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roumanie - Page 6

  • D’Eminescu à Herta Müller

    Mon cadavre aux chiens, anthologie poétique bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

    Herta Müller, Ion ou non, publication bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

     

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre                                     Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

    Deux livres petit format (comme de coutume chez hochroth-Paris) viennent de paraître sous la couverture noire de cette précieuse maison d’édition. Tous deux sont consacrés à de la poésie roumaine.

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

     

     

    Mon cadavre aux chiens est un titre directement inspiré du premier poème présenté dans cette anthologie, la fameuse « Prière d’un Dace » (« Rugăciunea unui dac ») de Mihai Eminescu, dont une strophe émet ces vœux terribles :

                       « Et si je meurs alors, hors-la-loi, étranger,

                       Puisse mon piètre cadavre être jeté à la rue –

                       Et qu’il reçoive de toi, Seigneur, une couronne précieuse,

                       Celui qui excitera les chiens à me lacérer le cœur,

                       Et à cet autre qui me lapidera le visage,

                       Puisses-tu accorder, Maître, de vivre au-delà des âges !

    Poème « de malédiction et d’hostilité à soi », écrit Nicolas Cavaillès. Et les textes qui suivent, sur lesquels planent les ombres du même Eminescu, mais aussi de Nerval (son « soleil noir de la mélancolie ») et de quelques autres, tiennent tous de la prière autodestructrice, de l’adresse à un dieu absent, de l’aspiration à un infini désolant, à un vide mortifère, à la délivrance du néant :

                       « Seigneur. Mon Père. Je veux

                       ne plus jamais avoir de corps. Plus jamais

                       le moindre souffle de vie

                       Plus de corps humain. Plus de destin de femme. Rien

                       Seulement rien.

                       Du rien sans mémoire. Sans douleur

                       Seigneur. Du rien dans le rien de la chute »,

    écrit Marta Petreu. En une composition qui mêle habilement chronologie et thématique, tous les poèmes reproduits ici tournent autour de ce désir d’« éternelle extinction ». Belle occasion de lire ou relire des vers de grands auteurs. Outre Mihai Eminescu et Marta Petreu : Ion Pillat, Lucian Blaga, Leonid Dimov, A.E. Baconschi, Nichita Stănescu, Virgil Mazilescu, Cezar Ivănescu, Dan Sociu.

    *

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre LongreParmi les grands, figure en bonne place le Prix Nobel de Littérature 2009, Herta Müller. Née en Roumanie, réfugiée en Allemagne en 1987, elle a écrit ses œuvres dans la langue de son pays d’adoption, à l’exception d’un recueil poétique, Este sau nu este Ion. Recueil de collages, dont huit sont ici reproduits et traduits sous le titre Ion ou non. Ce travail minutieux « de découpage et d’assemblage de mots », qui produit des pages colorées, d’une esthétique mêlant la surprise verbale et l’agrément de l’œil, aboutit à des textes dont la logique et la malice descriptives et narratives s’imposent à l’esprit :

                                « l’été était long

                                m’sieur Petre

                                bouche bée

                                marchait dans la rue,

                                elle était vide.

                                il fermait les yeux

                                à l’intérieur

                                il voyait sa tempe

                                de l’extérieur,

                                il balayait son ombre

                                jusqu’à la gare.

    Un bel objet littéraire et plastique, à conserver soigneusement.

    Jean-Pierre Longre

    www.paris.hochroth.eu

  • Et la vie continue, malgré tout

    Nouvelle, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Gare de l’Est. Nouvelles traduites du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2018.

    Les années 1970-1980, en Roumanie, ne furent pas des plus exaltantes, c’est le moins que l’on puisse dire. La pression sociale et psychologique, les pénuries, la méfiance mutuelle engendrée par l’espionnage politique, les libertés individuelles rigoureusement entravées – tout était le résultat d’une dictature particulièrement vicieuse qui s’insinuait dans l’esprit et le mode de vie des individus.

    Dans Gare de l’Est, pas de dénonciations violentes, pas de cris de révolte ouverte, pas d’appels à l’insoumission radicale. Ce sont les vicissitudes matérielles, physiques et morales de la vie quotidienne, et aussi les quelques instants fugaces de plaisir, d’espoir et de satisfaction qui forment l’ossature narrative des sept nouvelles du volume. Gabriela Adameşteanu, l’une des grandes romancières roumaines d’aujourd’hui, maîtrise au plus haut point l’art du récit polyphonique, qui laisse filtrer la profondeur du malaise existentiel et la difficulté, voire l’impossibilité, de la communication entre les personnages. Malaise et difficulté exacerbés par l’atmosphère de suspicion mutuelle, par la surveillance constante exercée sur la vie privée. Malentendus, silences et incompréhensions dans le couple, séparations, vengeances, jalousies, sanctions et mesquineries professionnelles, tracas administratifs, rumeurs plus ou moins fondées, dégradation des relations entre membres d’une même famille ou entre amis, maltraitance féminine ou enfantine, indécision concernant l’avenir individuel et collectif… Tout est dit à travers les gestes et les paroles de personnages qui ne sont ni des héros ni des traitres, mais des êtres qui tentent de vivre dans un contexte oppressant. « On peut donc vivre ainsi, s’habituer à se percevoir comme un être-dénigré, comme un-homme-qui-a-un-mauvais-dossier, comme un-homme-d’un-autre-temps. Penser calmement apporte un apaisement extraordinaire, on écarte toutes les vaines ambitions, puisque l’on sait que les chances de succès sont désormais nulles. ». La vie continue, malgré tout.

    Il n’y a pas que les humains. Les évocations des paysages (surtout urbains) subissent des variations et donnent une dimension à la fois significative et poétique au récit. « Une rue animée de gens et de voitures qui s’écoulaient dans le vrombissement d’un paisible soir d’été. Les fleuristes accroupies à côtés de leurs paniers multicolores, d’où jaillissaient des tulipes jaunes ou rouges, fermées, scintillantes d’eau. Le monde était plénitude et régularité, pulsation ordinaire, et lui le traversait, détendu, d’un point à un autre, heureux d’être arrivé jusqu’ici et d’y avoir trouvé ce qui devait s’y trouver. ». Et plus loin : « Les murs défraîchis, les chiens gris cendres écrasés de chaleur au pied des escaliers sales des immeubles aux façades maculées, les containers pleins à craquer, que la chaleur ambiante faisait suinter de leurs liquides fermentés, et cette sensation entêtante : qu’il n’avait pas réussi à quitter la périphérie de la bourgade maudite où il avait passé son enfance. ». Au-delà des conditions circonstancielles et des paysages mentaux, à travers les aléas de la vie quotidienne, c’est une thématique plus vaste qui se décline : la vie et la mort, l’espérance et l’angoisse, la souffrance et le plaisir, l’amour et la haine, l’amitié et la solitude… Sans effets oratoires, sans affectation ni artifice, Gabriela Adameşteanu suggère sans les imposer les grandes interrogations liées à la condition humaine.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • « Liberté sans dogmes »

    Essai, Roumanie, francophone, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Remy de Gourmont, Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu éditions de l’éclat, Jean-Pierre LongreBenjamin Fondane, Devant l’Histoire, textes réunis et présentés par Monique Jutrin, éditions de l’éclat, 2018

    Ce qui caractérise Benjamin Fondane et le distingue de beaucoup de ses contemporains, c’est, comme le dit Monique Jutrin, « sa liberté d’esprit et sa lucidité ». « La véritable révolte ne peut être qu’individuelle », écrivait-il dans Rimbaud le voyou. Sur le plan politique, ni nationalisme ni internationalisme, ni capitalisme ni marxisme, et un antifascisme radical ; sur le plan artistique, liberté de création ; sur le plan philosophique, une pensée nourrie de clairvoyance et de métaphysique, et de ce qu’il nomme lui-même « irrésignation » devant l’Histoire et le malheur.

    Cette indépendance, cette clairvoyance sont au cœur des textes qui composent Devant l’Histoire – textes réunis et présentés par Monique Jutrin, traduits du roumain (lorsqu’ils ne sont pas directement écrits en français) par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre et Aurélien Demars, établis et commentés avec beaucoup de précision dans des notes concernant, pour chacun d’entre eux, son origine et son contenu, le tout complété par une bibliographie et une chronologie utiles.

    Inaugurés par l’article « L’Homme devant l’Histoire ou le bruit et la fureur » (1939), qui contient l’essentiel d’une pensée parfois provocatrice à force de rigueur sur la montée de la barbarie nazie, les textes sont répartis en deux grandes sections, « Autour de la grande guerre » (1913-1922) et « L’entre-deux-guerres » (1927-1937), suivis d’un écrit posthume, « Eaux-mères » (1950). Dans un « post-scriptum », Monique Jutrin souligne « l’absence de textes pour les années 1940-1944 », c’est-à-dire pendant l’occupation et jusqu’à l’assassinat de l’auteur à Auschwitz ; période durant laquelle, pourtant, il « travailla d’arrache-pied, laissant inachevés une grande partie de ses écrits, tant philosophiques que poétiques. » : ce furent des poèmes, des articles, des lettres (à Camus par exemple), son Baudelaire et l’expérience du gouffre

    Les 200 pages de Devant l’Histoire donnent l’occasion de mieux connaître Fondane, de confirmer ou d’infirmer certains points de vue sur sa pensée, mais aussi de constater que même lorsqu’il s’agit de philosophie et de théorie, l’élégance du style, le choix des mots, la profondeur poétique sont toujours là, quelles que soient les circonstances. Et ce n’est pas un hasard si nous rencontrons, au fil des pages, un certain nombre de ses contemporains – écrivains, intellectuels, artistes qu’il approuve ou qu’il contredit – parmi lesquels Gide, Malraux, Denis de Rougemont, Chestov bien sûr, Jacques Maritain, Albert Camus… ; pas un hasard non plus si nous le voyons évoquer le surréalisme, Dada, la Palestine, ou si nous l’entendons lancer un appel aux étudiants roumains de Paris pour contrer « l’offensive fasciste » que connaissent leur pays et l’Europe. Benjamin Fondane est par-dessus tout un artiste dans le siècle, épris d’indépendance.

    Jean-Pierre Longre

    www.lyber-eclat.net  

     

    Essai, Roumanie, francophone, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Remy de Gourmont, Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu éditions de l’éclat, Jean-Pierre LongreParution à signaler :

    Benjamin Fondane et Remy de Gourmont. Questions d’esthétique. Dossier n° 2 de la Nouvelle imprimerie gourmontienne. Coordonné par Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu.

    « Fruit de la collaboration des deux associations (Société d'études Benjamin Fondane : SEBF, et Cercle des Amateurs de Remy de Gourmont : CARGO), ce volume est le numéro 2 de la collection "Dossiers" de la Nouvelle Imprimerie gourmontienne. Il comprend les écrits consacrés par Fondane à Remy de Gourmont et au mouvement symboliste, au nombre desquels plusieurs textes inédits, ainsi que quelques études sur l'influence exercée par Gourmont sur le jeune Fondane, surtout dans sa période roumaine ».

    www.remydegourmont.org

  • Ce que révèle l’Œil Aveugle

    Poésie, Roumanie, George Vulturescu, Jean Poncet, Pierre Guimet, Jacques André éditeur Jean-Pierre LongreGeorge Vulturescu, Les Pierres du Nord, recueil bilingue, traduit du roumain par Jean Poncet, encres de Pierre Guimet, Jacques André éditeur, 2018

    Au départ, on pourrait croire à de la poésie autobiographique, soutenue par le caractère narratif des vers qui s’allongent au fil des souvenirs, des évocations du village, de la nature, des personnages du passé, des fêtes et des légendes de la campagne… Et les deux leitmotive qui parcourent le recueil, qui en forment même l’ossature, tendraient à le confirmer : « l’Œil Aveugle » (cet œil que George Vulturescu perdit accidentellement à l’âge de six ans) et les « Pierres du Nord » (Tireac, le village natal, se situe tout au nord-ouest de la Roumanie, près de Satu-Mare).

    On pourrait le croire. Mais derrière ces détails, au-delà des apparences, se développent d’autres visions, se détachent d’autres éléments, et la poésie est là pour les révéler, pour les mettre au monde, en des images encore inexplorées :

    « Et puis ce fut le matin…

    et un œil doutait de ce qu’il voyait :

    il y avait mille pierres et au-dessus d’elles mille autres pierres

    semblables à des vaches maigres

    qui mangent les vaches grasses de la Genèse. »

    Images pleines, audacieuses, en harmonie avec les encres de Pierre Guimet, saturées ou déliées, suggestives ou abstraites. Et il y a le mystère de la création. Le poème est un monde fait de mots et de lettres qui sont de véritables éléments naturels :

    « Les lettres sont-elles comme des pierres

    sous le pied ? Combien de temps peux-tu marcher

    sur ces pierres ? Ne s’enfoncent-elles pas

    dans le blanc des pages quand tu les lis ? »,

    « et les poèmes, lettre après lettre, sont un champ de bataille. ».

    Comme l’annonce un titre : « Le Devoir d’une lettre est d’obscurcir le sens du mot ».

    Le poète est à la fois témoin, scribe, créateur et gardien de ce monde ; c’est sa raison d’être :

    « Je claque des dents

    et je lis le nom du fou que je suis

    gravé par les éclairs sur les Pierres du Nord

    je me tiens à côté de leurs monogrammes tel le gardien

    du pouvoir monastique des hiéroglyphes. ».

    Les Pierres du Nord n’est pas un simple recueil poétique. C’est ce qu’on appelle un « beau livre », dans toutes ses dimensions : les textes, les illustrations, le format, la disposition, la mise en page qui cache parfois, sous le pli des feuillets, d’autres textes et d’autres illustrations… Un grand travail d’édition, qui vient enrichir la collection « roumaine » de l’éditeur Jacques André : les recueils bilingues de Lucian Blaga (Les poèmes de la lumière, Les pas du prophète), Maman Univers de Vasile George Dâncu – tous dans les belles traductions de Jean Poncet –, Survivre malgré le bonheur de Radu Bata, et d’autres ouvrages annoncés.

    Voir les publications "roumaines" de Jacques André  ici 

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Un recueil d’Ana Blandiana

    Ana Blandiana, Ma Patrie A4 / Patria mea A4, recueil bilingue traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu. Introduction de Jean-Pierre Longre. Black Herald Press, 2018

     

    Un poème que je ne dis pas, un mot que je ne trouve pas
    Mettent en péril l’univers
    Suspendu à mes lèvres.
    Une simple césure dans le vers
    Détruirait le sortilège qui dissout les lois de la haine,
    Les rejetant tous, farouches et solitaires,
    Dans la grotte humide des instincts.

    « Biographie »

     Poésie, Roumanie, Ana Blandiana, Muriel Jollis-Dimitriu, Black Herald Press, Jean-Pierre Longre

    Née Otilia Valeria Coman en 1942 près de Timişoara, Ana Blandiana a été très tôt en butte à la censure, mais a persisté dans sa volonté d’écrire en restant dans son pays, exilée de l’intérieur. Dès le premier recueil, publié en 1964, sa poésie a connu un succès d’autant plus grand qu’elle correspondait à l’état d’esprit et à la sensibilité de lecteurs qui ne pouvaient complètement étouffer leurs interrogations existentielles sous les diktats du régime. Depuis 1990, son œuvre s’est largement étoffée, et elle est considérée comme l’un des auteurs les plus marquants de la Roumanie contemporaine. Autant dire que toute traduction publiée en France contribue à rendre justice à une œuvre qui mérite d’être reconnue internationalement. (Jean-Pierre Longre)

    *

    Orice poem nespus, orice cuvânt negăsit
    Pune în pericol universul
    Suspendat de buzele mele.
    O simplă cezură a versului
    Ar întrerupe vraja care dizolvă legile urii,
    Vărsându-i pe toţi, sălbateci şi singuri,
    Înapoi în umeda grotă-a instinctelor.

    « Biografie »

     

    Pour commander l’ouvrage :

    https://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

    www.anablandiana.eu

    https://blackheraldpress.wordpress.com

  • « Redonner vie »

    Poésie, Roumanie, Vasile George Dâncu, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreVasile George Dâncu, Maman Univers / Universul Mama, traduit du roumain par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2018

    Présentant le recueil, Jean Poncet écrit : « Dâncu, se refusant à tout artifice littéraire comme à tout pathos, y use de la langue la plus simple, la plus quotidienne. ». C’est ce qui saute aux yeux et à l’esprit lorsqu’on lit ces poèmes dont le personnage central, « Maman », est le pivot affectif omniprésent. L’auteur, chantant l’amour qu’il éprouve pour sa mère morte, fait effectivement appel au langage de la vie courante, en des instantanés, des évocations, des descriptions, des scènes qui surgissent de sa mémoire. Un langage qui puise sa poésie dans l’humilité du style et du personnage :

                       « plutôt la vie des humbles et des simples

                       qui vivaient et n’avaient pas de vie

                       comme

                       toi

     

                       toi tu vivais pour les autres

                       Maman ».

    La simplicité n’empêche pas la force des images portées par les mots (les mots ? « des socs / qui nous labouraient le cœur »), la puissance des paradoxes (« Maman est morte ! […] Christ est ressuscité ! », s’écrie-t-on à Pâques ; ou bien : « les cerisiers sont en fleurs toi tu es en terre »). Les vers, souvent narratifs ou descriptifs, évoquent en un même élan la vie présente et passée, l’amour et la mort, la tendresse et l’ingratitude, l’attachement et le remords, l’égoïsme et la générosité… Bref, la vie d’un fils pour qui sa mère a tout fait et qui, ne l’ayant pas toujours reconnu, lui préférant trop souvent les livres, emplit maintenant son cœur et ses pages de cette

    « Maman Univers

    souriant aux enfants

    du monde entier »,

    à qui il n’hésite pas à dire : « ta vie est maintenant ma poésie ».

    Même si la mort est maintes fois évoquée avec gravité, le chant du quotidien n’exclut pas l’humour, ni noir ni rose, plutôt d’un gris soutenu. Par exemple lorsque « Maman » se plaignait de son prénom Gafta (elle aurait bien préféré Agata), ou que sont égratignés au passage fonctionnaires, universitaires ou popes de campagne… Mélancolie discrète et sourire complice… Maman Univers est un beau recueil qui aborde un sujet grave et tendre, qui débusque l’exceptionnel dans le quotidien, qui redonne vie au passé, et qui sous son apparente facilité recèle des harmoniques émouvantes et « universelles ».

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • "Le seul mal, c’est l’injustice"

    Bande dessinée, francophone, Roumanie, Jacques Baujard, Simon Géliot, Panaït Istrati, La boîte à bulles, Jean-Pierre LongreJacques Baujard, Simon Géliot, Codine, d’après la nouvelle de Panaït Istrati, La boîte à bulles, 2018

    Après (et avant) maints déménagements, le jeune Adrien et sa mère, poussés par la pauvreté, s’installent dans la Comorofca, « le quartier le plus mal famé de la banlieue » de Braïla, au bord du Danube. La dignité de la mère, qui tient à ce que son fils ne manque pas du nécessaire et garde une apparence soignée, et l’innocence curieuse de tout du jeune garçon contrastent avec la crasse et la vulgarité du lieu et de ses habitants. C’est pourtant là qu’Adrien fait la connaissance d’un colosse à l’allure brutale et au cœur sensible, avec lequel il va nouer une amitié indéfectible, une amitié « sans intérêt », au sens plein de l’expression. Rien apparemment ne prédisposait le « petit homme délicat » et cet ancien forçat qui n’arrive pas toujours à maîtriser ses pulsions à une telle intimité ; mais ils sont complémentaires, ces deux « frères de croix » et de sang, et le morceau de vie qu’ils vont vivre ensemble, avant la tragédie finale, restera gravé dans la mémoire d’Adrien comme dans l’esprit et l’écrit de Panaït Istrati.

    Gravé aussi sur les belles planches de l’album de Jacques Baujard et Simon Géliot. Suivant un scénario et des dialogues fidèles à l’œuvre de l’écrivain, se succèdent les épisodes pittoresques et significatifs du tempérament des personnages et de l’atmosphère générale. Les teintes discrètes du souvenir (sauf, d’une manière humoristique, lorsque l’alcool aura chauffé au rouge l’esprit d’Adrien, pour qui l’environnement devient une sorte de tableau cubiste aux couleurs vives), la forme libre et maîtrisée des images, le halo des paysages, la puissance et la finesse des dialogues, tout cela traduit parfaitement l’esprit et la lettre de la nouvelle d’Istrati. Il faut voir et entendre par exemple une mémorable bagarre digne du Roman comique de Scarron, l’affût des deux personnages depuis un abri construit pour l’occasion, ou la fuite de Codine après la trahison et le meurtre de son ami Alexis, puis sa réapparition en homme des marais… Parfois une image muette (les deux silhouettes profilées de l’homme et de l’enfant, la fugue nocturne des mêmes vue à travers les barreaux écartés de la fenêtre d’Adrien, d’autres encore) vient imposer son pouvoir de suggestion.

    Bien sûr, comme dans la nouvelle, c’est ici Panaït Istrati qui parle par la bouche, l’attitude et les réactions des protagonistes. Jacques Baujard et Simon Géliot se sont contentés (pour ainsi dire, car ce n’est pas une mince tâche) de mettre en images élaborées et suggestives et en formules ramassées et vibrantes cette histoire dont la soif de liberté et d’indépendance, l’amour de l’autre, la générosité et le combat contre l’injustice, le mal suprême, sont les fils conducteurs.

    Jean-Pierre Longre

    http://www.la-boite-a-bulles.com

    http://www.panait-istrati.com

  • Un personnage sans limites

    Roman, Roumanie, Marin Mincu, Dominique Ilea, Xenia, Jean-Pierre LongreMarin Mincu, Journal de Dracula, traduction du roumain, avant-propos et notes de Dominique Ilea, Xenia, 2018

    Encore un livre sur Dracula ? Oui. Mais cette fois il ne s’agit ni d’alimenter le mythe du vampire ni de tomber dans les clichés touristiques, mais de camper, derrière la façade romanesque, la personnalité d’un homme hors du commun qui en passant les frontières du raisonnable a fortement marqué l’histoire de la Roumanie. C’est en utilisant le procédé du pseudo-manuscrit retrouvé « dans un coffret en fer » que Marin Mincu (1944-2009), romancier, critique, professeur, se faisant passer pour le simple « curateur » des écrits de Dracula (Vlad Ţepeş III, dit L’empaleur), a composé ce Journal de Dracula qui court du 2 février 1463 au 28 août 1464. On s’y laisserait prendre, tant l’auteur affirme « l’authenticité du manuscrit » composé de maints fragments parfois datés, souvent brefs, auxquels il dit avoir simplement ajouté des titres thématiques permettant de synthétiser les souvenirs et réflexions de Dracula (du genre « menace », « mensonges », « lettre à Pie II », « thérapie », « solitude », « cruauté »...).

    Cette construction littéraire n’est pas une simple fantaisie gratuite ou esthétique. Elle permet de cerner par petites touches la complexité du personnage : son tempérament de guerrier implacable et cruel, qui menaça Mehmed II le Conquérant, son orgueil mis à mal par la trahison de son « ami » Mathias Corvin roi de Hongrie, qui le tient prisonnier à Buda, dans un cachot humide infesté de rats, un orgueil qui le pousse à forger lui-même sa légende de monstre hantant toutes les mémoires : « Je ferai en sorte que l’horreur, la monstruosité attisent d’autant leur imagination. Bon gré, mal gré, ils entreront tous dans mon jeu, rivalisant d’efficacité à répandre mes légendes. Légendes calomnieuses, c’est vrai. Je serai un héros négatif ; mais qu’importe ? Rien de plus résistant que le négatif ; bien plus encore : il n’y a guère que le négatif à laisser des traces ; que ce qui est abject, laid, infâme, diabolique. ».

    Vlad Ţepeş III fut non seulement un prince combattant et influent (qui, soit dit en passant, transféra sa capitale de Târgovişte à Bucarest), mais aussi un penseur et un fin lettré. Les références aux philosophes et aux écrivains de l’antiquité (comme Platon, Homère, Ovide bien sûr – qui écrivit des vers « dans la langue des Gètes ») ou d’époques plus récentes (comme Dante ou Marsile Ficin), et même les « clins d’œil » (dans des anachronismes volontaires soulignés par la traductrice) à des auteurs comme Lautréamont ou Bram Stocker, donnent une dimension érudite à l’esprit de Dracula et au roman tout entier, dimension que ne contredisent pas les nombreuses évocations de la fameuse ballade populaire Mioriţa (L’Agnelle fée), dans laquelle « le héros s’affranchit de toute limite, y compris de la frontière corporelle qui lui est impartie ; ici, son espace de référence se dilate, jusqu’à devenir cosmique. ». Bel exemple d’une pensée sincère, profonde, roborative, qui traduit aussi la fragilité et l’ambiguïté de l’homme : « Je me meus, indécis, entre l’Orient et l’Occident… C’est de là que je tire ma vitalité… ».

    Dans la solitude de son enfermement le protagoniste tend à confondre rêve et réalité, passé et présent (voire avenir), histoire collective et personnelle, et à se bâtir un monde hors normes : « La limite n’existe pas : ce n’est qu’une confirmation de la veulerie et de l’impuissance de l’individu par rapport à soi-même… ». Dominique Ilea le dit très bien dans son propos : « Contre la déchéance et la folie qui guettent, dans sa solitude, un prisonnier à la fois haï, craint et respecté, soyons fous : l’écriture est une tentative de revanche, et parfois une victoire. L’écriture est aussi un exorcisme à tous les niveaux, permettant d’évacuer les culpabilités réelles avec les fictives, de parer aux peurs et aux douleurs… ». Le Dracula créé par Marin Mincu devient son propre romancier, maîtrisant par l’écriture ses fantasmes les plus intimes.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-xenia.com

  • Mystique, philosophe, poète

    Revue, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 21, « Entre mystique et philosophie. Retour à Titanic », Société d’études Benjamin Fondane, 2018

    Ce vingt-et-unième cahier commence, après l’éditorial, par un texte plein de poésie, « Sinaïa », au début duquel Benjamin Fondane avoue : « Ce soir, je suis sentimental. ». Ainsi permet-il au lecteur de prendre son élan pour affronter l’inédit qui suit, plus austère, mais d’un intérêt qui mérite les études qu’il suscite.

    « L’idée vulgaire que l’on se fait du mystique c’est qu’il a peu à partager avec le philosophe ; le second est un homme de savoir, le premier un homme de cœur. De toutes façons le second cherche la vérité, le premier le salut, la sainteté. L’un décrit Dieu, l’autre le cherche. Cela est vrai, et pourtant… le philosophe, s’il n’a pas l’élan du mystique, n’en a pas moins l’ “enthousiasme” ; il ne cherche pas le salut mais la solution ; il n’ambitionne pas la joie mais la béatitude ; s’il ne veut le repos, le sommeil, il veut néanmoins la tranquillité, la sérénité ; il ne cherche pas Dieu mais “le divin” ; et s’il ne devient pas Dieu, il ne devient pas moins le “divin”. ». Nous sommes là au cœur des « Notes sur la mystique », ce texte rédigé sans doute entre 1939 et 1941. Les analyses qui suivent sa restitution intégrale relèvent de l’éclairage sur sa forme et son contenu, notamment sur « la question de la foi » (Monique Jutrin), puis de la contextualisation (Margaret Teboul) et des parallèles ou références (Serge Nicolas, Alice Gonzi, Saralev Hollander, Gabriela Bal), voire de l’examen minutieux d’une brève formule, « vérité emancipata a Deo » (Auélien Demars), car « s’il n’est pas une vétille, le détail est la profondeur qui émerge en surface d’un texte ».

    La deuxième partie du volume est consacrée à Titanic, dont le Cahier 12 avait commenté la genèse, et dans lequel, ici, Évelyne Namenwirth étudie la notion de temps, Agnès Lhermitte les « fraternités urbaines » et Heidi Traendlin « le bestiaire ». La reproduction d’un autre texte de Fondane sur Denis de Rougemont sert de base à Éric de Lussy pour développer la « contradiction cordiale » qui a marqué les rapports entre les deux écrivains. Puis il s’agit de « Fondane et Alendy » par Dominique Guedj. Un autre texte de Fondane, « Criza » (1922), est traduit et commenté (« lucidité, liberté d’esprit ») par Carmen Oszi, précédant un fort intéressant relevé des textes traduits en roumain par Fondane, dont l’édition, préparée par Roxana  Sorescu, verra le jour sous peu, espérons-le.

    Les « rencontres » de Peyresq, consacrées chaque été à Benjamin Fondane, deviennent l’« École de Peyresq », une école très libre, « un groupe d’êtres réunis par un esprit commun », suggère Monique Jutrin. Souhaitons que cette « école » produise longtemps encore les beaux Cahiers consacrés à l’écrivain.

    Jean-Pierre Longre

     

    Sommaire de ce numéro :

    Éditorial
    - Éditorial
    - « Sinaia », Benjamin Fondane, traduit par Odile Serre 

    • Entre mystique et philosophie 
    - Notes sur la mystique, Benjamin Fondane
    - Un texte apologétique, Monique Jutrin
    - Fondane et la mystique dans les années trente et quarante, Margaret Teboul
    - Lévy-Bruhl , les primitifs et la mystique, Serge Nicolas
    - La question du Mal, Alice Gonzi
    - D’un détail pélagien chez Fondane, Aurélien Demars
    - La voix juive : la valeur de vie, Saralev Hollander
    - Échos de Plotin, Gabriela Bal
    - En marge des notes sur la mystique, Benjamin Fondane 

    • Retour à Titanic 
    - Présentation, Monique Jutrin
    Titanic, un temps particulier ?, Evelyne Namenwirth
    - Fraternités urbaines dans Titanic,, Agnès Lhermitte
    - Le bestiaire de Titanic,, Heidi Traendlin 

    • Études 
    - Compte rendu de Politique de la personne, Benjamin Fondane
    - Fondane et Rougemont : « une contradiction cordiale », Eric de Lussy
    - Fondane et Allendy, Dominique Guedj 

    • Domaine roumain 
    - « La crise », Benjamin Fondane
    - La crise de l’esprit au lendemain de la Grande Guerre, Carmen Oszi
    - Textes traduits en roumain par Fondane, Roxana Sorescu 

    • En mémoire 
    - Isi Zultak
    - Claude Hampel
    - André Montagne
    - Eve Griliquez 

    • Informations  

    • Bibliographie sélective  

    • Collaborateurs

     

    http://www.benjaminfondane.com

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/benjamin+fondane

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/apps/search?s=Fondane&search-submit-box-search-236757=OK

  • Détours et mystères des mots

    Poésie, francophone, Moldavie, Roumanie, Luminitza C. Tigirlas, Éditions du Cygne, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, préface de Xavier Bordes, Éditions du Cygne, 2018

    Luminitza C. Tigirlas, née en Moldavie, est psychanalyste et poète. Deux activités qui, sous-tendues par un plurilinguisme dû à ses origines (son premier mode d’expression fut le roumain en caractères cyrilliques imposés par l’occupant russe) et à son adoption de la langue française, se complètent l’une l’autre dans la production de textes dont la profondeur et l’originalité sont inséparables du travail formel.

    Le lecteur pénètre dans un monde où se côtoient et se superposent les souvenirs, les résurgences de l’inconscient, les images de la nature, les sensations, les affleurements sensuels, les allusions mythiques – tout en suivant le double fil conducteur annoncé par le titre du recueil, le « noyer » et le « rêve », un fil entrelacé d’images originales et intimes :

                                 « dans mon enfance toutes les noix

                                 s’échappaient de la lune ».

    La nature (l’arbre, bien sûr, les feuilles, le vent, l’herbe, le soleil, la rosée, les fleurs…) s’épanouit sur les pages au gré des mots issus du tréfonds, « ces termes enduits de nouvelles couleurs » :

                                « enfin j’ai pu me pencher sur ma série de mots

                                peints et pendus au soleil ».

    ou encore :

                                « tes lettres verdoyantes sont lues

                                tes lettres embrunies me font :

                                chut ! ».

    Entre ses « trois langues », l’auteure « lance des mots instables » dans « la précarité du silence troué » avec leurs formes et leurs sonorités (« Des obus des rebuts des abus » / « dans la soufflante sifflante refusant de s’éparpiller », sans parler de l’ambiguïté du mot « noyer », substantif ou verbe…) et crée sa « langue personnelle », dans laquelle la musique joue sa partition sonore et rythmée, jusqu’à inventer et développer une gamme nouvelle fondée sur des syllabes à découvrir au milieu des vers.

    Divisé en trois sections, trois parties autonomes qui, réunies, forment un tout cohérent (« à noix et à nu », « faiseuse de vagues », « flotteurs d’anneaux en écho »), Noyer au rêve demande à être lu et relu : les découvertes poétiques qu’on y fait se méritent et se révèlent, toujours nouvelles, comme lorsqu’on découvre une nouvelle langue.

    Jean-Pierre Longre

     
     
  • « Qu’étions-nous en train de vivre ? »

    Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018

    Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

    Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

    Car si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

    Jean-Pierre Longre

    www.julliard.fr

  • « Toujours vers les autres »

    Autobiographie, francophone, Roumanie, Marion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, Belfond, Jean-Pierre LongreMarion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, L'enfant et le dictateur, Belfond, 2018

    À partir de 1990, l’une des images récurrentes que les médias occidentaux donnèrent de la Roumanie fut celle de ces « orphelinats » ou « leagan » dans lesquels s’entassaient des enfants laissés sans soins et sans hygiène, voire brutalisés ; des enfants qui n’étaient pas vraiment des orphelins, mais qui étaient nés dans le cadre de la politique nataliste de Ceauşescu, et que leurs parents le plus souvent désemparés avaient laissés là : « Si vous ne pouvez pas vous occuper de vos enfants, l’État s’en chargera. ». Sauf que personne ne s’en est vraiment chargé, si ce n’est, pour quelques-uns d’entre eux, des couples de parents adoptifs, et par la suite des ONG internationales et des associations locales venues au secours de ces victimes du « national-communisme ».

    Marion était de ces enfants. Une mère mal aimée et trop jeune (Ana), un père immature et fuyant, un avortement impossible (la loi l’interdit absolument) : Maria, née en 1976, fait partie des « enfants du décret », ce décret qui stipule que la population roumaine doit augmenter (ce qui sera un « fiasco absolu »…). Bref, Ana, malgré elle, doit abandonner son enfant dans un de ces établissements où, heureusement, un couple de Français, Édith et Robert, viendra la chercher pour l’adopter en 1983 : pour elle, une deuxième naissance ; pour eux, le bonheur d’avoir un enfant. Elle s’appellera désormais Marion Dagen. Évidemment, les difficultés ne manquent pas. Même si « Marion assimile très vite le français », même si ses nouveaux parents l’entourent de leur amour, les traumatismes, les tâtonnements de l’adaptation, puis les problèmes de l’adolescence, les difficultés « à mettre des mots sur [ses] sentiments », la scolarité un peu chaotique sont autant d’embûches sur le chemin de la construction de soi.

    C’est la quête de ses origines qui va contribuer à cette construction. Marion part sur les traces de la petite Maria qu’elle était, va retrouver sa mère et son père « biologiques », Ana et Nicolae, avec l’inquiétude et l’émotion que l’on peut deviner, au-delà des mensonges et des questions qui ont assailli la mère et la fille : « On n’a pas osé trop se regarder, se souvient Marion. On s’est serrées dans les bras. Ana pleurait. Moi aussi. Beaucoup. Tout se relâchait d’un seul coup. Je venais de recevoir un coup de massue. On est restées longtemps enlacées. Je me suis dit que j’allais enfin connaître le départ de ma vie. » ; au-delà aussi de la culpabilité pour Nicolae : « Il était abasourdi, dit Marion. Il venait de recevoir un gros coup sur la tête. Il ne réalisait pas. En plein malaise. Il ne savait pas quoi dire. Grosse surprise. ». Par la suite, mariée, mère de famille, Marion a fondé avec Laura Giraud, adoptée elle aussi, une association pour les enfants abandonnées, l’AFOR, dont l’activité au service des « adoptés » est intense.

    L’histoire de Marion est, certes, une histoire parmi d’autres. Mais chaque destin est particulier, exceptionnel même, et le sien l’est. Xavier-Marie Bonnot et elle ont réussi à rendre cruciale la vérité de ce destin, tout en le déroulant comme un roman, sur fond de précieuses indications historico-sociales. Ce livre est à la fois un récit poignant, un témoignage objectif et une analyse précise. Et c’est l'histoire d’une adoption à double sens : celle de Marion par Édith et Robert, celle d’Ana et Nicolae par Marion, dont la trajectoire mène « toujours vers les autres », ceux du passé, du présent et de l’avenir.

    Jean-Pierre Longre

     www.belfond.fr  

    Les orphelinats de Roumanie sont au centre de certains romans récents. Voir par exemple :

    Liliana Lazar, Enfants du diable : http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secret-d-elena-5777501.html#more

    Savatie Baştovoi, Les Enseignements d'une ex-prostituée à son fils handicapé : http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03/05/la-terrible-douleur-du-manque-6031752.html

  • Singularités d’une capitale

    Essai, anthologie, Roumanie, Cécile Folschweiller, Andreia Roman, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreCécile Folschweiller et Andreia Roman (textes réunis par), Bucarest, Promenades littéraires, éditions Non Lieu, 2017

    Voilà un livre que désormais tout voyageur qui, pour quelque raison que ce soit, se rend à Bucarest devra emporter avec lui. Les « promenades » qu’il propose se déroulent à travers les textes d’écrivains pour qui la capitale roumaine est un vrai sujet littéraire, voire un vrai personnage romanesque. Comme le précisent à juste titre ses auteures, « Bucarest cache précieusement ses secrets. Bucarest ne se visite pas, Bucarest se “vit” et se dévoile au fil des expériences quotidiennes et des rapports humains ». Ville singulière, « mal aimée », « qui a toujours témoigné d’une vitalité bouillonnante et d’une volonté farouche de défier les aventures de son passé », elle est le sujet de nombreux livres, chapitres, pages du patrimoine littéraire passé et présent.

    L’ouvrage s’organise de la manière la plus pratique et la plus claire : quatre parties présentant les textes dans l’ordre chronologique des périodes évoquées (« Avant 1900 », « 1900-1945 », « 1945-1989 », « Après 1989 »), suivies des références bibliographiques et de plans fort utiles, permettant de repérer les lieux correspondant aux textes ; lieux en outre illustrés par des photos parsemant les pages et montrant ou rappelant certains monuments, certaines rues, certains quartiers qui ont fait l’histoire de la ville. Si l’organisation est pratique, si chaque texte est introduit par des lignes éclairantes sur son auteur, la thématique est d’une grande richesse et d’une grande variété, une variété qui concerne aussi les genres et les styles.

    Sans entrer dans les détails, et en précisant que presque tous les textes (sauf les trois premiers, témoignages historiques livrés par des auteurs français d’autrefois) sont traduits du roumain par des étudiants et des enseignants de l’INALCO, nous avons là des pages d’écrivains connus, tels Ion Luca Caragiale, Tudor Arghezi, Hortensia Papadat-Bengescu, George Călinescu, Gabriela Adameşteanu, Mircea Cărtărescu, Sebastian Reichmann, d’autres moins notoires, et du théâtre, de la poésie, de la prose narrative. Pages descriptives, oniriques, historiques, dramatiques, satiriques, élogieuses… on ne s’ennuie pas dans cet ouvrage qui peut se lire en continu, comme le roman d’une ville, se consulter au gré des humeurs et des centres d’intérêt, ou être considéré comme un vaste poème urbain, à l’instar de ce que rêve d’écrire Bogdan Ghiu : « J’aimerais bien réussir à écrire – ou, au moins, à lire chez quelqu’un d’autre – un poème non pas sur Bucarest (car il y en a beaucoup), mais celui de Bucarest, un poème-Bucarest, un poème qui serait Bucarest, dont on sentirait qu’il est Bucarest, quels que soient les mots qu’il contient. ». Le « poème-Bucarest », ces « promenades littéraires » nous le donnent à lire.  

    Jean-Pierre Longre

     

    Les écrivains : Gabriela Adameşteanu, Tudor Arghezi, George Bariţiu, Florin Bican, Adriana Bittel, Geo Bogza, George Călinescu, Zoe Cămărăşescu, Ion Luca Caragiale, Mateiu Caragiale, Mircea Cărtărescu, Ioana Drăgan, Nicolae Filimon, Bogdan Ghiu, Silvia Kerim, Pierre Lescalopier, Auguste de Messence, Maria-Elena Morogan, Hortensia Papadat-Bengescu, Ioana Pârvulescu, Isac Peltz, Cezar Petrescu, Ioan Popa, Marin Preda, François Recordon, Sebastian Reichmann, Doina Ruşti, Bogdan Suceavă, Alex Tocilescu.

     

    www.editionsnonlieu.fr

  • Une « francophonie plurielle »

    Essai, revue, francophone, Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc, Marina Mureşanu Ionescu Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, Editura Junimea Iaşi, Jean-Pierre LongreElena-Brânduşa Steiciuc, Francophonie & diversité, Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, 2017.

    Dans son avant-propos, Elena-Brânduşa Steiciuc, dont on connaît l’érudition et l’inlassable activité dans le domaine des littératures de langue française, rappelle la variété des « horizons identitaires » caractérisant les écrivains que réunit la pratique de la langue française. « Tous ces écrivains, si divers soient-ils, font un travail de représentation et d’invention de leur monde, ou bien du monde postmoderne, où métissage et migration sont des jalons incontournables. ».

    En deux parties distinctes (« D’ici et d’ailleurs » et « Francophonie et traduction »), Elena-Brânduşa Steiciuc passe en revue un certain nombre d’auteurs représentatifs de la diversité en question : Oana Orlea (1936-2014), « une conscience libre », dont est retracé le parcours d’exilée en France, avec un gros plan sur deux œuvres essentielles : Un sosie en cavale et Les années volées ; Irina Mavrodin, « Grande Dame de la francophilie roumaine », dont l’ultime ouvrage, Sept jours avec Alexandre Vona, apparaît comme « une victoire contre la mort et l’oubli » ; Mircea Iorgulescu et l’approche originale qu’il eut de Panaït Istrati, le fameux écrivain français qui « se réinvente comme roumain » ; Felicia Mihai, dont l’exil québécois « est hanté par la culture d’origine » ; Liliana Lazar, dont les deux romans récents, Terre des affranchis et Enfants du diable, font résonner une « voix particulière dans la prose francophone contemporaine ». Des articles sur deux essais (La Roumanie de Michel Louyot rééditée à bon escient, et Une belle voyageuse) complètent cette revue des ouvrages consacrés à la francophonie roumaine.

    Suivent des chapitres illustrant la pluralité des origines linguistiques des écrivains de langue française : Brina Svit, Isabelle Eberhardt, Albert Memmi, Assia Djebar, Malika Mokeddem, Boualem Sansal. On remarque à ce propos la place privilégiée « des littératures du pourtour méditerranéen », dont « la migration et l’exil sont deux constantes ».

    Concernant la traduction et la diffusion des œuvres francophones en Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc consacre ses réflexions à Jean Genet (auteur considéré comme « dangereux » durant la période de la dictature), à la littérature érotique, à la redécouverte de Cioran dans les années 1990 – et pour finir, dans un mouvement inverse, à la belle traduction des Poèmes de la lumière de Lucian Blaga par Jean Poncet.

    Les présentations et analyses littéraires sont ponctuées par des entretiens éclairants, permettant d’aborder les œuvres du point de vue des écrivains. C’est le cas avec Rodica Iulian, exilée en France à partir de 1980, et qui s’exprime dans ses deux langues ; avec Paul Emond, qui a pratiqué des genres très divers, et qui ne refuse pas de s’exprimer sur sa « belgitude » ; avec Gaëtan Brulotte, fameux écrivain, chercheur, professeur québécois ; et avec le traducteur Michel Volkovitch, grand « passeur » en langue française de la littérature grecque moderne.

    De ce volume d’une grande richesse, d’une diversité de bon aloi, on tire des enseignements à la fois particuliers, sur des auteurs précis, et généraux, sur les problématiques liées à la francophonie, à la traduction et à l’écriture littéraire tous azimuts. De quoi intéresser aussi bien les chercheurs et spécialistes (l’abondante bibliographie et l’index détaillé le prouvent) que les lecteurs amateurs, à quelque niveau que ce soit.

    Jean-Pierre Longre

     

    Essai, revue, francophone, Roumanie, Elena-Brânduşa Steiciuc, Marina Mureşanu Ionescu Editura Universităţii « Ştefan cel Mare » Suceava, Editura Junimea Iaşi, Jean-Pierre LongrePrésidente de l’ARDUF (Association Roumaine des Départements Universitaires Francophones), Elena-Brânduşa Steiciuc est aussi directrice, avec Marina Mureşanu Ionescu, de la Revue Roumaine d’Études Francophones (Editura Junimea, Iaşi), publication annuelle de cette association. Le numéro 8 est consacré aux « auteurs roumains francophones » de « l’extrême contemporains » tels que Matéi Visniec, Marius Daniel Popescu, Felicia Mihai, Liliana Lazar, Irina Teodorescu, Virgil Tanase, Irina Adomnicăi, et aussi à quelques écrivains de divers horizons (Alexandre Dumas, Anne Hébert, Patrick Chamoiseau, Assia Djebar, Andreï Makine…). « Francophonie et diversité », tel est aussi le thème central de ce numéro.  

    JPL

    http://editura.usv.ro 

    http://arduf.ro/revue

  • Prendre conscience du langage

    poésie, images, francophone, Roumanie, Radu Bata, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Survivre malgré le bonheur, Jacques André éditeur, 2018

    Radu Bata nous a naguère fait boire « le philtre des nuages » jusqu’à l’ivresse, et il nous enjoint maintenant de « survivre malgré le bonheur ». Titre paradoxal, non ? Mais attention : si on lit bien le texte « Partie de plaisir » (page 47), on mesure la malice fortement teintée de satire, puisqu’il s’agit de « survivre malgré le bonheur / produit à la chaîne / […] malgré la menace de félicité / qui nous gouverne ». Toute une philosophie. Si le poète joue avec les mots (et il ne s’en prive pas !), avec leurs sonorités, leurs rythmes, leurs ambiguïtés, leurs affinités, leurs contradictions, leurs bizarreries, c’est pour mieux nous faire prendre conscience du langage, de son infinie portée, se son insondable profondeur, de sa beauté originelle.

    Car cette conscience ne va pas de soi. Sous l’allure facile de l’écriture (les maintenant fameuses « poésettes », poésie « sans prise de tête »), se tapissent la séduction stylistique et la recherche linguistique, se mêlent le plaisir et le travail – d’une manière d’autant plus étroite que cela se conçoit sous la plume d’un écrivain qui a fait le choix personnel de la langue française, en connaissance de cause ; d’un écrivain pour qui sont compatibles les expressions les plus actuelles et les thèmes permanents de la poésie, les suites fluides de strophes et la forme compacte du haïku (entre autres).

    L’œuvre de Radu Bata vise à réconcilier les générations montantes avec la poésie. La réussite de l’entreprise est certaine. Cependant il y a, aussi, large matière à étude poéticienne. On s’en gardera ici, mais les références littéraires, les motifs récurrents, tels l’amour et ses aléas, le temps qui passe et le vieillissement, l’exil (qui « n’est heureux que parmi les mots »), les origines roumaines (« je fais des allers-retours / entre les deux langues »), d’autres encore, incitent à une lecture où se combinent le plaisir immédiat et l’attention soutenue, où se révèle le double bonheur de la rêverie et de la méditation.

    Et il y a les nuages, éphémères ou permanents, rêvés ou réels, blancs ou gris, capables de tout et à l’origine de tout (« nous sommes les enfants / des nuages »), les nuages qui apparaissent et disparaissent au gré des pages, les « nuages sans patrie » - ceux de l’étranger, de l’exilé, du voyageur –, les nuages joyeux, les nuages qui pleurent… Il n’y a pas qu’eux, bien sûr, mais ils peuplent si bien le recueil qu’on ne peut pas ne pas les assimiler à la poésie même de Radu Bata – comme les illustrations qui ponctuent les poèmes, ces belles images oniriques et colorées, teintées de fantastique et de surréalisme que quinze artistes offrent aux mots du poète et aux yeux du lecteur.

    Que peut-il faire, ce lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler. Foin (et fin) des commentaires, laissons la place à l’œuvre et aux traces qu’elle laisse en nous.

                                l’œuvre compte moins

                                que l’ombre

                                qui s’en dégage

    et finalement :

                                pour avoir longtemps appris

                                à parler avec les gens

                                j’enseigne

                             aujourd’hui

                                le silence

     

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu