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Tribulations d’Est en Ouest

Roman, Histoire, Roumanie, francophone, Michel Ionascu, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreMichel Ionascu, Turbulences Balkaniques, L’Harmattan, collection « Lettres Balkaniques », 2018

Petre Banea, inspecteur des crédits à la succursale de la Banque de Roumanie à Sibiu, et qui a toutes les apparences du « fonctionnaire au-dessus de tout soupçon », se trouve mêlé à un détournement d’avion lors d’un déplacement à Bucarest, détournement au cours duquel un policier est tué. Les passagers se retrouvant à Belgrade, Petre Banea, contre toute attente, demande l’asile politique. Nous sommes fin 1949, période où le communisme soviétique règne sur la Roumanie, tandis que la Yougoslavie titiste cherche son autonomie. Petre, on l’apprendra, rêve de joindre l’Ouest, si possible la France, pour y « trouver la liberté ». Ce faisant, il laisse au pays sa mère, avec laquelle il vivait à Sibiu, et son frère Spiridon, lieutenant dans l’armée, dont le tempérament et les options politiques sont radicalement différents de ceux de son frère.

Débutant en pleine action, le « roman » (dont on se doute bien qu’il repose sur des faits réels) construit peu à peu le destin de Petre, tout en revenant périodiquement sur celui de Spiridon, qui va subir une déchéance progressive jusqu’à sa disparition. Découpé en de nombreuses séquences, à la manière d’un film (on sait que l’auteur, Michel Ionascu, est cinéaste), le récit se porte d’un lieu à un autre, reconstituant pour le lecteur le puzzle des tribulations de Petre et de la vie politique et sociale de l’époque, tout en élargissant le point de vue. C’est ainsi que l’on se déplace entre Sibiu, Piteşti, Bucarest, Belgrade, Brăila, Trieste, jusqu’à la France et Paris, le but ultime – cela de 1949 à1989, voire mars 2016 (date de la mort de Petre/Pierre Banea), et même février 2018, pour un épilogue mi inquiétant mi plaisant vécu par Daniel, son fils. 

Le destin de Petre n’est pas dépendant de ses seules décisions. Le régime yougoslave, s’il est différent de la dictature roumaine, n’est pas pour autant synonyme de liberté, et il faudra beaucoup de patience, de ruse, de détermination et de courage au protagoniste pour rejoindre l’Europe occidentale et devenir Pierre Banea. Du côté roumain, les enquêtes, espionnages, dénonciations, perquisitions chez sa mère, luttes intestines au sein même des services politiques et policiers, les rivalités au sein de la Securitate – tout est détaillé d’une manière parfaitement documentée. Avec pour conséquence le poids des relations internationales : « Il était conscient qu’il dépendait de stratégies politiques qui le dépassaient largement et qui rendaient incertaine la résolution de sa situation personnelle. La presse locale ne manquait jamais une occasion de se faire l’écho du conflit politique qui opposait Staline et Tito et qui, par ricochet, empoisonnait les relations bilatérales entre les communistes roumains et yougoslaves. Les deux frères ennemis, deux pays voisins, s’affrontaient violemment au sein du Kominform, le Bureau d’Information des Partis Communistes et Ouvriers. ».

Les occasions ne manquent pas à l’auteur, outre les questions individuelles, d’aborder les questions historiques, notamment sur le passé de la Roumanie (le fascisme et l’antisémitisme, la guerre, l’accession des communistes au pouvoir…) ainsi que sur des événements plus récents (la chute de Ceauşescu et la « révolution » roumaine), y compris en France (mai 68, les querelles politiques…). Et comme il est question de Brăila, Panaït Istrati est présent, nommément ou par allusion, au détour de plusieurs épisodes. Quoi qu’il en soit, même installé en France, Pierre n’oubliera jamais d’où il vient : « Petre était profondément roumain, très attaché à son pays, un pays dont il n’oublierait jamais la culture, les racines, l’histoire. Même réfugié en Occident, il continuerait la lutte pour l’honneur de cette nation des Carpates qui avait su donner au monde des artistes et des intellectuels tels que Eugen Ionesco, Emil Cioran, Virgil Gheorghiu, Mircea Eliade, Mihai Eminescu, Georges Enescu, Victor Brauner, Sergiu Celibidache, Panaït Istrati, Constantin Brâncusi, Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Anna de Noailles, Mihail Sebastian, Elvire Popesco et tant d’autres créateurs moins connus, sans oublier… Béla Bartók que Petre n’hésitait pas à présenter comme Roumain ou Hongrois de Roumanie… ». Cet attachement à une culture particulièrement riche n’est-il pas celui des nombreux Roumains installés à l’étranger ? Turbulences Balkaniques se présente comme une fiction qui, tout en préservant l’intérêt narratif, aborde de nombreux sujets liés à une histoire réelle, à la fois collective et personnelle ; pour tout dire, un beau récit documentaire, biographique et romanesque, dans lequel on sent l’auteur intimement impliqué.

Jean-Pierre Longre

 

www.michelionascu.com

www.editions-harmattan.fr 

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