Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

roumanie - Page 7

  • « Sous l’égide de Pan »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre Longre« Sous l’égide de Pan »

    Lucian Blaga, Paşii profetului / Les pas du prophète, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; coordination Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2017

    Voici le deuxième volume de ce qui sera, espérons-le, une prochaine série complète de publications bilingues. Jean Poncet poursuit, avec la même réussite que pour Les poèmes de la lumière, sa traduction de l’œuvre poétique de Lucian Blaga. Avec Les pas du prophète, dont la première parution date de 1921, nous plongeons dans une atmosphère différente, une esthétique « en rupture avec le passé ». Dans son introduction (qui, véritable essai historico-littéraire, contextualise précisément le recueil), Jean Poncet affirme et explicite la modernité de celui-ci, une modernité qui n’a pas été accueillie avec beaucoup de bienveillance en son temps. C’est l’expressionnisme, sous ses différentes facettes, qui est la marque dominante des Pas du prophète, un expressionnisme placé « sous l’égide de Pan, à la fois vision sensuelle, vitaliste, du monde et religion naturelle ». Avec cela, Lucian Blaga « ne cesse d’être philosophe même dans ses poèmes de plus belle facture. ».

    C’est donc Pan, toutefois vieillissant, qui occupe en partie le recueil, et le panthéisme qui le parsème. Plénitude et abondance (« et tu verras, les doigts / empoissés de jus, / tes mains trembler à telle abondance. ») font du corps humain un élément de la nature, et inversement : on ne compte pas les images, métaphores, comparaisons souvent audacieuses qui donnent au corps sa dimension naturelle : « Ta bouche est un raisin gelé » ; « Le crépuscule / aux lèvres rouges » ; « Une fille / aux cils longs comme épis d’orge »… Et le poète n’hésite pas à écrire des vers « sur des feuilles de vignes sèches ».

    C’est ce qui fait l’unité de l’ensemble. Cela dit, les styles, les tonalités, les genres même se succèdent et se mêlent avec une belle vivacité. La nostalgie reste nichée au cœur du lyrisme :

              « Doucement,

          tout doucement,

    j’ai caressé le passé

    et sans savoir pourquoi

    je me suis effondré

    et j’ai commencé à sangloter

    sur mon berceau. »,

    ce qui n’exclut ni l’humour tendre (par exemple dans « Souvenir d’enfance », dédié à « ma petite nièce Gigi qui n’aime pas les vers sans rime », et où effectivement les rimes fleurissent – y compris dans la traduction française), ni le sourire sarcastique de Lucifer qui voudrait tendre « la pomme de la connaissance » à l’Éternel : « Ça ne te ferait pas de mal, ô immense Très Saint, / d’y goûter un peu Toi aussi. ». On voit aussi par là que la religion, la philosophie, les mythes cosmiques, angéliques, sataniques ont une place de choix dans un recueil qui n’hésite pas à donner une forme théâtrale (dans « L’Ermite ») à la poésie.

    Le livre est complété par deux poèmes qui ont été assez curieusement ôtés après la première édition par l’auteur lui-même. Jean Poncet donne ses explications sans cacher sa perplexité devant cette suppression de deux textes importants, dont l’un a donné son titre au recueil. Quoi qu’il en soit, Les pas du prophète est un beau livre, porteur de lumière comme l’est Lucifer dont les « yeux jettent des lueurs de phosphore ». Ainsi éclairés, sans hésiter suivons ensemble ces pas.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

    http://scoalaardeleanacluj.ro/wp

  • Tzara, l’homme paradoxal

    Revue, francophone, Roumanie, Europe, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Paul Celan, Benjamin Fondane, Henri Béhar, Jean-Pierre LongreRevue Europe n°1061-1062, septembre-octobre 2017. Tristan Tzara, Kurt Schwitters.

    2017 : Dada a cent ans, et la revue Europe célèbre cet anniversaire en publiant un numéro sur la figure fondatrice et marquante du mouvement, Tristan Tzara, augmenté d’un dossier sur Kurt Schwitters, fondateur du mouvement « Merz », et qui selon Tzara « a toujours été naturellement dada ».

    Intéressons-nous à ce qui concerne Tzara, dont les articles publiés ici – à commencer par l’introduction d’Henri Béhar – réhabilitent l’œuvre entière, au-delà du dadaïsme, en soulignant les fructueuses contradictions de l’homme et de l’écrivain, et à propos duquel se pose la « question fondamentale » : « Comment devient-on poète ? ». Les différentes contributions promettent un tour d’horizon significatif : le jeunesse roumaine (« trist în ţară », Tristan Tzara triste au pays ?) et ce qui s’en est suivi (Petre Raileanu), un entretien avec Serge Fauchereau par Henri Béhar, qui s’intéresse aussi à L’homme approximatif, « le recueil le plus beau », le « cadeau de divorce avec le surréalisme ». Corinne Pencenat étudie « le paradoxe d’un théâtre qui refuse le théâtre », celui de « l’imprévu » ; Marc Kober se penche sur Où boivent les loups, Émilie Frémond sur Granins et issues (« illisible ? Peut-être ne s’agit-il pas de comprendre ces excursions sous l’épiderme »). Tzara et la langue poétique (Maryse Vassevière), Tzara et les arts (Philippe Dage, Catherine Dufour, Elza Adamowicz), Tzara et la musique (Sébastien Arfouilloux), Tzara et l’éditeur Guy Lévis Mano (Eddie Breuil), Tzara et l’Espagne (Juan Manuel Bonet), Tzara et les États-Unis (Judith Delfiner)… Voilà réflexion faite plus qu’un tout d’horizon : une exploration approfondie assurée par des spécialistes qui mettent en valeur les différentes facettes, souvent inattendues, d’un créateur paradoxal.

    Suivent donc des articles sur Kurt Schwitters, figure aussi originale de l’avant-garde artistique et littéraire : contributions de Tristan Tzara en personne, de Patrick Beurard-Valdoye, Isabelle Ewig, Agathe Mareuge, Isabelle Schulz, et un intéressant texte de Schwitters lui-même, ainsi que des photos et des reproductions. Le tout est complété par des poèmes d’auteurs colombiens (2017 est aussi l’année France-Colombie), par la réponse de Dominique Gramont à la question « À quoi rime la poésie ? », par les chroniques et notes de lecture attendues. Ce qu’écrit Henri Béhar à la fin de son introduction peut ici servir de conclusion à portée générale : « Il faut donc lire l’œuvre de Tzara pour ce qu’elle est, et non pour ce qu’elle est supposée illustrer. ».

    Jean-Pierre Longre

    www.europe-revue.net

    (Il y a un an, Europe publiait un numéro sur Paul Celan (n° 1049-1050, septembre-octobre 2016), et quelques mois auparavant, un autre sur Ghérasim Luca (n° 1045, mai 2016). La littérature d’origine roumaine est toujours vivante…

    Voir:

    https://www.europe-revue.net/wp-content/uploads/2016/07/Livret-Paul-celan-R.pdf et  http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2016/05/16/revues-de-printemps-5802625.html

  • Tentative d’épuisement de l’univers

    Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Tout, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, 2017

    Le titre est démesurément ambitieux, mais les sept poèmes foisonnants qui composent le recueil sont à la hauteur de cette ambition et de cette démesure. Comme un condensé librement versifié des romans à venir de Mircea Cărtărescu (Totul a été publié en Roumanie en 1984), les textes explorent et fouillent, en accumulations verbales infinies et en visions inouïes, les corps, les matériaux, les paysages naturels, les villes… « Tout est là, disséminé sur une chaude couche de bouse ».

    En longues phrases aux parenthèses multiples, déclinant un lexique richissime, érudit, allusif (saluons au passage le travail du traducteur), on assiste aux pérégrinations du bonheur et du malheur survolant « la carte du monde », terre, mer ciel et êtres vivants mêlés. Une véritable Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre Longretentative d’épuisement poétique de la totalité universelle. Et la vie, de la naissance à la mort comprises, de l’espoir au deuil – le deuil émouvant de ce « Victor », double et jumeau apparaissant aussi dans les romans, et qui est « la rose qui manque à tous les bouquets ». Un espoir ? Celui d’une résurrection qui n’efface pas la morbidité :

    « derrière nous cependant le monde sale et gras

    tourne en scintillant, mais comme le jaune de l’œuf cru

    en son centre, haïssant le mouvement, émettant ses rayons

    la boîte en bois vibre et ses clous rouillés craquent

    et sautent dans leurs planches moisies,

    et tu te réveilles. »

    Poésie fantastique, pourrait-on dire. Mais un fantastique surgissant du réel, d’un réel qui explose de son trop-plein.

    Jean-Pierre Longre

  • Dans le « réseau du monde »

    Poésie, Roumanie, Max Blecher, Alice Orient, Nestor Urechia, Gabrielle Danoux, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Corps transparent, traduit du roumain par Gabrielle Danoux, édition bilingue, 2017

    Corps transparent a été publié en 1934, quatre ans avant la mort prématurée de Max Blecher, auteur par ailleurs d’œuvres en prose originales, étranges, profondément introspectives, comme Aventures dans l’irréalité immédiate et Cœurs cicatrisés. Corps transparent est comme un condensé en vers des proses du jeune écrivain, et Gabrielle Danoux a eu la bonne idée de faire précéder sa traduction de celle d’une page de La tanière éclairée, qui commence ainsi : « C’est, je crois, la même chose de vivre ou de rêver ce qui advient, et la vie réelle, celle de tous les jours, s’avère tout aussi hallucinante et étrange que celle en état de sommeil. ».

    Dans les poèmes de Corps transparent, les mots, « tels des oiseaux aux ailes ensanglantées », sont porteurs de visions toutes personnelles et d’images expressives, hors du commun, à caractère parfois surréaliste : « Les bateaux : des têtes de noyés la cigarette au bec », ou encore ; « Les jupons dentelés du lait cru ». L’écriture automatique affleure, comme dans « Poème grotesque », où voisinent les blaireaux et les feuilles desséchées, les chérubins et la farine, et où une « fenêtre s’est détachée du mur et s’est mise en route ».

    L’exploration de l’imaginaire et de l’inconscient humains n’exclut pas l’évocation des êtres vivants que sont les animaux, dans une « ménagerie » qui décline un bestiaire provocateur, ni celle des vastes espaces sur la « trajectoire d’une comète d’obscurité » ou dans le sillage de l’amour assimilé à une « phalène » : les tropiques, la mer, la ville, la campagne – le « réseau du monde ».

    Les poèmes de Max Blecher sont à lire (en roumain et/ou en français) sans arrière-pensée. Si l’on se laisse porter, entraîner, investir par les mots qui « volent dans les pièces du cœur », on sentira « d’étranges fleurs embaumant le cerveau. ».

    Jean-Pierre Longre

     https://www.babelio.com/livres/Blecher-Corps-transparent/974181

    Autres traductions récentes de Gabrielle Danoux :

    Alice Orient, Textes choisis.  Voir ICI 

    Nestor Urechia : Dans les Bucegi. Voir ICI 

  • La liberté à tout prix

    Roman, francophone, Roumanie, Isabelle Scherer, Librinova, Jean-Pierre LongreIsabelle Scherer, La fuite des poulets roumains, Librinova, 2017

    « Bon petit poulet, on va te passer au rôtisseur… ». Radu, tortionnaire sadique, ne se doute pas qu’il suggérera l’idée d’un titre de livre en donnant ce surnom à sa victime. Inspirée de faits réels, l’histoire de Nicu, jeune garçon épris de liberté, est particulièrement mouvementée, pleine de rebondissements et de suspense, semée de scènes tantôt réjouissantes, tantôt émouvantes, tantôt insoutenables.

    C’est en fréquentant la bibliothèque de l’ambassade des USA à Bucarest que Nicu et son ami Mircea, lycéens des années 1980 (les pires que la Roumaine ait vécues sous la férule de Ceauşescu), prennent la décision de tout faire pour fuir leur pays (« On avait humé la liberté »). Quelques provocations (l’inscription « À bas le communisme ! » sur le mur du lycée, le refus de signer le serment d’adhésion au parti) leur valent leurs premiers ennuis. Après le bac, ils cherchent le moyen de partir par le train vers la Hongrie. C’est le début d’une série de tentatives, d’échecs, de passages à tabac, de pièges tendus, de séances de tortures, d’évasions risquées, acrobatiques, parfois presque miraculeuses… jusqu’à l’ultime départ.

    Chaque personnage est vu de l’intérieur, dans une alternance de points de vue : les jeunes garçons et leurs comparses, les parents de Nicu (les plaintes de son père contre l’ambiance générale et l’esprit de contestation de son fils, l’inquiétude de sa mère), un professeur qui voit d’un bon œil la révolte de ses élèves mais déplore leur imprudence… Cette structure, renforcée par le rappel de quelques faits notoires entre les chapitres, donne au récit une vivacité particulière et une vérité humaine qu’un simple reportage ou une tonalité trop romanesque n’assureraient pas. Vérité humaine complexe, qui montre que la liberté conquise à tout prix s’accompagne de difficultés profondément ancrées dans la réalité sociale et psychologique (la méfiance, le stress, le désir de vengeance, la haine même). Mais comme le rappelle la citation de Norman Manea inaugurant le chapitre 8 : « Il vaut mieux être un homme libre, même accablé de problèmes, que le bouffon d’un Bouffon lamentable. ».

    Jean-Pierre Longre

    Livre disponible sur commande dans toutes les librairies et sur tous les sites de vente en ligne, Fnac, Furet du Nord, Amazon etc...

     www.librinova.com/auteur/isabelle-scherer

  • « De-ci de-là », un anti-guide touristique

    Essai, francophone, Roumanie, Richard Edwards, Transboréal, Jean-Pierre LongreRichard Edwards, Chroniques de Roumanie, Transboréal, 2017

    Si elles ne sont pas exhaustives, les quatre-vingt « chroniques » de Richard Edwards font un tour quasiment complet, en tout cas précis et chaleureux, de son pays d’adoption, avec lequel il entretient des rapports passionnés. « Ma Roumanie, c’est une histoire d’amour entre une terre et moi. ». Une passion qui n’est pas exempte de « douleur », comme il le décline dès le début de l’ouvrage – car le pays et ses habitants n’échappent pas aux paradoxes : « Passion d’un pays complet et disponible, à tout moment, mer, montagnes, plaines et paysages, / Douleur d’un pays flétri d’un orgueil paranoïaque qui le mine dans son regard à l’autre ; / Passion d’un pays qui prend le temps, qui donne le temps, qui aime flirter avec l’éternité, / Douleur d’un pays qui s’étouffe dans les méandres de la mauvaise foi et de la corruption ; / […] Passion d’un pays d’artistes, d’écrivains, servis par le violon, l’accordéon, le vin et la ţuica, / Douleur d’un pays qui refuse sa beauté, tant elle est immense ; / Passion d’un pays qui fait naître chaque matin et raconter l’histoire, les histoires. ».

    De ces paradoxes, c’est bien l’amour pour la Roumanie qui sort victorieux. Et l’auteur, en brefs chapitres, en relate les légendes traditionnelles et les histoires parfois bouleversantes, souvent originales ou drôles, en décrit les paysages (urbains, ruraux, montagnards, maritimes…), les monuments, les métiers, la gastronomie, les coutumes… Rien n’échappe aux yeux et aux oreilles tendrement attentifs de Richard Edwards, ni les joies, ni les tristesses, ni les colères, ni l’humour, ni la francophilie obstinée d’une nation et d’un peuple dont les talents, le coeur et l’intelligence surpassent les contradictions et les mensonges.

    Richard Edwards n’aime pas les guides touristiques, et il ne les utilise pas. Il va « de-ci de-là, à l’improviste » ; son itinéraire se construit au gré des circonstances et des occasions, comme ce fut le cas pour Panaït Istrati, sous l’égide duquel se place l’ouvrage (une citation du « Récit de Floarea Codrilor » au milieu de laquelle on peut relever cette phrase : « Il faut connaître le passé et le présent, pour savoir quoi désirer dans l’avenir. »). C’est ainsi, dans les pas du voyageur, que nous visitons presque toutes les régions (l’index des toponymes le prouve), que nous perçons certains de leurs secrets (pas tous, heureusement), que nous entrons dans l’intimité des lieux et des gens, que nous entendons les musiques, goûtons les saveurs, humons les senteurs… L’évocation du présent s’accompagne de plongées dans le passé, conformément aux recommandations d'Istrati (rappels des luttes, des rites, des périodes d’oppression, souvenirs d’Ovide, des Haïdouks « rebelles et fiers de l’être »…). La relation privilégiée de l’auteur avec la Roumanie et ses habitants lui permet de transcender les clichés, le folklore, les on-dit, et de donner une image à la fois réaliste et poétique, probante et séduisante d’un pays dont les mystères ne seront jamais totalement éclaircis. Cela vaut tous les guides. 

    Jean-Pierre Longre

    www.transboreal.fr

  • Un haut lieu de la culture

    Essai, francophone, Roumanie, Richard Edwards, Tomo Minoda, Matei Branea, éditions Non Lieu Jean-Pierre LongreRichard Edwards, Bucarest, 77, boulevard Dacia, photos de Tomo Minoda, dessins de Matei Branea, éditions Non Lieu, 2016

    En 1921, Henri Focillon et son homologue George Oprescu – tous deux grands théoriciens de l’art, éminents critiques, passionnés d’art populaire roumain, figures de référence dans les milieux culturels français et roumains – se rencontrent au musée des Beaux-Arts de Lyon à l’occasion d’un colloque sur l’« histoire de l’art populaire ». C’est à cet endroit et à ce moment que naît entre eux, outre une profonde amitié, l’idée de créer à Bucarest un lieu où se mêleront les cultures de leurs deux pays. Ainsi se forge le projet qui se concrétisera sous la forme de l’Institut français des hautes études en Roumanie, l’ancêtre de l’actuel Institut Français de Bucarest (qui s’installera dans ses murs définitifs, boulevard Dacia, en 1936).

    C’est l’histoire de ce haut lieu de la culture que retrace Richard Edwards dans un livre à la fois précisément documenté et très vivant. Illustrée de photos, de dessins et de plans, ponctuée par les portraits des personnages qui l’ont marquée, à quelque niveau de la hiérarchie que ce soit, parsemée d’anecdotes touchantes ou savoureuses, personnelles ou collectives, et d’énigmes captivantes (voyez le chapitre III, dont le titre mystérieux – « et si la septième marche du grand escalier n’avait pas existé » – donne lieu à une enquête poussée), de descriptions détaillées (bâtiments, mobilier, bibliothèque, salle de cinéma…), cette histoire se lit comme un roman, le roman d’une institution qui a connu toutes les vicissitudes du XXème siècle et qui a été partie prenante de la vie culturelle, politique, sociale, internationale de la Roumanie (et de ses relations avec la France). « Bousculé par l’histoire, le 77 du boulevard Dacia semble avoir tout vécu, le pire, le meilleur, le douloureux, l’inattendu, le grave, le frivole, l’éphémère comme le durable. Et ce qu’il est aujourd’hui n’est pas la somme de son “avant”, il est autre, et pourtant, il a été, il reste une espérance, une âme sensible, pétrie d’une nostalgie des temps passés. ».

    L’auteur l’écrit d’emblée : « Le bâtiment du 77 boulevard Dacia […] recèle une âme forte, de multiples vies, des péripéties parfois fort mouvementées, à l’image des événements qui alimentent l’histoire de la France et celle de la Roumanie. L’immeuble du 77, inséré dans l’espace urbain bucarestois, nous emmène dans l’histoire. C’est cela que je raconte. ». L’essentiel y est : l’Institut, véritable « fourmilière », est bien vivant, Richard Edwards nous en donne la preuve dans un récit plein de rebondissements, et en profite pour rappeler certains moments essentiels de la riche histoire des relations culturelles entre la Roumanie et la France. Il s’agit bien, comme l’annonce le sous-titre, d’« une histoire franco-roumaine ».

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

    www.institutfrancais.ro/category/bucarest

  • Avant-garde en liberté

    Théâtre, Roumanie, Matéi Visniec, Mirella Patureau, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Le Cabaret Dada, traduit du roumain par Mirella Patureau, éditions Non Lieu, 2017

    Qu’est-ce que Dada ? Toutes les définitions ont fusé, plus contradictoires et aléatoires les unes que les autres. Quelques explications ont pourtant des allures fiables, voire raisonnables : le mouvement est né pendant la « grande guerre », comme une réaction délirante au « grand massacre » de 1914-1918, « dans la parfaite continuité de la fièvre verbale d’une époque qui s’employait à inventer la barbarie moderne à l’échelle industrielle et mondiale », comme l’écrit Matéi Visniec dans sa préface, où il poursuit :  « Ma pièce de théâtre est à la fois une enquête sur les traces d’un concept mystérieux (dada) et une tentative de démontrer que le dadaïsme s’est prolongé dans l’aventure communiste. ». Ce pourrait être tragique ; ici, pas vraiment (petit rappel : « da-da », que l’on pourrait traduire littéralement par « oui-oui », signifie en roumain, selon l’intonation : NON – le « non » à tout de Dada…) : c’est une comédie, destinée à célébrer les cent ans du mouvement fondé par Tristan Tzara et quelques autres au Cabaret Voltaire de Zürich.

    Une vraie comédie, dans les brefs tableaux de laquelle se succèdent et se mêlent l’absurde (bien sûr), la folie, les ricanements, les grincements, les chansons débridées, les sonorités insensées, les dialogues décousus sur l’art, la révolution, le langage, la poésie… Le dadaïsme en action, avec ses protagonistes : « Monsieur Dada » en meneur de revue, Tristan Tzara, Hugo Ball, Emmy Hennings, Richard Huelsenbeck, Jean Arp, Marcel Janco, Sophie Taueber, et même, « immense ironie », « provocation de l’Histoire », Lénine, qui à l’occasion a fréquenté le groupe, et à qui Tzara donna sa propre définition de la révolution : « Nous pensons que la vraie révolution doit commencer par le langage. Toutes les langues dans lesquelles les gens se sont déclaré la guerre sont sales, raides, constipées, compromises. […] La nouvelle poésie qu’on écrit aujourd’hui est plus forte que toutes les théories révolutionnaires… ».

    Contrairement à ses autres pièces publiées depuis 30 ans, Matéi Visniec a écrit Le Cabaret Voltaire en roumain. Hommage à sa langue maternelle qui, de son propre aveu, « a un côté dadaïste », hommage à une culture qui a produit nombre d’écrivains et d’artistes d’avant-garde au début du XXème siècle, et plusieurs acteurs de la création de Dada, parmi lesquels il n’y avait pas moins de cinq Roumains. Voyez la scène 28, qui montre une « émission culturelle à la télévision sur le centenaire du mouvement dada », mettant en avant la richesse dadaïste de la langue et de la culture roumaines, depuis Caragiale et Urmuz. Le Cabaret Dada (dont le titre, et aussi le contenu, rappellent Le Cabaret des mots) est un bel exemple de verve théâtrale, avec cette ouverture et cette liberté que l’auteur transmet au metteur en scène « invité à réorganiser les scènes en fonction de ses instincts artistiques et dadaïstes. ». Le lecteur peut aussi librement s’en charger.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

    www.visniec.com

  • Théâtre, poésie, philosophie…

    Revue, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 20. « Fondane homme de théâtre. Au temps du poème ». Société d’études Benjamin Fondane, 2017.

    « Fondane se refuse les facilités du premier degré ». Cette constatation, faite par Agnès Lhermitte à propos de l’élégie, pourrait caractériser et résumer l’idée centrale du n° 20 des Cahiers Benjamin Fondane, consacré en grande partie aux idées sur le théâtre, mais aussi à la poésie et à la philosophie.

    « Benjamin Fondane homme de théâtre » : suivant le fil conducteur constitué par la création et l’histoire du groupe d’avant-garde « Insula », inspiré par Jacques Copeau et créé par Fondane en 1922 à Bucarest, plusieurs articles analysent les relations entre l’écrivain et cet « art qui prend des risques » (formule rappelée par Carmen Oszi). Éric de Lussy établit un intéressant parallèle entre le « paradoxe sur le spectateur » et Le paradoxe sur le comédien : pour Fondane, le spectateur, comme le comédien pour Diderot, doit être « toujours maître de lui » et d’une lucidité constante. Aurélien Demars, examinant la notion de « théâtre du suicide », rappelle « la clairvoyance prémonitoire de Fondane à l’égard de l’eugénisme d’État », et l’ultime et tragique témoignage de l’écrivain qui, arrêté sous l’Occupation, refusa d’être libéré sans sa sœur, et ainsi se condamna à mort. Théâtre et poésie (Serge Nicolas), théâtre et philosophie (Maria Villela-Petit), études fouillées s’appuyant sur les textes, puis l’hypothèse d’un « inédit de 1920 » émise par Aurélien Demars complètent ce dossier.

    Au temps du poème : ce recueil, que l’on retrouve dans le volume Le mal des fantômes publié chez Verdier en 2006, fait l’objet de fines analyses de Monique Jutrin (« Passéiser l’actualité »), de Saralev Hollander (sur l’exil), de Heidi Traendlin (« La tirelire des songes »), d’Agnès Lhermitte (sur le sonnet « Quand de moi-même en moi les voix se taisent », sur deux êtres aimés, Armand et Marior, et, d’une manière plus large, sur les thèmes élégiaques dans Au temps du poème).

    Philosophie : dans ce troisième ensemble, Alice Gonzi poursuit une réflexion sur Fondane et Aristote, et Margaret Teboul décrypte les notes inédites sur Le Désir d’éternité de Ferdinand Alquié, écrites par Fondane en 1943 (« L’animal et la raison »).

    Deux études de Gisèle Vanhese (« Benjamin Fondane et Yves Bonnefoy ») et d’Annafrancesca Naccarato (« Poésie, image et traduction »), ainsi qu’un texte inédit (« Appel aux étudiants ») traduit et présenté par Carmen Oszi précèdent les notes et informations diverses.

    Ce volume, riche en études fouillées, circonstanciées, précises, issu de la dernière rencontre de Peyresq, atteste, si besoin était, la vivacité de la réflexion sur un écrivain chez qui voisinent avec bonheur la création poétique, les théories théâtrales et la recherche philosophique.

     Jean-Pierre Longre

     

    Sommaire de ce numéro :

    http://www.benjaminfondane.com

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/benjamin+fondane

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/apps/search?s=Fondane&search-submit-box-search-236757=OK

     

  • Une famille roumaine

    Fanny Chartres, Strada Zambila, Neuf, L’école des loisirs, 2017

    Roman, francophone, Roumanie, jeunesse, Fanny Chartres, L’école des loisirs, Jean-Pierre Longre

    Illinca et sa petite sœur Zoe vivent à Bucarest avec leurs grands-parents, qui les y ont rejointes pour s’occuper d’elles. Car comme un certain nombre d’autres parents – surnommés « cueilleurs de fraises » - ceux des deux fillettes sont partis à l’étranger afin de « pouvoir donner à leurs deux filles la vie et l’éducation qu’ils s’étaient juré de leur offrir, [et] aider leurs parents dont la retraite de cent euros était insuffisante ». C’est donc la France, exactement Yvetot en Normandie, où le père exerce la médecine et la mère devient aide à domicile. Incompréhension d’Illinca qui, tout en racontant sa vie à l’école et en famille, en décrivant son travail et ses loisirs, les frais enthousiasmes de Zoe, la gentillesse compréhensive de Bunica et Bunicu (les grands-parents), la compagnie de leurs nombreux chats, en évoquant les conversations sur Skype avec ses parents, n’hésite pas à manifester sa révolte devant ce qu’elle prend pour un abandon, non sans poser la question inhérente au fonctionnement de la société roumaine et internationale : « Avant 1989, les Roumains émigraient à l’étranger (quand ils y arrivaient) pour échapper au communisme et à la dictature de Ceauşescu. Aujourd’hui, ils quittent la Roumanie pour ne plus subir la pauvreté et la corruption. Est-ce mieux ainsi ? Je n’ai pas vécu le communisme, mais au moins, avant, les parents n’abandonnaient pas leurs enfants. ».

    À l’occasion d’un concours scolaire, Illinca se lie d’amitié avec Florin, un élève tsigane de sa classe, avec qui elle parcourt les rues de Bucarest jusque dans certains quartiers reculés pour y prendre des photos qui seront accompagnées de poèmes du jeune garçon. Faisant fi de l’animosité collective à l’encontre des Tsiganes, les deux enfants font connaissance de leurs familles et de leurs cultures respectives, et balaient ainsi les préjugés courants. Par la même occasion, le lecteur découvre ou redécouvre une ville que l’auteure connaît bien et à laquelle elle rend par personnage interposé un hommage sincère et lyrique. « Tes saisons, Bucarest, sont une vraie provocation pour mes sens. […] Je me love dans ta brise, m’enroule dans tes fils électriques et tourne dans ton grand manège. […] Parfois, le soir, quand il n’y a, je crois, personne d’autre que moi, je m’assieds par terre dans le parc du cirque, à quelques pas des nénuphars, je glisse mes doigts dans tes brins d’herbe et je te sens sous mes doigts. ».

    Srada Zambila n’est pas un livre documentaire. S’il fait connaître la vie d’enfants roumains d’aujourd’hui confrontés à de réels problèmes sociaux et familiaux, s’il pose des questions qu’une fillette peut se poser d’une manière générale comme dans des circonstances particulières, s’il donne des renseignements sur la société roumaine actuelle (avec, même, un utile petit lexique en fin de volume), c’est surtout un roman frais et sombre, où la joie et les chagrins, les espoirs et les colères éclatent en vagues successives, où les projets, les attentes et les surprises ponctuent la vie quotidienne. Un roman à lire non seulement pour mieux connaître la Roumanie, sa capitale et la vie qu’on y mène, mais aussi, d’une manière plus générale, pour suivre la destinée d’une fillette et de sa famille, dans un récit d’une grande sensibilité.

    Jean-Pierre Longre

    www.ecoledesloisirs.fr

  • Révolte et cruauté

    Théâtre, Roumanie, Mihaela Michailov, Alexandra Lazarescou, Les Solitaires Intempestifs, Jean-Pierre LongreMihaela Michailov, Sales gosses, traduit du roumain par Alexandra Lazarescou, Les Solitaires Intempestifs, 2016

    Mihaela Michailov est une figure importante du théâtre roumain et international contemporain. Dramaturge, enseignante, critique, elle a écrit plusieurs pièces pour la jeunesse, dont Sales gosses (Copii răi). Pour la jeunesse ? Certainement, mais aussi sur l’enfance, et plus généralement sur les comportements humains, quel que soit l’âge concerné – et donc aussi pour les adultes. On pourrait même évoquer, en l’occurrence, le concept de « théâtre de la cruauté » développé par Antonin Artaud, d’autant que la mise en scène doit tenir compte des consignes de l’auteure : « Ce texte a été conçu comme un monologue pour une comédienne qui interprète tous les personnages. », ce qui permet de multiplier les points de vues et de donner une dimension importante aux sentiments et aux réactions tout en assurant son unité à l’ensemble.

    « Tu as 11 ans et tu ne veux pas devenir ce que les autres attendent de toi. ». Une petite fille à la fois rêveuse, poète, quelque peu marginale et réputée « difficile » dans sa famille et à l’école, est en butte à l’incompréhension et à la colère des adultes (parents, professeurs), aux punitions qui iront jusqu’au lynchage par la foule des autres enfants soumis à l’autorité. La petite révoltée devient le symbole général de l’insoumission face à la discipline, au civisme « démocratique », à la « réussite » des citoyens « productifs ».

    « L’école te discipline.

    L’école t’apprend à réussir.

    L’école te veut un.e Européen.ne intégré.e.

    Un.e Européen.ne accompli.e.

    Un.e Européen.ne certifié.e.

    Un.e Européen.ne qualifié.e.

    Un.e enfant sage et soumis.e. Un.e adulte obéissant.e et compétent.e.

    Ton école est productive. ».

    Voilà ce qu’inconsciemment ou non la fillette refuse.

    Inspirée d’un fait divers, la pièce explore les paradoxes du système scolaire et politique qui, en voulant former des citoyens, réussit surtout à les formater. Alors, lorsque cela ne fonctionne pas, « que faire dans ce genre de situation ? Comment réussir à gérer le problème ? ». L’impasse aboutit à la violence collective et folle contre la liberté et la révolte individuelles. Si, certes, la répression n’est pas celle d’une dictature avérée, elle peut devenir incontrôlable et se cacher là où on ne l’attend pas, par exemple dans les réactions d’un professeur à l’esprit apparemment ouvert et pédagogiquement expérimenté. Et voyez la surveillante, adorée des enfants, qui analyse bien leur psychologie : « Les enfants sont cruels. Ce qu’ils te voient faire, ils le reproduisent. Tout est une question de confrontation. Oui. Si tu les confrontes au mal, ils feront du mal. Si tu les confrontes au bien, ils feront du bien. ». La même qui accuse le système (« Le système est coupable. Et surtout l’État. Le président, en particulier. ») trouve toujours une solution : « Pourquoi les frapper quand vous pouvez les faire souffrir autrement ? ». Le cynisme rampant poussé à l’extrême. Et si le « système » est coupable, la dénonciation contenue dans Sales gosses est d’une grande subtilité et d’une intensité politique que seul le bon théâtre peut faire sentir.

    Jean-Pierre Longre

    www.solitairesintempestifs.com  

  • Les vertiges de la mémoire

    Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, La Nostalgie, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2017

    Tout commence avec la mémoire, et se poursuit avec le rêve. Le rêve est d’ailleurs le titre sous lequel les cinq textes du livre parurent dans les années 1980, amputés de certains passages par la censure, puis traduits par Hélène Lenz et publiés en France en 1992 aux éditions Climats (édition maintenant épuisée). La Nostalgie est donc un livre au passé déjà chargé, aussi chargé que les histoires qui s’y développent.

    Cinq textes autonomes, donc, mais qui entretiennent entre eux des rapports plus ou moins cachés (retours de personnages, de motifs, de mystères, type de style, progressions parallèles…), rapports qui se tissent à mesure que l’on avance sur la toile narrative – le leitmotiv de l’araignée tissant sa toile et étendant ses longues pattes sur le paysage ou les personnages est l’une des marques saisissantes de l’ouvrage.

    Le « Prologue » s’ouvre sur les états d’âme d’un vieil écrivain « pleurant de solitude » et attendant la mort en essayant de « réfléchir ». « Voilà pourquoi j’écris encore ces lignes : parce que je dois réfléchir, comme celui qui a été jeté dans un labyrinthe doit chercher une issue, ne serait-ce qu’un trou de souris, dans les parois souillées d’excréments ; c’est la seule raison. ». Et l’« Épilogue » se ferme sur un autre vieillissement, universel celui-là, anéantissement et renaissance se faisant suite. Entre les deux, les cinq nouvelles cheminent parmi souvenirs et imagination, dans un réalisme fantastique qui ne laisse ni l’auteur, ni ses personnages ni le lecteur en repos.

    La « nostalgie » est une pathologie psychique liée au regret du passé, certes, mais aussi à celui d’une situation idéale inatteignable. De fait, ici, chaque récit part d’un point du passé, d’un souvenir qui se tourne vers un univers intérieur échappant à l’entendement ordinaire, voire vers un anéantissement de soi au profit d’une apothéose littéraire ; c’est le cas avec « Le Roulettiste », dont le personnage n’arrive pas à mourir. La seconde nouvelle, « Le Mendébile », tient véritablement du souvenir d’enfance, racontant les jeux plus ou moins violents d’une bande de copains à l’arrière cafardeux d’un immeuble bucarestois des années 1970, avec portraits sans concessions et rivalités sans pitié, jusqu’à la souffrance extrême. Avec « Les Gémeaux », qui ménage un suspense narratif et érotique intrigant, nous nous assistons à une progression vers une double métamorphose, un transfert à la fois intime et terrifiant : « Nous nous sommes longtemps regardés, horrifiés, sans nous parler ni nous attirer. Nous étions trop fatigués, trop abasourdis pour réfléchir encore. […] Nos gestes hésitaient, nos mouvements balbutiaient, nos mains rataient ce qu’elles faisaient. Nous nous regardions comme des êtres venus de deux mondes différents, aux bases chimiques, biologiques et psychologiques totalement autres. ». « REM », le récit le plus long, est aussi le plus complexe, mêmesi lui aussi est un récit d’enfance, celui d’une jeune femme qui déroule en une nuit à l’intention de son amant ses souvenirs de « choses qui se sont passées dans les années 1960, 1961, quand j’étais encore une petite fille. ». Jeux d’enfants chez une tante habitant aux limites de la ville, mystères liés à ces trois lettres, « REM » (la « chose » inexplicable, les Réminiscences de phénomènes dont l’étrangeté est liée à la rencontre entre la poésie de l’enfance et le gigantisme de la mémoire, entre la vie innocente et l’annonce de la mort, entre la quotidienneté du réel et l’étrangeté du songe – confrontations qui ne peuvent se résoudre que dans la création (littéraire en l’occurrence), aboutissement de la quête de ce Graal qu’est le « REM ». « Il existe des livres secrets, écrits à la main, consacrés au REM, et il existe des sectes concurrentes qui reconnaissent le REM, mais qui ont des idées on ne peut plus différentes quant à sa signification. Certains soutiennent que le REM serait un appareil infini, un cerveau colossal qui règle et coordonne, selon un certain plan et en vue d’un certain but, tous les rêves des vivants, depuis les rêves inconcevables de l’amibe et du crocus, jusqu’aux rêves des humains. Le rêve serait, selon eux, la véritable réalité, dans laquelle se révèle la volonté de la Divinité cachée dans le REM. D’autres voient dans le REM une sorte de kaléidoscope dans lequel on peut lire tout l’univers, dans tous les détails de chaque instant de son développement, de sa genèse jusqu’à l’apocalypse. ».

    Difficile d’en écrire davantage dans un simple compte rendu. Sinon que le dernier texte est comme une signature apocalyptique, celle de « l’architecte » dont l’influence musicale va s’étendre sur la « mentalité humaine » en transformation, sur le monde entier, sur « l’espace interstellaire » et « des constellations entières ». C’est ainsi que l’artiste complet (l’écrivain, comme l’architecte, le musicien ou tout autre) compose son univers vertigineux et le propose au public, qui a le choix de le suivre ou non sur les flots de son écriture et de son imagination. Avec Cărtărescu, difficile de ne pas se laisser embarquzer, même si l’on redoute la tempête, les récifs et les courants.

    Jean-Pierre Longre

    www.pol-editeur.com

  • Cris de rejet et d’appartenance

    Théâtre, Moldavie, Roumanie, Nicoleta Esinencu, Mirella Patureau, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre Longre Nicoleta Esinencu, Fuck you, Eu.ro.Pa!, Sans sucre, A(II)Rh+, Mères sans chatte, traduits du roumain par Mirella Patureau, éditions L’espace d’un instant, 2016

    Rien de tel que le théâtre pour exprimer des sentiments extrêmes (tels que les passions dans la tragédie antique et classique), et pourtant tout passe par l’intermédiaire de voix (celles des personnages) distinctes de celle de l’auteur. Est-ce bien Nicoleta Esinencu (née en 1978 à Chişinău, Moldavie) qui crie sa colère dans les quatre pièces recommandées par le réseau Eurodram et que les éditions L’Espace d’un instant ont eu la bonne idée de réunir en un seul volume ? En tout cas elles montrent, chacune à sa manière, que les cris de révolte que l’on y entend, suscités par les ratages de la transition, par la « désillusion, le dégoût de la société consumériste mais aussi des anciennes idéologies » (Mirella Patureau), s’ils sont bien ceux de l’auteure, sont aussi collectifs et pluriels.

    Fuck you, Eu.ro.Pa ! (selon la traductrice, il semble que « Eu. » = Europe, « ro » = Roumanie, « Pa ! » = « au revoir » en roumain) est un monologue adressé à « Papa », un père plus ou moins fictif, plus ou moins collectif représentant l’histoire du pays passé de la mainmise soviétique à celle du commerce ultralibéral (« Papa, il paraît que tu n’as pas eu de pays, toi non plus. […] Je m’approchais de toi, Europe ! / Trahison… »). Monologue souvent violent, au lexique cru, traduisant lui-même la violence et la cruauté de la vie quotidienne par une logorrhée de la révolte directe.

    théâtre,moldavie,roumanie,nicoleta esinencu,mirella patureau,éditions l’espace d’un instant,jean-pierre longreLa crudité du langage, l’abondance lexicale de la révolte se retrouvent dans Sans sucre, dialogue entre « Le frère » et « La sœur » qui échangent sur un rythme de plus en plus rapide, comme en une partie de ping-pong, des considérations sur la vie quotidienne et familiale, l’école, la nourriture, le rationnement (d’où le titre-leitmotiv). L’accélération du mouvement, jusqu’à la déconstruction, figure la transition vers une « liberté », une « intégration européenne » qui ne va pas sans risques ou sans hypocrisie, sans colère et sans violence : « Mettez la merde dans les sacs ! / Enfermez la merde dans les sacs ! / Ensuite jetez-les ! ».

    Retour au monologue avec A(II)Rh+, celui d’un père travaillant dans un service de don du sang. Si révolte il y a ici, c’est la révolte bêtement chauvine, de plus en plus violente à mesure que la parole semble se libérer. On passe du nationalisme primaire (« mon pays est / le plus courageux pays au monde », puis « le plus optimiste », puis « le plus fabuleux »…) à la xénophobie imbécile et tout azimut (contre les Tsiganes, les Hongrois, les Américains, les Arabes, les Russes, les Allemands, les Bulgares) pour décliner toute la gamme du rejet odieux : racisme, machisme, brutalité aveugle et folle de l’homme contre sa fille dont il imagine qu’elle pourrait un jour épouser un « nègre »…

    La violence familiale et sociale, la crudité du langage, la dénonciation de l’oppression et de l’hypocrisie sont encore les marques de Mère sans chatte. Monologue à dominante narrative d’une fille en butte à tous les odieux préjugés qui ont cours même dans une société prétendûment libérée : sur l’éducation sexuelle avec ses non-dits, sur le rôle et la place des femmes dans la maison et la société… Récit de petite fille par lequel, sans qu’elle s’en rende compte complètement, passe là encore la critique radicale d’une société qui a conservé ses tabous.

    Théâtre « engagé » ? Oui, si l’on considère que l’engagement réside dans la mise à nu des tares, des mensonges et des illusions politiques, sociaux, familiaux, culturels. Mais surtout théâtre vrai et vrai théâtre. Sous la verdeur et l’apparent relâchement du verbe, qui font partie inhérente de l’écriture de Nicoleta Esinencu, se révèle une construction très précise (accélération du rythme, progression de la parole des personnages en crescendos quasiment musicaux, leitmotive et refrains réguliers, points de convergence dramatique) ; la provocation, l’excès, la satire, les jeux verbaux et sonores, l’humour noir traduisent à la fois le cri de rejet et d’appartenance et l’émotion sincère du déboussolement : « Papa, moi, je suis pour le pays. Pour quel pays je suis, moi ? ».

    Jean-Pierre Longre

    www.sildav.org

  • Apprendre à vivre et à mourir

    Roman, Roumanie, Simona Sora, Laure Hinckel, Belfond, Jean-Pierre LongreSimona Sora, Hôtel Universal, traduit du roumain par Laure Hinckel, Belfond, 2016

    Hôtel Universal est un de ces romans dans lesquels on ne pénètre que disposé à se faire investir soi-même par un monde, des personnages, des événements, des confidences, des rêves qui ne laissent pas en repos, jusqu’à la dernière page. Un monde qui nous échappe, qui nous déconcerte un peu, qui nous fascine aussi – un monde concret, tangible, d’un réalisme fantasmé comme la littérature roumaine sait, parfois, en jouer (oui, ce premier roman est à classer parmi les grandes œuvres contemporaines, aux côtés de celles de Mircea Cărtărescu ou de Gabriela Adameşteanu).

    Voudrait-on le résumer qu’on ne s’en sortirait pas. Pour schématiser : le pivot de la narration, situé au milieu du vieux Bucarest, est comme l’indique le titre l’Hôtel Universal, successivement auberge, maison de rendez-vous et, à partir de 1990, résidence pour étudiants, foyer « délabré, humide, infesté de rats », où logent et passent toutes sortes de personnages que la « révolution » a libérés des entraves de la dictature. À partir de cet axe s’étendent diverses ramifications spatiales et temporelles au centre desquelles se trouve Maia (déformation de son prénom de naissance Maria, et qu’on nommera aussi Maya), qui « s’est retrouvée avec une chambre d’étudiant dans l’hôtel dépourvu d’étoile où avait vécu son arrière-arrière-grand-mère, et il s’agissait bien entendu de Rada, la fille-trésor de Varna qui consola Vasile Capşa au retour piteux de son taxide à Sébastopol, le premier et le plus raté. ». Voilà enclenchée l’histoire de la famille Capşa, qui a créé la célèbre et légendaire confiserie de Bucarest, une histoire qui fait remonter l’intrigue au XIXe siècle. Et il y a, parmi d’autres, l’histoire du Mohican qui après avoir « exécuté la plus ample pirouette de sa vie » se retrouve dans un fauteuil roulant, celle de Pavel Dreptu, drôle de professeur alcoolique réfugié à l’Universal avant sa fin tragique et mystérieuse – et finalement, à travers un grouillement de personnages et d’événements kaléidoscopiques, une certaine histoire de la Roumanie, familiale, sociale, culturelle, politique, et une histoire de la destinée humaine, rythmée par la « formule de protection » récurrente : « Un homme qui t’aime t’apprend à mourir. ».

    Même si le parfum de la confiture de roses s’y répand, Hôtel Universal n’est pas un roman à l’eau de rose. Chapeautés par des titres empruntés (bizarrement ? Pas tant que cela, à la réflexion) aux Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, tous les chapitres portent d’une certaine manière à la méditation, à la contemplation, faisant appel à différents genres et registres que le roman accepte (récit, description, lettre, poésie), usant des possibilités qu’offre la diversité des points de vue, dans un langage à la fois compact et touffu, ample et libre – et, lorsque s’en présente la nécessité, d’une impitoyable sécheresse ; qu’on en juge par ce résumé lapidaire : « La fermeture de l’Universal est clairement un abus. Pas un crime commandité comme celui de la fin 1989, pas une grossière manipulation comme le troc des six premiers mois de 1990, pas une raclée organisée comme en ces jours des 13, 14 et 15 juin 1990 quand, coincés entre des mégères et des mineurs de charbon, les étudiants de la place de l’Université avaient été anéantis physiquement, moralement et dans leurs droits. ». Le foisonnement romanesque n’empêche pas le sens du raccourci. « Lors de la troisième séance, Maya a introduit à la fois l’Hôtel Universal de la rue Gabroveni et Vasile Capşa comme personnage central de sa propre épopée familiale. ». Toute l’histoire est contenue dans cette phrase, mais les 300 pages qui la développent en la précédant en sont l’extension romanesque nécessaire. On ne saurait trop recommander de les lire pour en avoir le fin mot.

    Jean-Pierre Longre

    www.belfond.fr

  • Depuis 12 ans…le persil

    Revue, francophone, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreLe persil, numéros 121 à 126, automne 2016  

    Sous la responsabilité inaltérable de Marius Daniel Popescu, le persil continue à s’épanouir sur des plates-bandes éditoriales de plus en plus larges, « parole et silence » confiés à des auteurs aussi divers que prometteurs. Coup sur coup, deux numéros triples d’une grande richesse.

    Numéros 121-122-123 (septembre 2016) : textes inédits, nouvelles, extraits de romans, poèmes de Louise Anne Bouchard, Ivan Farron, Marc Agron Ukaj, David Collin, Arthur Brügger, Michel Layaz, Françoise Matthey, Marie-José Imsand, Joseph Incardona, Isaac Pante, des « instantanés » de Marius Daniel Popescu lui-même et des vers de l’excellent poète Paul Vinicius traduits du roumain par Radu Bata et accompagnés d’une notice biographique. Un bref exemple, particulièrement adapté : « On ne mange pas la poésie / avec des couverts d’argent / elle se laisse grignoter / avec la main. ».

    Numéros 124-125-126 (octobre 2016) : livraison entièrement consacrée à François Rossel (1955-2015), poète et éditeur passionné à Lausanne. Des articles, des adresses en prose, des poèmes, des illustrations… Un bel hommage rendu par ses amis des Éditions Empreintes Alain Rochat et Olivier Beetschen, et par beaucoup d’autres personnes.

    Avec constance, brillamment, savoureusement, c’est de la vraie littérature que les lecteurs francophones doivent à la Roumanie et à la Suisse conjuguant leurs talents.

    Jean-Pierre Longre

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

    mdpecrivain@yahoo.fr

    lepersil@hotmail.com