Panaït Istrati – Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, 2019
Les publications de correspondances d’écrivains ont-elles un intérêt ? Non, si elles sont uniquement l’occasion de donner lieu à des anecdotes biographiques, voire à de vaines indiscrétions. Oui, si elles donnent à lire des lettres qui reflètent de fortes personnalités, qui portent témoignage de l’Histoire et qui relèvent de la vraie littérature.
Cette édition de la Correspondance 1919-1935 entre Panaït Istrati et Romain Rolland, qui « fera date », comme l’écrit Christian Delrue dans Le Haïdouc de l’été 2019, répond à tous ces critères. D’autant plus que nous avons affaire à un ouvrage très élaboré, une véritable édition scientifique, dans laquelle on peut puiser à satiété. Les notes, références, explications concernant le contexte, comme les annexes (extraits divers, lettres complémentaires, analyse graphologique etc.), renforcent l’authenticité d’un ensemble qui ne comporte « aucune suppression, aucun ajout, aucune modification », reprenant « les autographes originaux ».
Les éditeurs précisent en outre : « Vocabulaire, orthographe, syntaxe ont été conservés en gardant un souci de lisibilité et d’homogénéité. ». C’est là un aspect primordial de ce volume, pour ce qui concerne Panaït Istrati : on peut relever, de moins en moins nombreuses au fil du temps, les erreurs, les maladresses, les « fautes » d’un homme né en Roumanie, qui a beaucoup voyagé et qui a appris le français sur le tard, seul avec ses modèles ; et les conseils encourageants de Romain Rolland, qui n’hésite pas à lui envoyer de petits tableaux de fautes à éviter (« Ne pas dire… mais… »), tout en s’enthousiasmant pour le « don de style », le « flot de vie » de son correspondant. Pour qui veut étudier l’évolution linguistique et littéraire d’un écrivain qui s’évertue (et qui parvient admirablement) à passer de sa langue maternelle à une langue d’adoption, c’est une mine. « On ne saura jamais combien de fois par jour je hurle de rage, et m’ensanglante la gueule et brise mes dents en mordant furieusement dans cet outil qui rebelle à ma volonté », écrit-il à son « maître » (les ratures sont d’origine, attestant la fidélité au texte initial). Mais la volonté servira la « Nécessité » d’écrire, et on mesure à la lecture combien Istrati a progressé, et combien cette progression a servi la vigueur de son expression.
Autre aspect primordial : l’Histoire, dont les troubles et les soubresauts provoquèrent une querelle politique et une brouille d’envergure entre deux personnalités de fort tempérament. Pour le rappeler d’une manière schématique, les voyages qu’Istrati fit en URSS lui révélèrent une réalité bien différente de celle qu’il imaginait, lui dont l’idéal social et politique le portait pourtant vers le communisme. Sa réaction « consterne » un Romain Rolland resté fidèle à son admiration pour le régime soviétique. « Rien de ce qui a été écrit depuis dix ans contre la Russie par ses pires ennemis ne lui a fait tant de mal que ne lui en feront vos pages. ». Le temps a montré qui avait raison… Certes, tout n’est pas aussi simple, et l’un des avantages de cette correspondance est de montrer que, sous les dehors d’un affrontement rude et apparemment irrémédiable, certaines nuances sont à prendre en compte. Il y aura d’ailleurs une réconciliation en 1933, même si chacun campe sur ses positions à propos de l’URSS (pour Romain Rolland « le seul bastion qui défend le monde contre plusieurs siècles de la plus abjecte, de la plus écrasante Réaction », pour Panaït Istrati « lieu des collectivités nulles, aveugles, égoïstes » et du « soi-disant communisme »). Malgré cela donc, le pardon et l’amitié l’emportent, peu avant la mort d’Istrati.
Évidemment, il n’y a pas que cela. Il y a les enthousiasmes et l’idéalisme du scripteur en formation devenu auteur accompli, qui contrastent souvent avec la lassitude d’une gloire des Lettres accablée par le travail, les visites, les sollicitations. Il y a, racontées avec la vivacité d’un écrivain passionné, des anecdotes semées de savoureux dialogues et de descriptions pittoresques. Il y a les échanges sur la vie quotidienne, la santé, les rencontres, les complicités, les amitiés, les amours… Et les projets littéraires, les péripéties liées à la publication des œuvres, les relations avec d’autres artistes – tout ce qui fait la vie de deux êtres qui ont en commun la passion généreuse de la littérature. Chacun peut y trouver son compte.
En 1989, parut chez Canevas éditeur une Correspondance intégrale Panaït Istrati – Romain Rolland, 1919-1935, établie et annotée par Alexandre Talex, préfacée par Roger Dadoun. Une belle entreprise, qui cependant se voulait trop « lisible », effaçant les maladresses de l’auteur débutant, les scories, repentirs, ratures… Fallait-il s’en tenir à cette version fort louable, mais partielle et édulcorée ? Non. Daniel Lérault et Jean Rière ont eu raison de s’atteler à une tâche difficile, pleine d’embûches, mais qui a donné un résultat d’une fidélité scrupuleuse et d’une grande envergure historique et littéraire.
Jean-Pierre Longre
En complément :
Le Haïdouc n° 21-22 (été 2019), « bulletin d’information et de liaison de l’Association des amis de Panaït Istrati » est consacré à cette Correspondance. Et l’un des numéros précédents (n° 14-15, automne 2017 – hiver 2018) contient un texte éclairant de Daniel Lérault et Jean Rière sur leur publication. Voir www.panait-istrati.com
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