petrescu

    Née en 1938 dans une famille d’instituteurs de Bucovine (Nord de la Roumanie), elle a vécu son enfance pendant la période trouble de la guerre, suivie par l’absurdité de la dictature communiste. De formation scientifique, elle a travaillé comme ingénieur en Roumanie et en France où elle s’est exilée en 1986. Son attrait pour l’écriture naquit dans son pays d’adoption, comme un exutoire à la difficulté du déracinement qu’elle vivait.

    Ces poésies, qui marquent l’évolution de l’auteur sur la terre d’asile, sont publiées grâce à l’incitation de son éditeur Marc Pessin.

    Membre de l’Union des Ecrivains de Roumanie et de la Société des Ecrivains de Bucovine.

    Du même auteur:

    Cartes postales, roman en langue roumaine, Timpul  Iaşi/2014,

    La nuit des cigales, roman en langue française, Thot Grenoble/2004, traduit en langue roumaine, Junimea Iaşi /2012,

    Le cercle de Siméon, roman en langue roumaine,  Junimea Iaşi/2010,

    Les écorces d’orange, recueil de nouvelles en langue française, Mon petit éditeur Paris/2010,  

    Semper Stare, roman en langue française, L’Harmattan Paris/2007,

    Un autre regard (coauteur), album bilingue, Tipolidana Suceava/2004,

    L’apprentissage de l’humilité, roman en langue roumaine, Junimea Iaşi/2001,

    La première vie,  roman en langue roumaine, Noël Iaşi/1998,

    Rêve de chien. Rêve d’homme, nouvelle de début en langue française,  Vernet Isère/1990.

    www.cornelia-petrescu.info

  • Le secret d’Elena

    Roman, francophone, Roumanie, Liliana Lazar, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLiliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016  

    Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.

    À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.

    Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.

    Jean-Pierre Longre

    www.seuil.com

  • Amour, lyrisme et mots

     

    Radu Bata à Lyon

    Le Consulat Général de Roumanie à Lyon vous convie, le mercredi 23 mars à 18h.00, à la Maison de l’Europe et des Européens, 242 rue Duguesclin 69003 Lyon, à la rencontre avec l’écrivain Radu Bata et le professeur Jean-Pierre Longre (Rhône Roumanie) pour discuter sur les interférences littéraires franco-roumaines, sur une géographie imaginaire aux frontières perméables.
    La soirée finira autour d’un cocktail offert par le Consulat Général de Roumanie à Lyon.

    CONSULAT GENERAL DE ROUMANIE A LYON
    29, rue de Bonnel 69003 Lyon
    Tél: 04.78.60.70.77, Fax: 04.78.60.70.94
    consulatroumanie.lyon@gmail.com

    Plus de préisions ici: affiche Radu Bata MDEE.pdf

    Radu Bata, Le philtre des nuages et autres ivresses, Éditions Galimatias, 2014

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    Oui, dans Le philtre des nuages, le lyrisme et les jeux font bon ménage, ce qui n’est pas courant. Radu Bata, dans son précédent ouvrage, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, nous avait mis en condition, triturant la langue dans tous les sens de ses rêves et de ses insomnies. Ici, certes, nous retrouvons ce goût prononcé pour l’élasticité du verbe, pour les « champs sémantiques / du no man’s land », pour la musique des consonnes, pour les aphorismes détournés… Mais, dit-il, « derrière les mots il y a un mystère ».

    C’est ce mystère que, par la poésie, le « soigneur de mots », spécialiste de « la langue du doute », tente de percer. Les textes, aux titres intrigants, souvent décalés, ne manquent pas de réserver des surprises linguistiques, oniriques, humoristiques, satiriques – et les suites à caractère surréaliste, aux allures de cadavres exquis, voisinent sans anicroche avec la simple expression des sentiments humains, avec le lyrisme vrai de l’amour, seul capable « de dissiper / les nuages / qui s’amassent / sur ton front ».

    poésie,francophone,roumanie, radu bata, éditions galimatias,jean-pierre longreMais comment préserver la sincérité du cœur dans un monde où « les humains ne savent plus dire qu’amour de soi », dans un monde où les « enfants battus / de la prospérité » doivent fraterniser avec des « loups-garous avares » ou des « vampires malveillants » ? Comment l’individu, condamné à « vivre pluvieux », peut-il affronter les monstres modernes ? Radu Bata n’a pas perdu ses racines roumaines, qu’il revendique çà et là, et n’a rien oublié non plus de la beauté des nuages, de « l’harmonie cosmique », de la « langue du doute », des bienfaits du silence, ni de l’ivresse que procure la vraie poésie, celle de Rimbaud ou de Nichita Stanescu par exemple.

    C’est ainsi que Le philtre des nuages, en « poésettes » aux allures simples mais (mine de rien) finement élaborées, nous emmène « par des chemins de traverse » vers un « pays d’élection », celui où il fait bon, sous la houlette du langage, déguster les bonheurs distillés de la nature, de la tendresse et de la chaleur humaines.

    Jean-Pierre Longre

     www.editions-galimatias.fr  

  • Pages choisies de Ion Creanga

    Ion Creanga, Contes, Souvenirs d'enfance et Histoires, traduit du roumain, préface et notes de Dominique Ilea, L'Harmattan, 2016

    Creanga.jpg

    Présentation de l'éditeur:

    Ion Creanga est, jusqu'au bout de la langue, un conteur emporté par son récit qu'à son tour il transcende en maître. Quand ses contes et ses histoires nous renvoient au « Décaméron », au « Federigo » de Mérimée ou encore aux « djinns » et autres « éfrits » des Mille et une nuits, ses « souvenirs d'enfance » penchent du côté de « Lazarillo de Tormes » pour offrir un récit autobiographique des aléas d'un gamin tout sauf modèle mais croquant la vie...

    Dominique Ilea présentera "Contes, souvenirs d'enfance et histoires" de Ion Creanga au Salon du livre de Paris, le 19 mars de 12h15 à 13h
    Intervenante: Dominique Ilea, la traductrice de l'ouvrage
    Invité: Pr Eugen Simion, membre de l'Académie roumaine, essayiste, critique et historien de la littérature
    Modératrice: Aïda Valceanu, journaliste
    Salon du livre de Paris
    Stand de Roumanie
    Paris Expo Porte de Versailles
    Pavillon 1
    1, place de la Porte de Versailles
    75005 Paris
    Renseignements / contacts : http://www.livreparis.com/Le-Salon/Infos-Pratiques/ 

    Les éditions L’Harmattan et la traductrice, Dominique Ilea, ont le plaisir de vous inviter à la présentation de l'ouvrage de Ion Creangã Contes, souvenirs d'enfance et histoires, Pages choisies
    En présence du Pr Eugen Simion, membre de l'Académie roumaine, essayiste, critique et historien de la littérature roumaine
    Le samedi 19 mars 2016 à 16h30
    Espace L'Harmattan - 21 bis rue des Ecoles, 75005 Paris
    Métro Maubert-Mutualité, ligne 10 - Bus 63, 86, 87

     

    Chronique à venir ici...

     

  • Londres-Varatec aller-retour

    Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreGaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016  

    Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir une monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.

    Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.

    Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreVisiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…

    Jean-Pierre Longre

    www.grasset.fr

  • Littérature au micro

    Essai, Roumanie, Lucian Raicu, Dominique Ilea, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreLucian Raicu, Cent lettres de Paris, traduit du roumain par Dominique Ilea, L’Harmattan, 2016  

    Lucian Raicu (1934-2006), originaire de Iaşi, fameux essayiste dans son pays, fut obligé de quitter celui-ci en 1986. Exilé à Paris, il tint pendant les années 1990, au micro de Radio France Internationale, des chroniques littéraires destinées à ses compatriotes, qui furent réunies en volume en 2010. La traduction fort bien venue de cette centaine de textes montre que, pour oraux qu’ils fussent, chacun d’entre eux est une brillante et durable contribution à la connaissance de la littérature et de la pensée françaises. Comme l’écrit Dominique Ilea dans sa présentation, Lucian Raicu est un « maître du croquis au fusain, de la fléchette qui fait mouche, du petit angle insoupçonné qui vous redessine tout un paysage ».

    Dans un ordre chronologique, de Pascal à Deleuze, de La Fontaine à Blanchot, de Voltaire à Sartre, les grands noms du patrimoine sont passés au crible, avec un sens de la synthèse et une finesse d’analyse qui ne laissent de côté ni admiration ni concessions. Certains d’entre eux ont le privilège de faire l’objet de plusieurs articles, et nous trouvons ainsi des sortes de blocs comparables à de véritables essais sur, par exemple, Voltaire, Michelet, Mauriac, Sarraute… Parmi les écrivains choisis, comme on pouvait s’y attendre, des mentions spéciales pour plusieurs franco-roumains : Benjamin Fondane, qui « se sent comme un poisson dans l’eau dans la littérature française » ; Ionesco, avec lequel l’auteur s’est senti en émouvante affinité en traversant le Louvre dans le bus 39 ; Cioran, le « prophète de la “décomposition” »… Sans compter tous ceux que l’on rencontre au passage, et dont l’abondance est attestée par l’index de fin de volume.

    Si la plupart des textes ont pour centre les écrivains, ils n’ont rien de principalement biographique. Ceux-ci sont des supports, des points de départ pour une réflexion sur la littérature, sur la philosophie, sur les rapports qu’elles entretiennent. Il peut s’agir d’une méditation désabusée, à propos de Verlaine, sur la mort des poètes et le peu de retentissement qu’elle a à notre époque, ou de considérations sur un genre remis à la mode dans les années 1990, la biographie d’écrivain. Et tout au long des pages se pose ouvertement ou en filigrane la question de la littérature, de sa définition, de sa finalité, de sa vitalité. À ce sujet, voici une réflexion qui a d’autant plus de poids qu’elle vient d’un exilé politique : « Les grands écrivains inventent un langage, voire une autre langue, qui se démarque étrangement de la collective, la défie, la sape, niant sa globalité, ses prétentions autoritaires, son totalitarisme, sa dictature (une dictature de la « majorité » dominante) ».

    Ces Cent lettres de Paris envoyées aux auditeurs puis aux lecteurs roumains, revenues en France par le truchement de la traduction, proposent à chacun de tracer son itinéraire dans les immensités de la littérature. Un guide inépuisable…

    Jean-Pierre Longre

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  • Intrigues danubiennes

    Roman, francophone, Roumanie, Irina Adomnicai, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreIrina Adomnicai, Amours de contrebande, L’Harmattan, 2015  

    De prime abord, on met en doute le genre annoncé sur la couverture, « roman ». Car le livre se compose de trois récits apparemment autonomes : « Le Fossoyeur du Danube », qui relate l’histoire de Basile, dont le métier est d’enterrer les cadavres des anonymes qui, en tentant de fuir le pays, se sont noyés dans le Danube ; « Pas de deux », où un Français, Florian Duverger, venu en Roumanie pour vendre la maison de sa grand-mère, y fait d’étranges rencontres ; « l’île de l’âme », dont le personnage principal – en dehors de deux scientifiques, l’un roumain, l’autre français, qui mènent des expériences délicates – est pour ainsi dire Adda-Kaleh, « l’île fortifiée », petite « virgule » de terre dont la vie si diverse au fil des siècles fut submergée par la construction du barrage de Turnu-Severin, entre la Roumanie et la Yougoslavie, mais qui semble revivre par la narration.

    Trois récits donc, mais dont on comprend, à mesure qu’on avance dans leur lecture, qu’ils sont attachés au fil du Danube, qui en forme le liant romanesque. Mais ce liant est aussi assuré par les destinées hors-normes des personnages, par leurs rencontres, leurs discussions, leurs confrontations, par les « amours de contrebande » que les hommes tentent de vivre en se raccrochant au réel, les femmes à l’imaginaire (pour schématiser). L’imaginaire, le rêve, le cauchemar parfois se construisent sur le réel politico-historique de la dictature communiste, sur des descriptions tangibles de paysages ruraux ou urbains, sans négliger la satire à laquelle la vie imposée par le régime prête le flanc, ni les allusions à quelques légendes traditionnelles. Par-dessus tout, « les ombres, le double, l’âme immortelle… », mais « on trouve rarement le dernier mot de l’énigme qui aimante la douloureuse algèbre du destin humain. ».

    Irina Adomnicai, dont l’activité de psychanalyste n’est peut-être pas étrangère aux mystères qui entourent et que recèlent les personnages, signe là un roman dense, complexe, sous-tendu par une poésie puissante et baroque, dans lequel le Danube, impassible et bouillonnant fleuve « magnétique », joue un rôle démiurgique, « le Danube qui paraissait traverser tous les dommages subis, comme si de rien n’était. ».

    Jean-Pierre Longre

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  • Prendre le temps

    Invité par le Consulat Général de Roumanie à Lyon, en partenariat avec l’Institut Culturel Roumain de Paris et TVR Iaşi, Matéi Visniec sera à Lyon les 16 et 17 février 2016, au cinéma La Fourmi et à la Maison de l’Europe et des Européens. Pour toutes précisions, voir ICI

    Matéi Vişniec, Le marchand de premières phrases, traduit du roumain par Laure Hinckel, éditons Jacqueline Chambon, 2016

    Roman, Roumanie, Matéi Visniec, Laure Hinckel, Jacqueline Chambon, Jean-Pierre Longre

    Kaléidoscope, n.m. 1. Petit instrument cylindrique, dont le fond est occupé par des fragments mobiles de verre colorié qui […] produisent d’infinies combinaisons d’images aux multiples couleurs. 2. Fig. Succession rapide et changeante (d’impressions, de sensations, d’activités). (Le Petit Robert). Vérification faite par le lecteur des 350 pages qui le composent, Le marchand de premières phrases est bien un « roman kaléidoscopique », comme l’annonce son sous-titre. Succession et retours périodiques de personnages, d’intrigues, d’images, de rêves, de questions, d’aventures auxquels correspondent des styles divers, adaptés aux situations.

    Le narrateur, romancier de son état, est à la recherche de la première phrase idéale, et pour cela compte sur Guy Courtois, « marchand de premières phrases », avec lequel il se met à correspondre et qui, dans ses lettres envoyées des plus fameux cafés d’Europe, cite les premières phrases de nombreux romans célèbres d’écrivains de toutes langues. Voilà le fil conducteur, la justification du titre, la trame narrative principale – sorte d’autobiographie littéraire du romancier en quête de sujets et de personnages. Mais se tissent progressivement et en alternance d’autres histoires dont chacune forme peu à peu un tout. Il y a celle de X. qui se réveille dans une ville désertée de tous ses habitants et qui va se lancer dans l’exploration de plus en plus délirante des moindres recoins de ce monde figé ; celle des amours avec une certaine Mademoiselle Ri, à qui sont adressés des poèmes de plus en plus érotiques ; celle de Monsieur Busbib, concierge, qui décide de dresser la liste de tous les problèmes du monde par ordre d’importance. Il y a les rêves, relatés dans des comptes rendus qui poussent à la réflexion et aux classements (« rêves fragmentaires », « rêves persistants » ou « rêves-amortisseurs », « rêves-scénarios ») ; la correspondance échangée entre Guy Courtois et Bernard, qui tient une librairie fourre-tout où ont trouvé refuge le narrateur et Mademoiselle Ri, et qui surveille le travail de l’écrivain. Il y a les incursions dans le passé roumain, avec les souvenirs, notamment, du « restaurant des écrivains » qui, à l’époque communiste, se trouvait dans la Casa Monteoru, où paraissait régner une (toute relative) liberté intellectuelle, qui est devenue pour le jeune poète « la citadelle à conquérir », et dont il s’apercevra plus tard qu’elle était truffée de micros à l’usage des espions de la Securitate. On assiste avec un certain effroi au travail d’une machine à écrire des romans, « Easyteller », et avec empathie à la révolte des écrivains roumains contemporains, qui se mettent en grève pour faire reconnaître au monde leur littérature trop méprisée, trop injustement méconnue, dans l’histoire de laquelle ne figure aucun Prix Nobel !

                       « Assez !

                       Assez du mépris et de l’indifférence de l’Occident

                       pour la littérature roumaine.

                       Écrivains roumains, vous méritez pleinement

                       un prix Nobel de littérature !

                       Ne vous laissez plus déposséder de la reconnaissance mondiale !

                       Exigez la récompense suprême !

                       Exigez la visibilité culturelle !

                       Un Nobel pour la Roumanie – maintenant ! »

     

    On l’aura compris, un tel foisonnement romanesque ne se résume pas. Dans ce que Mademoiselle Ri dénonce comme un « incroyable désordre », voire « un tel bordel », chacun trouve ce qu’il cherche, en faveur de la littérature (la vraie), contre une société qui ne fonctionne que sur les automatismes et l’éphémère, une société qui ne sait pas persévérer, et que la littérature pourrait sauver. « Ce qu’est un roman ? Avant tout, c’est une quantité de temps. Quand vous voyez un roman dans une librairie, si vous êtes un peu attentif, vous pouvez évaluer immédiatement la quantité de temps qu’il contient. Et cela dans un double sens : le temps qui a été nécessaire à l’auteur pour l’écrire et le temps qu’il vous faudra pour le lire. ». Le marchand de premières phrases est un roman multiple, qu’il faut absolument prendre le temps de lire, en suivant tous les chemins qu’il propose.

    Jean-Pierre Longre

    www.actes-sud.fr/departement/jacqueline-chambon 

    www.visniec.com

  • « Plus qu’on ne puisse imaginer »

    roman,roumanie,gellu naum,luba jurgenson,sebastian reichmann,éditions non lieu,jean-pierre longreGellu Naum, Zenobia, traduit du roumain par Luba Jurgenson et Sebastian Reichmann, éditions Non Lieu, 2015

    Gellu Naum (1915-2001) est l’une des figures majeures du surréalisme roumain. Étudiant, il fréquenta Breton et d’autres membres du groupe parisien, se lia d’amitié avec Benjamin Péret et Victor Brauner… Revenu à Bucarest, il fonda après la guerre de 39-45, avec Gherasim Luca, Paul Păun, Virgil Teodorescu, le groupe surréaliste roumain, dont l’activité fut rapidement contrecarrée par la dictature. Gellu Naum ne s’exila pas, ou disons que son exil fut intérieur : poursuivi et fragilisé par la bureaucratie et la censure, il s’installa à Comasa, village situé à quelques dizaines de kilomètres au sud de la capitale. C’est là qu’en 1985 il écrivit Zenobia, récit surréaliste et « rhoman » d’amour (orthographe de l’auteur), dont l’héroïne est inspirée par Lyggia, l’épouse tant aimée, dont le livre contient quelques gravures.

    Surréaliste, ce récit l’est assurément : le rêve et la veille, le réel et l’imaginaire, les pressentiments et les surprises, l’amour fou, les « signes » du hasard objectif et la « disponibilité » du sujet, tout est réuni de ce que Breton avait défini bien des années auparavant. Des leitmotive tels que « Je t’aime plus qu’on ne puisse imaginer » poussent d’ailleurs jusqu’au bout la démarche surréaliste. Et l’héroïne, Zenobia, se situe, avec les variations de rigueur, dans la lignée de l’Aurélia de Nerval, de la Nadja de Breton, de l’Aurora de Leiris, voire de la Nébuleuse de Fernand Dumont – ces femmes-fées qui sont le fruit des rencontres réelles et de l’onirisme magique.

    Le livre de Gellu Naum, pour poétique qu’il soit, répond aussi à des critères romanesques, dans sa continuité : retours de personnages identifiés, parcours géographiques circonscrits depuis marécages jusqu’aux marécages en passant durablement par la ville, Bucarest, digressions vers des épisodes imaginaires ou très réels (toutes ces nouvelles du monde qui se précipitent, s’entrechoquent, délivrées par la reproduction textuelle d’entrefilets journalistiques), et le temps qui blanchit les cheveux. Par-dessus tout, l’amour qui demeure fidèlement, jusqu’au bout.

    Une belle réédition, à recommander à l’occasion du centenaire de la naissance de Gellu Naum.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr    

    P.S. : Les éditions Non Lieu poursuivent par ailleurs la publication de Titanic, bulletin de l’association Benjamin Fondane, avec le n° 3 intitulé : Vérité et paradoxe, Kierkegaard, Fondane et la philosophie (actes des rencontres d’avril 2014 à l’Université de Namur).

    http://www.benjaminfondane.org/association-benjamin-fondane.php

     

  • Explosante-fixe

    roman,francophone,roumanie,irina teodorescu,gaïa-éditions,jean-pierre longreIrina Teodorescu, Les étrangères, Gaïa, 2015

    Le nouveau roman d’Irina Teodorescu ne laisse pas le lecteur en repos ; c’est tant mieux. De l’image à jamais fixe de la photographie à l’incessant mouvement circulaire de la danse, il doit se frayer son chemin, le lecteur. Et entre les deux formes artistiques, une troisième s’impose, qui fait le lien : la musique, sonore ou silencieuse. En outre, il y a les voyages, les va-et-vient entre Bucarest et Paris, entre la ville étrange et reposante de Kalior (la plus belle, sans doute) et l’Europe – et par-dessus tout, l’amour.

    La narration est multiple, en instantanés, en spirales, en arrêts sur image, en bonds, autour des deux protagonistes. Il y a d’abord Joséphine, petite puis jeune fille franco-roumaine, élevée sous la dictature de Ceauşescu mais pouvant circuler, avec ses parents, entre la Roumanie et la France. Amoureuse de sa professeure de violon, puis passionnée de photographie, elle sacrifie ses études et ses diplômes à cette passion qui lui vaut un succès international. Et c’est le grand amour : celui de Nadia, la ronde danseuse, avec qui elle va tout partager (la vie, l’art, les voyages, les confidences), et qui va peu à peu se raconter elle-même, raconter leur existence fusionnelle. « Pendant quatre ans, Joséphine et moi fûmes un seul corps. Comme des amantes siamoises. ». Et puis les séparations, les retours, la fuite solitaire vers un ailleurs situé entre veille et rêve, un espace à la fois mouvant et immobile.

    Les étrangères (aux autres, à elles-mêmes, au monde) est un roman de l’entre-deux (entre deux pays, entre deux langues, entre deux arts, entre réel et imaginaire, entre fusion et séparation…) et de la quête d’un absolu artistique : photographier l’invisible (la musique, l’intérieur des gens), danser sur le silence, fixer le mouvement – comme l’image « explosante-fixe » de la « beauté convulsive » chère à André Breton. C’est aussi, et surtout, le roman d’une écriture ; celle d’une auteure qui a appris la langue française à l’âge de 19 ans, et qui quinze ans plus tard parvient à la maîtriser au point de la rendre malléable, et, tout au long de ces 200 pages, d’adapter son style à celui des protagonistes, de leur âge, de leurs préoccupations, de leur tempérament. Laisser leur liberté d’expression à ses personnages, voilà un bel idéal romanesque.

    Jean-Pierre Longre

    www.gaia-editions.com