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  • Avant-garde et singularité

    Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre LongrePaul Paon / Paul Păun, Chimères, Métamorphoses, 2023

    Dans la première moitié du XXe siècle, la Roumanie fut le théâtre d’une grande effervescence culturelle, d’une intense activité avant-gardiste qui passa largement les frontières et apporta un souffle nouveau au monde de l’art. Légèrement après la génération de Tristan Tzara ou Benjamin Fondane, à côté de figures notoires comme celles de Ghérasim Luca ou Gellu Naum, Paul Păun (1915-1994) joua un rôle déterminant dans le renouveau artistique et intellectuel de cette période, dans son pays natal jusque dans les années 1950, puis en exil à l’étranger (Italie, Israël, avec des incursions en France, le pays dont il avait adopté la langue.)

    Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre Longre« Dessinateur, poète, écrivain, polémiste (mais aussi médecin et chirurgien) », devenu Paul Paon ou Paul Paon Zaharia après son départ de Roumanie, il fut l’un des membres fondateurs du groupe surréaliste de Bucarest (avec Ghérasim Luca, Gellu Naum, Trost, Virgil Teodorescu), et son œuvre écrite et graphique est marquée à la fois par cette appartenance et par une sensible singularité, d’où peut-être la discrétion avec laquelle elle s’est épanouie. Une exposition rétrospective, donnant une vision globale et néanmoins précise du travail de l’artiste, était donc salutaire – et la librairie Métamorphose s’est chargée de cette présentation, dont a été tiré un très beau catalogue intitulé Chimères, et dont la consultation donne des ouvertures infinies.

    Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre LongreAprès une préface de Denis Moscovici et un parcours biographique de Monique Yaari mêlé de souvenirs (il était son oncle), et avant un bien utile tableau chronologique, quatre grandes sections composent l’ouvrage : la première et la plus importante (en longueur et en beauté), une vue significative et chronologique des dessins commentée par Radu Stern, spécialiste des avant-gardes ; puis une transcription du Carnet écrit par l’artiste entre 1984 et 1991, suivie de reproductions de livres, tracts, lettres et manuscrits donnant une idée fidèle de ses publications individuelles et collectives ; en troisième lieu, le rappel, documents à l’appui, d’expositions et de catalogues antérieurs (de Bucarest à Londres en passant par Tel-Aviv, Jaffa, Paris, Marseille etc.) ; enfin, des dessins, photographies et documents évoquant des souvenirs amoureux (avec des portraits de « Réni », sa femme) et amicaux (Ghérasim Luca et plusieurs autres).

    Chimères suscitera la curiosité, le désir, l’intérêt tant des spécialistes que du grand public, à propos d’un artiste que cachèrent partiellement et involontairement les statures de certains de ses compagnons plus célèbres. La succession de dessins, de documents et d’écrits présente le cheminement d’un novateur qui, tout en restant fidèle à l’esprit de l’avant-garde surréaliste, a créé une œuvre originale : Radu Stern analyse finement la manière dont Paul Păun, « entièrement autodidacte en arts visuels », est passé de la « plastique » à ce que Trost appelle « l’aplastique », plus simplement d’images « reconnaissables » à des « images méconnaissables », dessins en mouvements, en traces et ombres entremêlées (selon un itinéraire, toutes précautions prises, à celui de Christian Dotremont avec ses logogrammes). Remarquable par sa densité et son esthétique, ce livre, plus qu’un catalogue, revêt toutes les dimensions d’une monographie artistique complète.

    Jean-Pierre Longre

    https://librairiemetamorphoses.com

  • Un renouvellement retentissant

    Essai, Art, Roumanie, Petre Raileanu, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongrePetre Raileanu, Les avant-gardes en Roumanie, La charrette et le cheval-vapeur, éditions Non Lieu, 2018

    Qu’est-ce que l’avant-garde ? Faute de la définir, on peut la reconnaître à quelques « invariants » : « La négation ; le renouvellement des langages et des codes comme impératif ; l’existence d’un groupe et d’un manifeste ; la diffusion de ses idées et de sa production par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs publications, événements ou livres ». Parmi les pays qui ont donné naissance, au début du XXème siècle, à une avant-garde artistique et littéraire, la Roumanie figure au premier rang. Et ce ne fut pas seulement une naissance, mais une expansion européenne et mondiale – le phénomène le plus connu étant en l’occurrence l’invention, par Tristan Tzara, Marcel Janco, Hugo Ball, Hans Arp et quelques autres, du mouvement Dada, qui allait s’étendre à la France et au monde occidental.

    Ce n’est qu’un exemple. L’ouvrage de Petre Raileanu (qui reprend en substance, en les développant, les approches qu’il avait faites en 1995 dans un numéro du Rameau d’or) relate et définit avec précision les épisodes et les données des avant-gardes roumaines (un pluriel significatif), le tout étant assorti d’une riche iconographie : reproductions d’œuvres d’art, fac-similés de documents et revues, photos d’époque (Bucarest notamment), portraits d’artistes et d’écrivains… Ce qui fait de cet ouvrage grand format un livre non seulement à lire, mais aussi à regarder, à contempler.

    L’auteur établit une chronologie rigoureuse, qui nous mène des précurseurs (Macedonski et le symbolisme, Urmuz et l’absurde, les premières revues) au groupe surréaliste de Bucarest (Gherasim Luca, Gellu Naum, Virgil Teodorescu, Nadine Krainik, Paul Păun, D. Trost), partisan de « la subversion de la subversion », dépassant même les options de son inspirateur André Breton. Entre les deux, apparaissent ceux que Petre Raileanu appelle « les messagers » : Tristan Tzara bien sûr avec Marcel Janco « le constructeur », Benjamin Fondane, qui rejette le surréalisme et donne à sa poésie des « bases philosophiques ». Il est encore beaucoup question des revues, autour desquelles et avec lesquelles les avant-gardes se sont construites (Contimporanul, Punct, Integral), définissant un certain nombre d’idées nouvelles dans des manifestes ou selon des concepts tels que la « pictopoésie » (Ilarie Voronca et Victor Brauner)… Et l’héritage de ces avant-gardes est à la fin du volume bien mis en valeur, avec l’onirisme de Dumitru Ţepeneag et Leonid Dimov, ainsi que quelques autres grands noms contemporains tels que ceux de Gheorghe Crăciun, Mircea Cărtărescu, Matei Visniec, ou pour le cinéma par exemple ceux de Mungiu, Porumboiu, Puiu…

    Impossible évidemment de citer tous les noms, qui figurent dans un « dictionnaire des protagonistes » bienvenu. L’ouvrage ne se contente pas de tracer un historique, si précis soit-il. Il établit le contexte, risque des définitions, laisse le champ libre au lecteur en suggérant quelques problématiques importantes : les rapports entre avant-gardes et idéologies, le rôle de l’art dans la politique, les relations culturelles entre la Roumanie et l’Europe occidentale, notamment la France – réflexion introduite par le sous-titre, « La charrette et le cheval-vapeur », rappelant ce que « la carriole et le cheval-vapeur » représentait pour Fernand Braudel, à savoir « les symboles des deux Europe, orientale et occidentale », avec leurs contrastes. D’où découle la « rupture » créée par les avant-gardistes roumains tournés en particulier vers la langue française. Ce beau livre fournit donc des renseignements précieux, mais incite aussi à une réflexion générale, tout en procurant le plaisir de l’esprit et, grâce aux nombreuses illustrations, de l’œil.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr