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Littérature - Page 7

  • Prendre conscience du langage

    poésie, images, francophone, Roumanie, Radu Bata, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Survivre malgré le bonheur, Jacques André éditeur, 2018

    Radu Bata nous a naguère fait boire « le philtre des nuages » jusqu’à l’ivresse, et il nous enjoint maintenant de « survivre malgré le bonheur ». Titre paradoxal, non ? Mais attention : si on lit bien le texte « Partie de plaisir » (page 47), on mesure la malice fortement teintée de satire, puisqu’il s’agit de « survivre malgré le bonheur / produit à la chaîne / […] malgré la menace de félicité / qui nous gouverne ». Toute une philosophie. Si le poète joue avec les mots (et il ne s’en prive pas !), avec leurs sonorités, leurs rythmes, leurs ambiguïtés, leurs affinités, leurs contradictions, leurs bizarreries, c’est pour mieux nous faire prendre conscience du langage, de son infinie portée, se son insondable profondeur, de sa beauté originelle.

    Car cette conscience ne va pas de soi. Sous l’allure facile de l’écriture (les maintenant fameuses « poésettes », poésie « sans prise de tête »), se tapissent la séduction stylistique et la recherche linguistique, se mêlent le plaisir et le travail – d’une manière d’autant plus étroite que cela se conçoit sous la plume d’un écrivain qui a fait le choix personnel de la langue française, en connaissance de cause ; d’un écrivain pour qui sont compatibles les expressions les plus actuelles et les thèmes permanents de la poésie, les suites fluides de strophes et la forme compacte du haïku (entre autres).

    L’œuvre de Radu Bata vise à réconcilier les générations montantes avec la poésie. La réussite de l’entreprise est certaine. Cependant il y a, aussi, large matière à étude poéticienne. On s’en gardera ici, mais les références littéraires, les motifs récurrents, tels l’amour et ses aléas, le temps qui passe et le vieillissement, l’exil (qui « n’est heureux que parmi les mots »), les origines roumaines (« je fais des allers-retours / entre les deux langues »), d’autres encore, incitent à une lecture où se combinent le plaisir immédiat et l’attention soutenue, où se révèle le double bonheur de la rêverie et de la méditation.

    Et il y a les nuages, éphémères ou permanents, rêvés ou réels, blancs ou gris, capables de tout et à l’origine de tout (« nous sommes les enfants / des nuages »), les nuages qui apparaissent et disparaissent au gré des pages, les « nuages sans patrie » - ceux de l’étranger, de l’exilé, du voyageur –, les nuages joyeux, les nuages qui pleurent… Il n’y a pas qu’eux, bien sûr, mais ils peuplent si bien le recueil qu’on ne peut pas ne pas les assimiler à la poésie même de Radu Bata – comme les illustrations qui ponctuent les poèmes, ces belles images oniriques et colorées, teintées de fantastique et de surréalisme que quinze artistes offrent aux mots du poète et aux yeux du lecteur.

    Que peut-il faire, ce lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler. Foin (et fin) des commentaires, laissons la place à l’œuvre et aux traces qu’elle laisse en nous.

                                l’œuvre compte moins

                                que l’ombre

                                qui s’en dégage

    et finalement :

                                pour avoir longtemps appris

                                à parler avec les gens

                                j’enseigne

                             aujourd’hui

                                le silence

     

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Une symphonie pathétique

    roman, francophone, roumanie, irina teodorescu, gaïa-éditions, jean-pierre longreIrina Teodorescu, Celui qui comptait être heureux longtemps, Gaïa, 2018

    Avec La malédiction du bandit moustachu et Les étrangères, on avait déjà apprécié le talent et la force romanesque d’Irina Teodorescu : l’art de conter, le maniement à la fois subtil et truculent de la langue, le mélange tonique des registres, la structure rythmée des phrases, les harmonies sonnantes du style… Celui qui comptait être heureux longtemps non seulement confirme ces qualités, mais ajoute un troisième volet à une œuvre qui se fraie un chemin original et engageant dans la jungle de la littérature contemporaine de langue française, se jouant des embûches, bravant avec succès tous les dangers.

    La vie de Bo commence sous les bombardements. C’est la fin (espère-t-on) de la guerre, et sa mère accouche en catastrophe de celui qu’attend un avenir prometteur. Étudiant brillant, chercheur hors pair, bricoleur et inventeur tout azimut, Bo mène une vie amicale, amoureuse et studieuse de jeune homme qui tente tant bien que mal de supporter la « Nouvelle Société » qui se « construit » sous la férule du « Haut Dignitaire », de ses sbires et de ses espions – « Nouvelle Société » dont l’appellation ironiquement transparente désigne le totalitarisme qu’a subi la Roumanie natale de l’auteure. Après une relation passionnelle et en pointillés avec la longue et brune Irenn, « Bo rencontre Di » (voilà un refrain qui sonne comme de réjouissantes petites notes musicales), et de leur union va naître un fils, joie du couple, bonheur de Bo : « Voilà que la présence de cette femme a fini par rassasier Bo et son vorace désir d’amour, voilà que le sourire de ce bébé à la pêche illumine et adoucit et chauffe et apaise. ». Mais l’enfant est malade, et pour le sauver il faudrait le faire soigner en France. Les autorités de la « Nouvelle Société » en profitent pour soumettre Bo à un odieux chantage. Dilemme cruel, choix mortel, désespoir profond. « Et les crabes continuent à se marcher dessus et les rats à sauter dans le vide les uns après les autres, ils se suivent et s’entraînent vers leur mort bête et les poulets mangent encore de la merde dans les batteries, mon fils, alors ce monde, mon fils, ce monde ne te valait pas, ne te méritait pas, dans ce monde les gens vomissent leurs maux sur les autres, sans réfléchir, sans penser ».

    On le voit, on l’entend, on le sent, le style d’Irina Teodorescu est d’une vigueur qui n’a d’égale que sa sensibilité. Des pages de satire tragi-comique (par exemple sur la paperasse imposée par la bureaucratie à chaque individu qui « n’est qu’un formulaire dans ce pays ») voisinent avec des tirades d’une poésie ressassante, profonde, prenante. Lorsque l’humour affleure, c’est pour mieux contenir la douleur et la rage ; lorsque l’émotion éclate, c’est pour exprimer la tendresse et l’amour ; lorsque le rêve prend son vol, s’est pour faire oublier la mort. Et il y a la musique, celle des disques que les jeunes gens écoutent passionnément, et celle des mots et des phrases qui s’agencent et se superposent, sur des tempos et des rythmes variés, en une vaste symphonie pathétique.

    Jean-Pierre Longre

    www.gaia-editions.com

    www.irinateodorescu.com

  • « Entendre les mots dans les mots »

    Poésie, Roumanie, Gellu Naum, Sebastian Reichmann, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGellu Naum, La Voie du Serpent, préface et traduction du roumain par Sebastian Reichmann, Non Lieu, 2017

    Gellu Naum fut l’un des fondateurs du groupe surréaliste de Bucarest avec Gherasim Luca, mais à la différence de celui-ci il resta en Roumanie après l’instauration du régime communiste et l’interdiction des activités de son groupe – ce qui n’est pas pour rien dans la méconnaissance de son œuvre en France, malgré l’amour que le poète prêtait à ce pays, où il s’était souvent rendu, à sa culture et à sa littérature, qu’il traduisait abondamment. Injustice réparée par la parution de La Voie du Serpent, recueil traduit par Sebastian Reichmann (il fallait un vrai poète, franco-roumain de surcroît, qui a fréquenté l’auteur et d’autres surréalistes, pour mener à bien cette traduction) et publié par les éditions Non Lieu, qui ont fait paraître auparavant le « rhoman » Zenobia.

    Poésie, Roumanie, Gellu Naum, Sebastian Reichmann, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreUn vrai poète, oui, pour rendre l’atmosphère, les tonalités, les couleurs d’un recueil qui nous fait parcourir la poésie de Gellu Naum de 1968 à 2004, en dix étapes : Athanor (1968), L’Arbre – Animal (1971), Mon père fatigué (1972), Poèmes choisis (1974), La description de la tour (1975), L’autre côté (1980), La rive bleue (1990), La face et la surface (1994), Ascète à la baraque de tir (2000), La voie du serpent (2004), qui donne son titre au volume avec, paradoxalement, seulement deux fragments. Ce parcours manifeste une belle diversité, dont Sebastian Reichmann suggère les grandes lignes dans sa préface, une diversité qui n’exclut pas l’unité garantie par le souffle surréaliste (ou post-surréaliste, comme on voudra) qui anime les vers, les versets, les proses. Souvent affleurent l’écriture automatique et les images surprenantes (« le ciel se remplit de taureaux », « les cheveux défaits parmi les épées et fractions »), le réel se mêle au rêve (ce qui répond parfaitement à la fusion réalisme/onirisme définie par André Breton) : il y a des « statues aux oreilles enterrées dans le sable », le « crépuscule des mots » et le mouvement perpétuel ne sont pas incompatibles avec la recherche d’un financement, et les souvenirs parisiens surgissent de la mémoire consciente ou inconsciente (le Dôme, les anciens amis, des « garçons admirables » qui veulent « briser [une porte] avec leurs viscères »). Rêves (voire « arbres rêveurs »), apparitions (de personnes réelles parfois), visions fantastiques (« un tunnel au centre de la ville / qui ne menait jamais nulle part » ou « les maisons [qui] volaient dans les airs ») hantent les pages du livre, où l’on rencontre aussi la bien-aimée Zenobia, personnage du fameux « rhoman ».

    Impossible de rendre le foisonnement sensoriel et mental d’un ouvrage dans lequel on peut repérer toutes sortes de réseaux et de superpositions de mots, d’images, de tournures, de rythmes, de sons… Chaque lecteur, en y serpentant, trouvera sa « voie », et tous diront avec le « pohète » : « on peut entendre les mots dans les mots on peut voir / les clepsydres perdues dans leur nostalgie ».

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • Sauces linguistiques variées pour Le Persil

    Revue, francophone, Suisse, germanophone, Roumanie, Le Persil, Robert Şerban, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreJournal Le Persil n° 138 à 143, 2017

    Deux triples livraisons du maintenant fameux journal littéraire font la part belle au plurilinguisme. Le numéro 138-139-140 (été 2017) présente des textes en prose et en vers d’auteurs de Suisse romande inaugurés par une belle « Lettre » de Catherine Safonoff, et se termine avec « l’invité », le poète roumain Robert Şerban (né en 1970 à Turnu Severin). On doit à Benoît-Joseph Courvoisier d’avoir traduit plusieurs poèmes en français (il semble d’ailleurs que cela n’avait jamais été fait; il était donc temps...). Citons pour l’exemple celui qui clôt cette anthologie, « Action de grâce », et qui, espérons-le, promet une suite :

                                          « Seigneur comme il est bon

                                          que tu demeures là-haut

                                          pour toujours

                                          afin que je puisse m’accrocher

                                          à Toi

                                          de temps en temps ».

    Le numéro 141-142-143 (novembre 2017) est « un échange avec la revue orte : onze poètes germanophones traduits en français par Christian Viredaz sont publiés dans le persil, alors qu’orte publie des traductions allemandes de plusieurs auteurs du persil. ». L’internationale poétique serait-elle toujours vivante ? Le Persil et ses contributeurs tendent à le prouver !

                                          « Il est une lumière dans la nuit

                                          Qui veille tant que nous la cherchons ».

    (Erika Burkart, traduction de Marion Graf)

    Jean-Pierre Longre

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

  • Passage en revues, novembre 2017

    Revue, francophone, Moldavie, Roumanie, L’intranquille, L’année francophone internationale, Le Haïdouc, Jean-Pierre LongreL’intranquille n° 13 (automne-hiver 2017).

    Ce numéro contient un beau dossier sur les « Poètes de Moldavie », avec des traductions de Doina Ioanid et Jan H. Mysjkin. « Pour fêter une indépendance ».

    https://atelierdelagneau.com/5-l-intranquille

     

     

     

    Revue, francophone, Moldavie, Roumanie, L’intranquille, L’année francophone internationale, Le Haïdouc, Jean-Pierre LongreL’Année Francophone Internationale n° 26 (novembre 2017).

    Au sommaire, entre autres, un Grand Angle consacré à la Moldavie :

    Eugeniu Gorean, aquarelliste sans frontières, par Arnaud Galy

    Grand Angle, par Nathalie Guillaumin-Pradignac

    La langue française en Moldavie : du siècle des Lumières à aujourd’hui, par Olga Turcan

    Identité et modernité en République de Moldavie, rétrospective des principales entreprises de construction nationale, par Maria Neagu

    La valorisation du potentiel humain et financier de la migration dans le contexte du développement de la République de Moldavie, par Dorin Toma

    La Moldavie : défis et atouts géopolitiques, entretien avec Florent Parmentier, propos recueillis par Maria Neagu

    Serge Mangole, « Dieu merci », par Arnaud Galy

    Ion Stefanita, un mur contre la corruption ambiante, par Arnaud Galy

    Alexandru Slavinschi, Médaillé d’or en récitation de poésie, par Arnaud Galy

    Petru Vutcãrãu, Un passeur de langue française, de Chisinau à Tokyo, par Arnaud Galy

    La Transnistrie, par Arnaud Galy

    Solidarité moldafricaine, par Arnaud Galy

    Éducation, emploi, migration & francophonie, par Arnaud Galy

    Ce résistant qui venait de Moldavie …, par Robin Koskas

    Ecaterina Baranov : La musique, contre vents et marées, par Arnaud Galy

     

    http://boutique.agora-francophone.org

    http://www.agora-francophone.org/afi/afi-no25-2016-2017/article/moldavie-par-maria-neagu

     

     

    Revue, francophone, Moldavie, Roumanie, L’intranquille, L’année francophone internationale, Le Haïdouc, Jean-Pierre LongreLe Haïdouc n° 12-13 (printemps-été 2017).

    Ce numéro du « Bulletin d’information et de liaison de l’Association des Amis de Panaït Istrati » est, comme les précédents, d’une grande richesse.

    Au sommaire : « Panaït Istrati de la divine lettre ornée à la gravure » (éditorial de Christian Delrue) – « La prodigieuse rencontre Vasile Pintea et Panaït Istrati » (Denis Taurel) – « Vasile Pintea. Propos recueillis par André Paléologue » - « Deux lectures des Chardons du Baragan » (Hanny Laufer et Gila Eisenberg-Beigel) – « Du côté des universités et de la recherche » : Aurora Bagiag, Lucie Guesnier, Martha Popovici – « Présence d’Istrati » (les diverses manifestations autour de l’écrivain) et les rubriques traditionnelles : « Brèves et variées », « Activités de l’association », « Regards croisés », « Notices bibliographiques », publications des collaborateurs et amis de l’association…

    http://lesamisdepanaitistrati.weebly.com

  • « Sous l’égide de Pan »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre Longre« Sous l’égide de Pan »

    Lucian Blaga, Paşii profetului / Les pas du prophète, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; coordination Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2017

    Voici le deuxième volume de ce qui sera, espérons-le, une prochaine série complète de publications bilingues. Jean Poncet poursuit, avec la même réussite que pour Les poèmes de la lumière, sa traduction de l’œuvre poétique de Lucian Blaga. Avec Les pas du prophète, dont la première parution date de 1921, nous plongeons dans une atmosphère différente, une esthétique « en rupture avec le passé ». Dans son introduction (qui, véritable essai historico-littéraire, contextualise précisément le recueil), Jean Poncet affirme et explicite la modernité de celui-ci, une modernité qui n’a pas été accueillie avec beaucoup de bienveillance en son temps. C’est l’expressionnisme, sous ses différentes facettes, qui est la marque dominante des Pas du prophète, un expressionnisme placé « sous l’égide de Pan, à la fois vision sensuelle, vitaliste, du monde et religion naturelle ». Avec cela, Lucian Blaga « ne cesse d’être philosophe même dans ses poèmes de plus belle facture. ».

    C’est donc Pan, toutefois vieillissant, qui occupe en partie le recueil, et le panthéisme qui le parsème. Plénitude et abondance (« et tu verras, les doigts / empoissés de jus, / tes mains trembler à telle abondance. ») font du corps humain un élément de la nature, et inversement : on ne compte pas les images, métaphores, comparaisons souvent audacieuses qui donnent au corps sa dimension naturelle : « Ta bouche est un raisin gelé » ; « Le crépuscule / aux lèvres rouges » ; « Une fille / aux cils longs comme épis d’orge »… Et le poète n’hésite pas à écrire des vers « sur des feuilles de vignes sèches ».

    C’est ce qui fait l’unité de l’ensemble. Cela dit, les styles, les tonalités, les genres même se succèdent et se mêlent avec une belle vivacité. La nostalgie reste nichée au cœur du lyrisme :

              « Doucement,

          tout doucement,

    j’ai caressé le passé

    et sans savoir pourquoi

    je me suis effondré

    et j’ai commencé à sangloter

    sur mon berceau. »,

    ce qui n’exclut ni l’humour tendre (par exemple dans « Souvenir d’enfance », dédié à « ma petite nièce Gigi qui n’aime pas les vers sans rime », et où effectivement les rimes fleurissent – y compris dans la traduction française), ni le sourire sarcastique de Lucifer qui voudrait tendre « la pomme de la connaissance » à l’Éternel : « Ça ne te ferait pas de mal, ô immense Très Saint, / d’y goûter un peu Toi aussi. ». On voit aussi par là que la religion, la philosophie, les mythes cosmiques, angéliques, sataniques ont une place de choix dans un recueil qui n’hésite pas à donner une forme théâtrale (dans « L’Ermite ») à la poésie.

    Le livre est complété par deux poèmes qui ont été assez curieusement ôtés après la première édition par l’auteur lui-même. Jean Poncet donne ses explications sans cacher sa perplexité devant cette suppression de deux textes importants, dont l’un a donné son titre au recueil. Quoi qu’il en soit, Les pas du prophète est un beau livre, porteur de lumière comme l’est Lucifer dont les « yeux jettent des lueurs de phosphore ». Ainsi éclairés, sans hésiter suivons ensemble ces pas.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

    http://scoalaardeleanacluj.ro/wp

  • Tzara, l’homme paradoxal

    Revue, francophone, Roumanie, Europe, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Paul Celan, Benjamin Fondane, Henri Béhar, Jean-Pierre LongreRevue Europe n°1061-1062, septembre-octobre 2017. Tristan Tzara, Kurt Schwitters.

    2017 : Dada a cent ans, et la revue Europe célèbre cet anniversaire en publiant un numéro sur la figure fondatrice et marquante du mouvement, Tristan Tzara, augmenté d’un dossier sur Kurt Schwitters, fondateur du mouvement « Merz », et qui selon Tzara « a toujours été naturellement dada ».

    Intéressons-nous à ce qui concerne Tzara, dont les articles publiés ici – à commencer par l’introduction d’Henri Béhar – réhabilitent l’œuvre entière, au-delà du dadaïsme, en soulignant les fructueuses contradictions de l’homme et de l’écrivain, et à propos duquel se pose la « question fondamentale » : « Comment devient-on poète ? ». Les différentes contributions promettent un tour d’horizon significatif : le jeunesse roumaine (« trist în ţară », Tristan Tzara triste au pays ?) et ce qui s’en est suivi (Petre Raileanu), un entretien avec Serge Fauchereau par Henri Béhar, qui s’intéresse aussi à L’homme approximatif, « le recueil le plus beau », le « cadeau de divorce avec le surréalisme ». Corinne Pencenat étudie « le paradoxe d’un théâtre qui refuse le théâtre », celui de « l’imprévu » ; Marc Kober se penche sur Où boivent les loups, Émilie Frémond sur Granins et issues (« illisible ? Peut-être ne s’agit-il pas de comprendre ces excursions sous l’épiderme »). Tzara et la langue poétique (Maryse Vassevière), Tzara et les arts (Philippe Dage, Catherine Dufour, Elza Adamowicz), Tzara et la musique (Sébastien Arfouilloux), Tzara et l’éditeur Guy Lévis Mano (Eddie Breuil), Tzara et l’Espagne (Juan Manuel Bonet), Tzara et les États-Unis (Judith Delfiner)… Voilà réflexion faite plus qu’un tout d’horizon : une exploration approfondie assurée par des spécialistes qui mettent en valeur les différentes facettes, souvent inattendues, d’un créateur paradoxal.

    Suivent donc des articles sur Kurt Schwitters, figure aussi originale de l’avant-garde artistique et littéraire : contributions de Tristan Tzara en personne, de Patrick Beurard-Valdoye, Isabelle Ewig, Agathe Mareuge, Isabelle Schulz, et un intéressant texte de Schwitters lui-même, ainsi que des photos et des reproductions. Le tout est complété par des poèmes d’auteurs colombiens (2017 est aussi l’année France-Colombie), par la réponse de Dominique Gramont à la question « À quoi rime la poésie ? », par les chroniques et notes de lecture attendues. Ce qu’écrit Henri Béhar à la fin de son introduction peut ici servir de conclusion à portée générale : « Il faut donc lire l’œuvre de Tzara pour ce qu’elle est, et non pour ce qu’elle est supposée illustrer. ».

    Jean-Pierre Longre

    www.europe-revue.net

    (Il y a un an, Europe publiait un numéro sur Paul Celan (n° 1049-1050, septembre-octobre 2016), et quelques mois auparavant, un autre sur Ghérasim Luca (n° 1045, mai 2016). La littérature d’origine roumaine est toujours vivante…

    Voir:

    https://www.europe-revue.net/wp-content/uploads/2016/07/Livret-Paul-celan-R.pdf et  http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2016/05/16/revues-de-printemps-5802625.html

  • Tentative d’épuisement de l’univers

    Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Tout, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, 2017

    Le titre est démesurément ambitieux, mais les sept poèmes foisonnants qui composent le recueil sont à la hauteur de cette ambition et de cette démesure. Comme un condensé librement versifié des romans à venir de Mircea Cărtărescu (Totul a été publié en Roumanie en 1984), les textes explorent et fouillent, en accumulations verbales infinies et en visions inouïes, les corps, les matériaux, les paysages naturels, les villes… « Tout est là, disséminé sur une chaude couche de bouse ».

    En longues phrases aux parenthèses multiples, déclinant un lexique richissime, érudit, allusif (saluons au passage le travail du traducteur), on assiste aux pérégrinations du bonheur et du malheur survolant « la carte du monde », terre, mer ciel et êtres vivants mêlés. Une véritable Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre Longretentative d’épuisement poétique de la totalité universelle. Et la vie, de la naissance à la mort comprises, de l’espoir au deuil – le deuil émouvant de ce « Victor », double et jumeau apparaissant aussi dans les romans, et qui est « la rose qui manque à tous les bouquets ». Un espoir ? Celui d’une résurrection qui n’efface pas la morbidité :

    « derrière nous cependant le monde sale et gras

    tourne en scintillant, mais comme le jaune de l’œuf cru

    en son centre, haïssant le mouvement, émettant ses rayons

    la boîte en bois vibre et ses clous rouillés craquent

    et sautent dans leurs planches moisies,

    et tu te réveilles. »

    Poésie fantastique, pourrait-on dire. Mais un fantastique surgissant du réel, d’un réel qui explose de son trop-plein.

    Jean-Pierre Longre

  • Dans le « réseau du monde »

    Poésie, Roumanie, Max Blecher, Alice Orient, Nestor Urechia, Gabrielle Danoux, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Corps transparent, traduit du roumain par Gabrielle Danoux, édition bilingue, 2017

    Corps transparent a été publié en 1934, quatre ans avant la mort prématurée de Max Blecher, auteur par ailleurs d’œuvres en prose originales, étranges, profondément introspectives, comme Aventures dans l’irréalité immédiate et Cœurs cicatrisés. Corps transparent est comme un condensé en vers des proses du jeune écrivain, et Gabrielle Danoux a eu la bonne idée de faire précéder sa traduction de celle d’une page de La tanière éclairée, qui commence ainsi : « C’est, je crois, la même chose de vivre ou de rêver ce qui advient, et la vie réelle, celle de tous les jours, s’avère tout aussi hallucinante et étrange que celle en état de sommeil. ».

    Dans les poèmes de Corps transparent, les mots, « tels des oiseaux aux ailes ensanglantées », sont porteurs de visions toutes personnelles et d’images expressives, hors du commun, à caractère parfois surréaliste : « Les bateaux : des têtes de noyés la cigarette au bec », ou encore ; « Les jupons dentelés du lait cru ». L’écriture automatique affleure, comme dans « Poème grotesque », où voisinent les blaireaux et les feuilles desséchées, les chérubins et la farine, et où une « fenêtre s’est détachée du mur et s’est mise en route ».

    L’exploration de l’imaginaire et de l’inconscient humains n’exclut pas l’évocation des êtres vivants que sont les animaux, dans une « ménagerie » qui décline un bestiaire provocateur, ni celle des vastes espaces sur la « trajectoire d’une comète d’obscurité » ou dans le sillage de l’amour assimilé à une « phalène » : les tropiques, la mer, la ville, la campagne – le « réseau du monde ».

    Les poèmes de Max Blecher sont à lire (en roumain et/ou en français) sans arrière-pensée. Si l’on se laisse porter, entraîner, investir par les mots qui « volent dans les pièces du cœur », on sentira « d’étranges fleurs embaumant le cerveau. ».

    Jean-Pierre Longre

     https://www.babelio.com/livres/Blecher-Corps-transparent/974181

    Autres traductions récentes de Gabrielle Danoux :

    Alice Orient, Textes choisis.  Voir ICI 

    Nestor Urechia : Dans les Bucegi. Voir ICI 

  • La liberté à tout prix

    Roman, francophone, Roumanie, Isabelle Scherer, Librinova, Jean-Pierre LongreIsabelle Scherer, La fuite des poulets roumains, Librinova, 2017

    « Bon petit poulet, on va te passer au rôtisseur… ». Radu, tortionnaire sadique, ne se doute pas qu’il suggérera l’idée d’un titre de livre en donnant ce surnom à sa victime. Inspirée de faits réels, l’histoire de Nicu, jeune garçon épris de liberté, est particulièrement mouvementée, pleine de rebondissements et de suspense, semée de scènes tantôt réjouissantes, tantôt émouvantes, tantôt insoutenables.

    C’est en fréquentant la bibliothèque de l’ambassade des USA à Bucarest que Nicu et son ami Mircea, lycéens des années 1980 (les pires que la Roumaine ait vécues sous la férule de Ceauşescu), prennent la décision de tout faire pour fuir leur pays (« On avait humé la liberté »). Quelques provocations (l’inscription « À bas le communisme ! » sur le mur du lycée, le refus de signer le serment d’adhésion au parti) leur valent leurs premiers ennuis. Après le bac, ils cherchent le moyen de partir par le train vers la Hongrie. C’est le début d’une série de tentatives, d’échecs, de passages à tabac, de pièges tendus, de séances de tortures, d’évasions risquées, acrobatiques, parfois presque miraculeuses… jusqu’à l’ultime départ.

    Chaque personnage est vu de l’intérieur, dans une alternance de points de vue : les jeunes garçons et leurs comparses, les parents de Nicu (les plaintes de son père contre l’ambiance générale et l’esprit de contestation de son fils, l’inquiétude de sa mère), un professeur qui voit d’un bon œil la révolte de ses élèves mais déplore leur imprudence… Cette structure, renforcée par le rappel de quelques faits notoires entre les chapitres, donne au récit une vivacité particulière et une vérité humaine qu’un simple reportage ou une tonalité trop romanesque n’assureraient pas. Vérité humaine complexe, qui montre que la liberté conquise à tout prix s’accompagne de difficultés profondément ancrées dans la réalité sociale et psychologique (la méfiance, le stress, le désir de vengeance, la haine même). Mais comme le rappelle la citation de Norman Manea inaugurant le chapitre 8 : « Il vaut mieux être un homme libre, même accablé de problèmes, que le bouffon d’un Bouffon lamentable. ».

    Jean-Pierre Longre

    Livre disponible sur commande dans toutes les librairies et sur tous les sites de vente en ligne, Fnac, Furet du Nord, Amazon etc...

     www.librinova.com/auteur/isabelle-scherer

  • Un haut lieu de la culture

    Essai, francophone, Roumanie, Richard Edwards, Tomo Minoda, Matei Branea, éditions Non Lieu Jean-Pierre LongreRichard Edwards, Bucarest, 77, boulevard Dacia, photos de Tomo Minoda, dessins de Matei Branea, éditions Non Lieu, 2016

    En 1921, Henri Focillon et son homologue George Oprescu – tous deux grands théoriciens de l’art, éminents critiques, passionnés d’art populaire roumain, figures de référence dans les milieux culturels français et roumains – se rencontrent au musée des Beaux-Arts de Lyon à l’occasion d’un colloque sur l’« histoire de l’art populaire ». C’est à cet endroit et à ce moment que naît entre eux, outre une profonde amitié, l’idée de créer à Bucarest un lieu où se mêleront les cultures de leurs deux pays. Ainsi se forge le projet qui se concrétisera sous la forme de l’Institut français des hautes études en Roumanie, l’ancêtre de l’actuel Institut Français de Bucarest (qui s’installera dans ses murs définitifs, boulevard Dacia, en 1936).

    C’est l’histoire de ce haut lieu de la culture que retrace Richard Edwards dans un livre à la fois précisément documenté et très vivant. Illustrée de photos, de dessins et de plans, ponctuée par les portraits des personnages qui l’ont marquée, à quelque niveau de la hiérarchie que ce soit, parsemée d’anecdotes touchantes ou savoureuses, personnelles ou collectives, et d’énigmes captivantes (voyez le chapitre III, dont le titre mystérieux – « et si la septième marche du grand escalier n’avait pas existé » – donne lieu à une enquête poussée), de descriptions détaillées (bâtiments, mobilier, bibliothèque, salle de cinéma…), cette histoire se lit comme un roman, le roman d’une institution qui a connu toutes les vicissitudes du XXème siècle et qui a été partie prenante de la vie culturelle, politique, sociale, internationale de la Roumanie (et de ses relations avec la France). « Bousculé par l’histoire, le 77 du boulevard Dacia semble avoir tout vécu, le pire, le meilleur, le douloureux, l’inattendu, le grave, le frivole, l’éphémère comme le durable. Et ce qu’il est aujourd’hui n’est pas la somme de son “avant”, il est autre, et pourtant, il a été, il reste une espérance, une âme sensible, pétrie d’une nostalgie des temps passés. ».

    L’auteur l’écrit d’emblée : « Le bâtiment du 77 boulevard Dacia […] recèle une âme forte, de multiples vies, des péripéties parfois fort mouvementées, à l’image des événements qui alimentent l’histoire de la France et celle de la Roumanie. L’immeuble du 77, inséré dans l’espace urbain bucarestois, nous emmène dans l’histoire. C’est cela que je raconte. ». L’essentiel y est : l’Institut, véritable « fourmilière », est bien vivant, Richard Edwards nous en donne la preuve dans un récit plein de rebondissements, et en profite pour rappeler certains moments essentiels de la riche histoire des relations culturelles entre la Roumanie et la France. Il s’agit bien, comme l’annonce le sous-titre, d’« une histoire franco-roumaine ».

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

    www.institutfrancais.ro/category/bucarest

  • Avant-garde en liberté

    Théâtre, Roumanie, Matéi Visniec, Mirella Patureau, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Le Cabaret Dada, traduit du roumain par Mirella Patureau, éditions Non Lieu, 2017

    Qu’est-ce que Dada ? Toutes les définitions ont fusé, plus contradictoires et aléatoires les unes que les autres. Quelques explications ont pourtant des allures fiables, voire raisonnables : le mouvement est né pendant la « grande guerre », comme une réaction délirante au « grand massacre » de 1914-1918, « dans la parfaite continuité de la fièvre verbale d’une époque qui s’employait à inventer la barbarie moderne à l’échelle industrielle et mondiale », comme l’écrit Matéi Visniec dans sa préface, où il poursuit :  « Ma pièce de théâtre est à la fois une enquête sur les traces d’un concept mystérieux (dada) et une tentative de démontrer que le dadaïsme s’est prolongé dans l’aventure communiste. ». Ce pourrait être tragique ; ici, pas vraiment (petit rappel : « da-da », que l’on pourrait traduire littéralement par « oui-oui », signifie en roumain, selon l’intonation : NON – le « non » à tout de Dada…) : c’est une comédie, destinée à célébrer les cent ans du mouvement fondé par Tristan Tzara et quelques autres au Cabaret Voltaire de Zürich.

    Une vraie comédie, dans les brefs tableaux de laquelle se succèdent et se mêlent l’absurde (bien sûr), la folie, les ricanements, les grincements, les chansons débridées, les sonorités insensées, les dialogues décousus sur l’art, la révolution, le langage, la poésie… Le dadaïsme en action, avec ses protagonistes : « Monsieur Dada » en meneur de revue, Tristan Tzara, Hugo Ball, Emmy Hennings, Richard Huelsenbeck, Jean Arp, Marcel Janco, Sophie Taueber, et même, « immense ironie », « provocation de l’Histoire », Lénine, qui à l’occasion a fréquenté le groupe, et à qui Tzara donna sa propre définition de la révolution : « Nous pensons que la vraie révolution doit commencer par le langage. Toutes les langues dans lesquelles les gens se sont déclaré la guerre sont sales, raides, constipées, compromises. […] La nouvelle poésie qu’on écrit aujourd’hui est plus forte que toutes les théories révolutionnaires… ».

    Contrairement à ses autres pièces publiées depuis 30 ans, Matéi Visniec a écrit Le Cabaret Voltaire en roumain. Hommage à sa langue maternelle qui, de son propre aveu, « a un côté dadaïste », hommage à une culture qui a produit nombre d’écrivains et d’artistes d’avant-garde au début du XXème siècle, et plusieurs acteurs de la création de Dada, parmi lesquels il n’y avait pas moins de cinq Roumains. Voyez la scène 28, qui montre une « émission culturelle à la télévision sur le centenaire du mouvement dada », mettant en avant la richesse dadaïste de la langue et de la culture roumaines, depuis Caragiale et Urmuz. Le Cabaret Dada (dont le titre, et aussi le contenu, rappellent Le Cabaret des mots) est un bel exemple de verve théâtrale, avec cette ouverture et cette liberté que l’auteur transmet au metteur en scène « invité à réorganiser les scènes en fonction de ses instincts artistiques et dadaïstes. ». Le lecteur peut aussi librement s’en charger.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

    www.visniec.com

  • Théâtre, poésie, philosophie…

    Revue, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 20. « Fondane homme de théâtre. Au temps du poème ». Société d’études Benjamin Fondane, 2017.

    « Fondane se refuse les facilités du premier degré ». Cette constatation, faite par Agnès Lhermitte à propos de l’élégie, pourrait caractériser et résumer l’idée centrale du n° 20 des Cahiers Benjamin Fondane, consacré en grande partie aux idées sur le théâtre, mais aussi à la poésie et à la philosophie.

    « Benjamin Fondane homme de théâtre » : suivant le fil conducteur constitué par la création et l’histoire du groupe d’avant-garde « Insula », inspiré par Jacques Copeau et créé par Fondane en 1922 à Bucarest, plusieurs articles analysent les relations entre l’écrivain et cet « art qui prend des risques » (formule rappelée par Carmen Oszi). Éric de Lussy établit un intéressant parallèle entre le « paradoxe sur le spectateur » et Le paradoxe sur le comédien : pour Fondane, le spectateur, comme le comédien pour Diderot, doit être « toujours maître de lui » et d’une lucidité constante. Aurélien Demars, examinant la notion de « théâtre du suicide », rappelle « la clairvoyance prémonitoire de Fondane à l’égard de l’eugénisme d’État », et l’ultime et tragique témoignage de l’écrivain qui, arrêté sous l’Occupation, refusa d’être libéré sans sa sœur, et ainsi se condamna à mort. Théâtre et poésie (Serge Nicolas), théâtre et philosophie (Maria Villela-Petit), études fouillées s’appuyant sur les textes, puis l’hypothèse d’un « inédit de 1920 » émise par Aurélien Demars complètent ce dossier.

    Au temps du poème : ce recueil, que l’on retrouve dans le volume Le mal des fantômes publié chez Verdier en 2006, fait l’objet de fines analyses de Monique Jutrin (« Passéiser l’actualité »), de Saralev Hollander (sur l’exil), de Heidi Traendlin (« La tirelire des songes »), d’Agnès Lhermitte (sur le sonnet « Quand de moi-même en moi les voix se taisent », sur deux êtres aimés, Armand et Marior, et, d’une manière plus large, sur les thèmes élégiaques dans Au temps du poème).

    Philosophie : dans ce troisième ensemble, Alice Gonzi poursuit une réflexion sur Fondane et Aristote, et Margaret Teboul décrypte les notes inédites sur Le Désir d’éternité de Ferdinand Alquié, écrites par Fondane en 1943 (« L’animal et la raison »).

    Deux études de Gisèle Vanhese (« Benjamin Fondane et Yves Bonnefoy ») et d’Annafrancesca Naccarato (« Poésie, image et traduction »), ainsi qu’un texte inédit (« Appel aux étudiants ») traduit et présenté par Carmen Oszi précèdent les notes et informations diverses.

    Ce volume, riche en études fouillées, circonstanciées, précises, issu de la dernière rencontre de Peyresq, atteste, si besoin était, la vivacité de la réflexion sur un écrivain chez qui voisinent avec bonheur la création poétique, les théories théâtrales et la recherche philosophique.

     Jean-Pierre Longre

     

    Sommaire de ce numéro :

    http://www.benjaminfondane.com

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/benjamin+fondane

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/apps/search?s=Fondane&search-submit-box-search-236757=OK

     

  • Moldavie-Afghanistan aller-retour

    Roman, autobiographie, francophone, Moldavie, Jana Chisalita-Musat, éditions Chapitre.com, Jean-Pierre LongreJana Chisalita-Musat, La guerre des serpents, éditions Chapitre.com, 2015

    Nous sommes dans un village de Moldavie, un village que Jana Chisalita-Musat connaît bien, puisque c’est celui où elle est née et a passé son enfance. La vie, laborieuse et rude mais semée des petites joies d’une famille unie, est celle que l’on pouvait y mener tant bien que mal dans les années 1980 sous la férule soviétique, et aussi sous celle, il faut bien le dire, de traditions qui rendaient la vie difficile aux femmes et aux jeunes filles à marier.

    Victor, le frère tant aimé, le fils chéri, est appelé à partir au service militaire en mai 1984, à l’âge de 18 ans. C’est l’occasion d’une belle « fête de départ » pour la famille, les voisins, les amis, et pour sa mère Sanda d’une « tourmente qui morcelait son âme ». Car on sait, sans que cela soit officiel, que beaucoup de jeunes hommes partent sans revenir vivants. « On disait qu’il se passait quelque chose en Union Soviétique. Qu’est-ce qu’on savait au juste ? On se disait en chuchotant que beaucoup de jeunes soldats allaient dans une région maléfique. D’où ils revenaient affectés, ou alors ils ne rentraient plus. Une mission en terre inconnue où des milliers de jeunes soviétiques accomplissaient leur “devoir international”. ». La « mission » en question, c’est la guerre que l’URSS menait en Afghanistan.

    Le livre est composé d’un va-et-vient, sous forme narrative ou épistolaire, entre la Moldavie, d’autres régions d’URSS et l’Afghanistan. D’un côté la vie rurale, les habitudes, les questions, les doutes ; de l’autre la guerre et ses cruautés, ses peurs, ses héroïsmes, ses révoltes, la camaraderie et les rivalités entre les hommes. Le récit nous mène au cœur des inquiétudes et des incertitudes, des questions sur la violence, le « patriotisme », l’amour, la liberté. Cette question, par exemple, à laquelle répond le voisin, un instituteur contestataire : 

    « - Stefan, pourquoi les gens sont-ils amenés à quitter ce pays ? Qu’est-ce qu’ils pourront bien trouver de plus en Amérique ? […]

    - La liberté ! […]

    - Quelle liberté ? Le plus important dans cette vie est d’avoir une maison, des enfants, un travail. À quoi bon la liberté ?

    - Justement, la liberté c’est d’avoir tout cela sans contraintes. Sans choix imposés. […] Elle te plaît vraiment, ta vie ? Mariée de force, méprisée par ton mari. Obligée de travailler jour et nuit, sans relâche, sans pitié. Quel a été ton plus grand plaisir dans cette vie ? Quel est ton plaisir ? »

    La plus grande joie de Sanda est son fils, mais est-elle durable ?

    La guerre des serpents est écrit par une Moldave dans un français limpide qui garde des traces du passé linguistique de l’auteure, de son aveu même : « Si certaines phrases de ce livre vous paraîtront atypiques, maladroites, c’est parce que j’ai essayé de donner à la langue française cette connotation folklorique du dialecte moldave. ». Roman, autobiographie, narration historique, familiale ? En tout cas un récit plein de l’émotion que suscitent les véritables témoignages humains.

    Jean-Pierre Longre

    www.chapitre.com

    www.facebook.com/la.guerres.des.serpents

  • Entre poésie et psychanalyse

    Essai, poésie, francophone, Moldavie, Rainer Maria Rilke, Luminitza C. Tirgilas, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Rilke-Poème. Élancé dans l’asphère, L’Harmattan, 2017

    Le titre du livre l’annonce : il y est question de Rainer Maria Rilke, de l’élan de son écriture, de sa correspondance, et surtout de sa poésie, du « Dieu inexorable de la création », de « l’implication totale par le Verbe ». L’étude est approfondie, s’appuyant sur des références à toute épreuve : littéraires (Maurice Blanchot), philosophiques (Nietzsche, Heidegger), psychanalytiques (Lacan), poétiques (Hölderlin, Jaccottet)… Ce ne sont là que des exemples parmi d’autres ; entre un « Prologue » et « Une possible touche finale », on avance en suivant un cheminement qui permet de découvrir et d’explorer, dans la complexité de leur déroulement, les thèmes importants de l’œuvre de Rilke : la poésie bien sûr, qui ne va pas sans la musique, l’amour (et le désamour), la mort (qu’il faut apprendre à aimer en aimant la vie), le rêve, l’ange, la chute, le jour, la nuit…

    Une analyse exigeante, donc, dans la perspective psychanalytique, mais pas seulement : tout part de l’auteure elle-même, de sa Moldavie natale, de son « immersion » dès l’enfance, grâce à sa mère, dans la poésie de Rilke, et de l’expérience personnelle qu’elle en fait tout au long de sa vie, avec les questions qu’elle se pose, par exemple : « Suis-je finalement toujours la fillette étourdie autant par le sacre des roses de notre jardin en Moldova, que par la légende du Dieu-Poète ? » Que ce soit dans son pays d’origine ou dans le sud de la France, en Camargue notamment, le poète « légué par [sa] mère » l’accompagne fidèlement, la sollicite à tout instant. Rilke impose sa présence, son « travail de poète », sa sensibilité extrême, rendant sa pureté à la pesante parole humaine.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-harmattan.fr

    https://luminitzaclaudepierre.com

    Des poèmes de Luminitza C. Tigirlas: voir ICI

    Biographie de L. C. Tigirlas

    D’origine roumaine, née en Moldova orientale, annexée par la Russie, je fus prise dans l’histoire de son déracinement et de sa survie face à l’assimilation linguistique dans l’URSS. Française d’adoption depuis janvier 2000. Psychanalyste trilingue à Saint Priest (Rhône). Ma langue ravine sur des traces traumatiques — l’exil de l’idiome maternel roumain serti dans le cyrillique étranger.
    Après des études universitaires en lettres modernes à Chișinău, République de Moldova, j’ai été journaliste (1980-1999) en arts et littérature ; cofondatrice-rédactrice en chef de « Réverbérations », revue de psychanalyse (roumain-français). Auteur en roumain de poèmes, essais et recueils de nouvelles.
    Depuis 1996, je me suis formée en France. Titulaire d’un Doctorat soutenu en 2004 et d’un DESS (2001) en psychopathologie et psychologie clinique de Paris 7, je pratique la psychanalyse en français, mais aussi en roumain et en russe, les deux langues de mon enfance en Moldova.