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roumanie - Page 6

  • Un renouvellement retentissant

    Essai, Art, Roumanie, Petre Raileanu, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongrePetre Raileanu, Les avant-gardes en Roumanie, La charrette et le cheval-vapeur, éditions Non Lieu, 2018

    Qu’est-ce que l’avant-garde ? Faute de la définir, on peut la reconnaître à quelques « invariants » : « La négation ; le renouvellement des langages et des codes comme impératif ; l’existence d’un groupe et d’un manifeste ; la diffusion de ses idées et de sa production par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs publications, événements ou livres ». Parmi les pays qui ont donné naissance, au début du XXème siècle, à une avant-garde artistique et littéraire, la Roumanie figure au premier rang. Et ce ne fut pas seulement une naissance, mais une expansion européenne et mondiale – le phénomène le plus connu étant en l’occurrence l’invention, par Tristan Tzara, Marcel Janco, Hugo Ball, Hans Arp et quelques autres, du mouvement Dada, qui allait s’étendre à la France et au monde occidental.

    Ce n’est qu’un exemple. L’ouvrage de Petre Raileanu (qui reprend en substance, en les développant, les approches qu’il avait faites en 1995 dans un numéro du Rameau d’or) relate et définit avec précision les épisodes et les données des avant-gardes roumaines (un pluriel significatif), le tout étant assorti d’une riche iconographie : reproductions d’œuvres d’art, fac-similés de documents et revues, photos d’époque (Bucarest notamment), portraits d’artistes et d’écrivains… Ce qui fait de cet ouvrage grand format un livre non seulement à lire, mais aussi à regarder, à contempler.

    L’auteur établit une chronologie rigoureuse, qui nous mène des précurseurs (Macedonski et le symbolisme, Urmuz et l’absurde, les premières revues) au groupe surréaliste de Bucarest (Gherasim Luca, Gellu Naum, Virgil Teodorescu, Nadine Krainik, Paul Păun, D. Trost), partisan de « la subversion de la subversion », dépassant même les options de son inspirateur André Breton. Entre les deux, apparaissent ceux que Petre Raileanu appelle « les messagers » : Tristan Tzara bien sûr avec Marcel Janco « le constructeur », Benjamin Fondane, qui rejette le surréalisme et donne à sa poésie des « bases philosophiques ». Il est encore beaucoup question des revues, autour desquelles et avec lesquelles les avant-gardes se sont construites (Contimporanul, Punct, Integral), définissant un certain nombre d’idées nouvelles dans des manifestes ou selon des concepts tels que la « pictopoésie » (Ilarie Voronca et Victor Brauner)… Et l’héritage de ces avant-gardes est à la fin du volume bien mis en valeur, avec l’onirisme de Dumitru Ţepeneag et Leonid Dimov, ainsi que quelques autres grands noms contemporains tels que ceux de Gheorghe Crăciun, Mircea Cărtărescu, Matei Visniec, ou pour le cinéma par exemple ceux de Mungiu, Porumboiu, Puiu…

    Impossible évidemment de citer tous les noms, qui figurent dans un « dictionnaire des protagonistes » bienvenu. L’ouvrage ne se contente pas de tracer un historique, si précis soit-il. Il établit le contexte, risque des définitions, laisse le champ libre au lecteur en suggérant quelques problématiques importantes : les rapports entre avant-gardes et idéologies, le rôle de l’art dans la politique, les relations culturelles entre la Roumanie et l’Europe occidentale, notamment la France – réflexion introduite par le sous-titre, « La charrette et le cheval-vapeur », rappelant ce que « la carriole et le cheval-vapeur » représentait pour Fernand Braudel, à savoir « les symboles des deux Europe, orientale et occidentale », avec leurs contrastes. D’où découle la « rupture » créée par les avant-gardistes roumains tournés en particulier vers la langue française. Ce beau livre fournit donc des renseignements précieux, mais incite aussi à une réflexion générale, tout en procurant le plaisir de l’esprit et, grâce aux nombreuses illustrations, de l’œil.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • Le « qui » et le « pourquoi »

    Roman, anglophone, USA, Roumanie, E. O. Chirovici, Isabelle Maillet, Les Escales, Pocket, Jean-Pierre LongreE. O. Chirovici, Jeux de miroirs, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Les Escales, 2017, Pocket, 2018

    « Quelqu’un a dit un jour qu’une histoire n’a en réalité ni début ni fin ; ce ne sont que des moments choisis subjectivement par le narrateur pour aider le lecteur à situer un événement dans le temps. ». Cette phrase, par laquelle débute un chapitre de Jeux de miroirs, est une bonne approche de la stratégie narrative de l’auteur, mais n’en dit pas toute la complexité. Car trois voix se relaient pour composer un récit qui tourne autour du même événement, l’assassinat de Joseph Wieder, professeur à Princeton, « dans la nuit du 21 au 22 décembre 1987. ». Assassinat jamais élucidé, mais qui aura fait couler beaucoup d’encre.

    La première de ces trois voix est celle de Richard Flynn, alors étudiant à l’université en question, épris de sa colocataire, Laura Baines, elle-même très proche du professeur Wieder, une jeune femme troublante qui deviendra un personnage pivot. Longtemps après les événements, Richard décide d’écrire un livre relatant ceux-ci, mais meurt après n’avoir remis que la première partie de son manuscrit à un agent littéraire, la suite restant introuvable. L’agent confie donc l’enquête à un journaliste (la deuxième voix), qui va suivre des pistes biaisées et se heurter à des obstacles inattendus et à des contradictions nombreuses. « J’étais perdu dans une sorte de dédale sans fin. Je m’étais lancé sur la piste du manuscrit de Richard Flynn, et non seulement je ne l’avais pas trouvé, mais j’étais maintenant enseveli sous une montagne de détails à propos de personnes et de faits qui refusaient de s’assembler pour former une image cohérente. ». La troisième voix est celle du policier maintenant à la retraite qui, à l’époque des faits, n’a pu trouver le meurtrier et qui, pour différentes raisons, reprend l’enquête et fait apparaître d’autres protagonistes. Les trois points de vue, bien sûr, éclairent les événements sous des angles fort différents, suggérant des réponses dans lesquelles le lecteur devra trouver sa part de vérité.

    Roman, anglophone, USA, Roumanie, E. O. Chirovici, Isabelle Maillet, Les Escales, Pocket, Jean-Pierre LongreOn sait par la « note de l’auteur finale » que celui-ci a publié plusieurs livres en roumain dans son pays d’origine, et que Jeux de miroirs est son premier roman écrit en anglais. L’adaptation à un nouveau contexte et à une nouvelle langue est réussie (pour autant qu’on puisse en juger sur une traduction). L’atmosphère des universités américaines dans les années 1980, par exemple, est rendue avec beaucoup de réalisme. Surtout, si ce roman est un bon thriller (avec sa dose de mystères et de péripéties), il n’est pas que cela : la psychologie des personnages, le jeu des vérités relatives, le travail de construction labyrinthique y sont primordiaux. Fions-nous aux intentions avouées par E. O. Chirovici lui-même : « Je dirais que mon livre s’attache moins au qui qu’au pourquoi. J’ai toujours pensé qu’au bout de trois cents pages les lecteurs méritaient d’en savoir plus que le seul nom de l’assassin, même obtenu après quantité de rebondissements inattendus. ».

    Jean-Pierre Longre

    www.lesescales.fr

    https://www.lisez.com/pocket/15

  • D’Eminescu à Herta Müller

    Mon cadavre aux chiens, anthologie poétique bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

    Herta Müller, Ion ou non, publication bilingue, traduction du roumain par Nicolas Cavaillès ; éditions hochroth-Paris, 2018

     

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre                                     Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

    Deux livres petit format (comme de coutume chez hochroth-Paris) viennent de paraître sous la couverture noire de cette précieuse maison d’édition. Tous deux sont consacrés à de la poésie roumaine.

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre Longre

     

     

    Mon cadavre aux chiens est un titre directement inspiré du premier poème présenté dans cette anthologie, la fameuse « Prière d’un Dace » (« Rugăciunea unui dac ») de Mihai Eminescu, dont une strophe émet ces vœux terribles :

                       « Et si je meurs alors, hors-la-loi, étranger,

                       Puisse mon piètre cadavre être jeté à la rue –

                       Et qu’il reçoive de toi, Seigneur, une couronne précieuse,

                       Celui qui excitera les chiens à me lacérer le cœur,

                       Et à cet autre qui me lapidera le visage,

                       Puisses-tu accorder, Maître, de vivre au-delà des âges !

    Poème « de malédiction et d’hostilité à soi », écrit Nicolas Cavaillès. Et les textes qui suivent, sur lesquels planent les ombres du même Eminescu, mais aussi de Nerval (son « soleil noir de la mélancolie ») et de quelques autres, tiennent tous de la prière autodestructrice, de l’adresse à un dieu absent, de l’aspiration à un infini désolant, à un vide mortifère, à la délivrance du néant :

                       « Seigneur. Mon Père. Je veux

                       ne plus jamais avoir de corps. Plus jamais

                       le moindre souffle de vie

                       Plus de corps humain. Plus de destin de femme. Rien

                       Seulement rien.

                       Du rien sans mémoire. Sans douleur

                       Seigneur. Du rien dans le rien de la chute »,

    écrit Marta Petreu. En une composition qui mêle habilement chronologie et thématique, tous les poèmes reproduits ici tournent autour de ce désir d’« éternelle extinction ». Belle occasion de lire ou relire des vers de grands auteurs. Outre Mihai Eminescu et Marta Petreu : Ion Pillat, Lucian Blaga, Leonid Dimov, A.E. Baconschi, Nichita Stănescu, Virgil Mazilescu, Cezar Ivănescu, Dan Sociu.

    *

    Poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Herta Müller, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth-Paris, Jean-Pierre LongreParmi les grands, figure en bonne place le Prix Nobel de Littérature 2009, Herta Müller. Née en Roumanie, réfugiée en Allemagne en 1987, elle a écrit ses œuvres dans la langue de son pays d’adoption, à l’exception d’un recueil poétique, Este sau nu este Ion. Recueil de collages, dont huit sont ici reproduits et traduits sous le titre Ion ou non. Ce travail minutieux « de découpage et d’assemblage de mots », qui produit des pages colorées, d’une esthétique mêlant la surprise verbale et l’agrément de l’œil, aboutit à des textes dont la logique et la malice descriptives et narratives s’imposent à l’esprit :

                                « l’été était long

                                m’sieur Petre

                                bouche bée

                                marchait dans la rue,

                                elle était vide.

                                il fermait les yeux

                                à l’intérieur

                                il voyait sa tempe

                                de l’extérieur,

                                il balayait son ombre

                                jusqu’à la gare.

    Un bel objet littéraire et plastique, à conserver soigneusement.

    Jean-Pierre Longre

    www.paris.hochroth.eu

  • Et la vie continue, malgré tout

    Nouvelle, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Gare de l’Est. Nouvelles traduites du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2018.

    Les années 1970-1980, en Roumanie, ne furent pas des plus exaltantes, c’est le moins que l’on puisse dire. La pression sociale et psychologique, les pénuries, la méfiance mutuelle engendrée par l’espionnage politique, les libertés individuelles rigoureusement entravées – tout était le résultat d’une dictature particulièrement vicieuse qui s’insinuait dans l’esprit et le mode de vie des individus.

    Dans Gare de l’Est, pas de dénonciations violentes, pas de cris de révolte ouverte, pas d’appels à l’insoumission radicale. Ce sont les vicissitudes matérielles, physiques et morales de la vie quotidienne, et aussi les quelques instants fugaces de plaisir, d’espoir et de satisfaction qui forment l’ossature narrative des sept nouvelles du volume. Gabriela Adameşteanu, l’une des grandes romancières roumaines d’aujourd’hui, maîtrise au plus haut point l’art du récit polyphonique, qui laisse filtrer la profondeur du malaise existentiel et la difficulté, voire l’impossibilité, de la communication entre les personnages. Malaise et difficulté exacerbés par l’atmosphère de suspicion mutuelle, par la surveillance constante exercée sur la vie privée. Malentendus, silences et incompréhensions dans le couple, séparations, vengeances, jalousies, sanctions et mesquineries professionnelles, tracas administratifs, rumeurs plus ou moins fondées, dégradation des relations entre membres d’une même famille ou entre amis, maltraitance féminine ou enfantine, indécision concernant l’avenir individuel et collectif… Tout est dit à travers les gestes et les paroles de personnages qui ne sont ni des héros ni des traitres, mais des êtres qui tentent de vivre dans un contexte oppressant. « On peut donc vivre ainsi, s’habituer à se percevoir comme un être-dénigré, comme un-homme-qui-a-un-mauvais-dossier, comme un-homme-d’un-autre-temps. Penser calmement apporte un apaisement extraordinaire, on écarte toutes les vaines ambitions, puisque l’on sait que les chances de succès sont désormais nulles. ». La vie continue, malgré tout.

    Il n’y a pas que les humains. Les évocations des paysages (surtout urbains) subissent des variations et donnent une dimension à la fois significative et poétique au récit. « Une rue animée de gens et de voitures qui s’écoulaient dans le vrombissement d’un paisible soir d’été. Les fleuristes accroupies à côtés de leurs paniers multicolores, d’où jaillissaient des tulipes jaunes ou rouges, fermées, scintillantes d’eau. Le monde était plénitude et régularité, pulsation ordinaire, et lui le traversait, détendu, d’un point à un autre, heureux d’être arrivé jusqu’ici et d’y avoir trouvé ce qui devait s’y trouver. ». Et plus loin : « Les murs défraîchis, les chiens gris cendres écrasés de chaleur au pied des escaliers sales des immeubles aux façades maculées, les containers pleins à craquer, que la chaleur ambiante faisait suinter de leurs liquides fermentés, et cette sensation entêtante : qu’il n’avait pas réussi à quitter la périphérie de la bourgade maudite où il avait passé son enfance. ». Au-delà des conditions circonstancielles et des paysages mentaux, à travers les aléas de la vie quotidienne, c’est une thématique plus vaste qui se décline : la vie et la mort, l’espérance et l’angoisse, la souffrance et le plaisir, l’amour et la haine, l’amitié et la solitude… Sans effets oratoires, sans affectation ni artifice, Gabriela Adameşteanu suggère sans les imposer les grandes interrogations liées à la condition humaine.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • « Liberté sans dogmes »

    Essai, Roumanie, francophone, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Remy de Gourmont, Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu éditions de l’éclat, Jean-Pierre LongreBenjamin Fondane, Devant l’Histoire, textes réunis et présentés par Monique Jutrin, éditions de l’éclat, 2018

    Ce qui caractérise Benjamin Fondane et le distingue de beaucoup de ses contemporains, c’est, comme le dit Monique Jutrin, « sa liberté d’esprit et sa lucidité ». « La véritable révolte ne peut être qu’individuelle », écrivait-il dans Rimbaud le voyou. Sur le plan politique, ni nationalisme ni internationalisme, ni capitalisme ni marxisme, et un antifascisme radical ; sur le plan artistique, liberté de création ; sur le plan philosophique, une pensée nourrie de clairvoyance et de métaphysique, et de ce qu’il nomme lui-même « irrésignation » devant l’Histoire et le malheur.

    Cette indépendance, cette clairvoyance sont au cœur des textes qui composent Devant l’Histoire – textes réunis et présentés par Monique Jutrin, traduits du roumain (lorsqu’ils ne sont pas directement écrits en français) par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre et Aurélien Demars, établis et commentés avec beaucoup de précision dans des notes concernant, pour chacun d’entre eux, son origine et son contenu, le tout complété par une bibliographie et une chronologie utiles.

    Inaugurés par l’article « L’Homme devant l’Histoire ou le bruit et la fureur » (1939), qui contient l’essentiel d’une pensée parfois provocatrice à force de rigueur sur la montée de la barbarie nazie, les textes sont répartis en deux grandes sections, « Autour de la grande guerre » (1913-1922) et « L’entre-deux-guerres » (1927-1937), suivis d’un écrit posthume, « Eaux-mères » (1950). Dans un « post-scriptum », Monique Jutrin souligne « l’absence de textes pour les années 1940-1944 », c’est-à-dire pendant l’occupation et jusqu’à l’assassinat de l’auteur à Auschwitz ; période durant laquelle, pourtant, il « travailla d’arrache-pied, laissant inachevés une grande partie de ses écrits, tant philosophiques que poétiques. » : ce furent des poèmes, des articles, des lettres (à Camus par exemple), son Baudelaire et l’expérience du gouffre

    Les 200 pages de Devant l’Histoire donnent l’occasion de mieux connaître Fondane, de confirmer ou d’infirmer certains points de vue sur sa pensée, mais aussi de constater que même lorsqu’il s’agit de philosophie et de théorie, l’élégance du style, le choix des mots, la profondeur poétique sont toujours là, quelles que soient les circonstances. Et ce n’est pas un hasard si nous rencontrons, au fil des pages, un certain nombre de ses contemporains – écrivains, intellectuels, artistes qu’il approuve ou qu’il contredit – parmi lesquels Gide, Malraux, Denis de Rougemont, Chestov bien sûr, Jacques Maritain, Albert Camus… ; pas un hasard non plus si nous le voyons évoquer le surréalisme, Dada, la Palestine, ou si nous l’entendons lancer un appel aux étudiants roumains de Paris pour contrer « l’offensive fasciste » que connaissent leur pays et l’Europe. Benjamin Fondane est par-dessus tout un artiste dans le siècle, épris d’indépendance.

    Jean-Pierre Longre

    www.lyber-eclat.net  

     

    Essai, Roumanie, francophone, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Remy de Gourmont, Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu éditions de l’éclat, Jean-Pierre LongreParution à signaler :

    Benjamin Fondane et Remy de Gourmont. Questions d’esthétique. Dossier n° 2 de la Nouvelle imprimerie gourmontienne. Coordonné par Agnès Lhermitte et Vincent Cogibu.

    « Fruit de la collaboration des deux associations (Société d'études Benjamin Fondane : SEBF, et Cercle des Amateurs de Remy de Gourmont : CARGO), ce volume est le numéro 2 de la collection "Dossiers" de la Nouvelle Imprimerie gourmontienne. Il comprend les écrits consacrés par Fondane à Remy de Gourmont et au mouvement symboliste, au nombre desquels plusieurs textes inédits, ainsi que quelques études sur l'influence exercée par Gourmont sur le jeune Fondane, surtout dans sa période roumaine ».

    www.remydegourmont.org

  • Ce que révèle l’Œil Aveugle

    Poésie, Roumanie, George Vulturescu, Jean Poncet, Pierre Guimet, Jacques André éditeur Jean-Pierre LongreGeorge Vulturescu, Les Pierres du Nord, recueil bilingue, traduit du roumain par Jean Poncet, encres de Pierre Guimet, Jacques André éditeur, 2018

    Au départ, on pourrait croire à de la poésie autobiographique, soutenue par le caractère narratif des vers qui s’allongent au fil des souvenirs, des évocations du village, de la nature, des personnages du passé, des fêtes et des légendes de la campagne… Et les deux leitmotive qui parcourent le recueil, qui en forment même l’ossature, tendraient à le confirmer : « l’Œil Aveugle » (cet œil que George Vulturescu perdit accidentellement à l’âge de six ans) et les « Pierres du Nord » (Tireac, le village natal, se situe tout au nord-ouest de la Roumanie, près de Satu-Mare).

    On pourrait le croire. Mais derrière ces détails, au-delà des apparences, se développent d’autres visions, se détachent d’autres éléments, et la poésie est là pour les révéler, pour les mettre au monde, en des images encore inexplorées :

    « Et puis ce fut le matin…

    et un œil doutait de ce qu’il voyait :

    il y avait mille pierres et au-dessus d’elles mille autres pierres

    semblables à des vaches maigres

    qui mangent les vaches grasses de la Genèse. »

    Images pleines, audacieuses, en harmonie avec les encres de Pierre Guimet, saturées ou déliées, suggestives ou abstraites. Et il y a le mystère de la création. Le poème est un monde fait de mots et de lettres qui sont de véritables éléments naturels :

    « Les lettres sont-elles comme des pierres

    sous le pied ? Combien de temps peux-tu marcher

    sur ces pierres ? Ne s’enfoncent-elles pas

    dans le blanc des pages quand tu les lis ? »,

    « et les poèmes, lettre après lettre, sont un champ de bataille. ».

    Comme l’annonce un titre : « Le Devoir d’une lettre est d’obscurcir le sens du mot ».

    Le poète est à la fois témoin, scribe, créateur et gardien de ce monde ; c’est sa raison d’être :

    « Je claque des dents

    et je lis le nom du fou que je suis

    gravé par les éclairs sur les Pierres du Nord

    je me tiens à côté de leurs monogrammes tel le gardien

    du pouvoir monastique des hiéroglyphes. ».

    Les Pierres du Nord n’est pas un simple recueil poétique. C’est ce qu’on appelle un « beau livre », dans toutes ses dimensions : les textes, les illustrations, le format, la disposition, la mise en page qui cache parfois, sous le pli des feuillets, d’autres textes et d’autres illustrations… Un grand travail d’édition, qui vient enrichir la collection « roumaine » de l’éditeur Jacques André : les recueils bilingues de Lucian Blaga (Les poèmes de la lumière, Les pas du prophète), Maman Univers de Vasile George Dâncu – tous dans les belles traductions de Jean Poncet –, Survivre malgré le bonheur de Radu Bata, et d’autres ouvrages annoncés.

    Voir les publications "roumaines" de Jacques André  ici 

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Un recueil d’Ana Blandiana

    Ana Blandiana, Ma Patrie A4 / Patria mea A4, recueil bilingue traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu. Introduction de Jean-Pierre Longre. Black Herald Press, 2018

     

    Un poème que je ne dis pas, un mot que je ne trouve pas
    Mettent en péril l’univers
    Suspendu à mes lèvres.
    Une simple césure dans le vers
    Détruirait le sortilège qui dissout les lois de la haine,
    Les rejetant tous, farouches et solitaires,
    Dans la grotte humide des instincts.

    « Biographie »

     Poésie, Roumanie, Ana Blandiana, Muriel Jollis-Dimitriu, Black Herald Press, Jean-Pierre Longre

    Née Otilia Valeria Coman en 1942 près de Timişoara, Ana Blandiana a été très tôt en butte à la censure, mais a persisté dans sa volonté d’écrire en restant dans son pays, exilée de l’intérieur. Dès le premier recueil, publié en 1964, sa poésie a connu un succès d’autant plus grand qu’elle correspondait à l’état d’esprit et à la sensibilité de lecteurs qui ne pouvaient complètement étouffer leurs interrogations existentielles sous les diktats du régime. Depuis 1990, son œuvre s’est largement étoffée, et elle est considérée comme l’un des auteurs les plus marquants de la Roumanie contemporaine. Autant dire que toute traduction publiée en France contribue à rendre justice à une œuvre qui mérite d’être reconnue internationalement. (Jean-Pierre Longre)

    *

    Orice poem nespus, orice cuvânt negăsit
    Pune în pericol universul
    Suspendat de buzele mele.
    O simplă cezură a versului
    Ar întrerupe vraja care dizolvă legile urii,
    Vărsându-i pe toţi, sălbateci şi singuri,
    Înapoi în umeda grotă-a instinctelor.

    « Biografie »

     

    Pour commander l’ouvrage :

    https://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

    www.anablandiana.eu

    https://blackheraldpress.wordpress.com

  • « Redonner vie »

    Poésie, Roumanie, Vasile George Dâncu, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreVasile George Dâncu, Maman Univers / Universul Mama, traduit du roumain par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2018

    Présentant le recueil, Jean Poncet écrit : « Dâncu, se refusant à tout artifice littéraire comme à tout pathos, y use de la langue la plus simple, la plus quotidienne. ». C’est ce qui saute aux yeux et à l’esprit lorsqu’on lit ces poèmes dont le personnage central, « Maman », est le pivot affectif omniprésent. L’auteur, chantant l’amour qu’il éprouve pour sa mère morte, fait effectivement appel au langage de la vie courante, en des instantanés, des évocations, des descriptions, des scènes qui surgissent de sa mémoire. Un langage qui puise sa poésie dans l’humilité du style et du personnage :

                       « plutôt la vie des humbles et des simples

                       qui vivaient et n’avaient pas de vie

                       comme

                       toi

     

                       toi tu vivais pour les autres

                       Maman ».

    La simplicité n’empêche pas la force des images portées par les mots (les mots ? « des socs / qui nous labouraient le cœur »), la puissance des paradoxes (« Maman est morte ! […] Christ est ressuscité ! », s’écrie-t-on à Pâques ; ou bien : « les cerisiers sont en fleurs toi tu es en terre »). Les vers, souvent narratifs ou descriptifs, évoquent en un même élan la vie présente et passée, l’amour et la mort, la tendresse et l’ingratitude, l’attachement et le remords, l’égoïsme et la générosité… Bref, la vie d’un fils pour qui sa mère a tout fait et qui, ne l’ayant pas toujours reconnu, lui préférant trop souvent les livres, emplit maintenant son cœur et ses pages de cette

    « Maman Univers

    souriant aux enfants

    du monde entier »,

    à qui il n’hésite pas à dire : « ta vie est maintenant ma poésie ».

    Même si la mort est maintes fois évoquée avec gravité, le chant du quotidien n’exclut pas l’humour, ni noir ni rose, plutôt d’un gris soutenu. Par exemple lorsque « Maman » se plaignait de son prénom Gafta (elle aurait bien préféré Agata), ou que sont égratignés au passage fonctionnaires, universitaires ou popes de campagne… Mélancolie discrète et sourire complice… Maman Univers est un beau recueil qui aborde un sujet grave et tendre, qui débusque l’exceptionnel dans le quotidien, qui redonne vie au passé, et qui sous son apparente facilité recèle des harmoniques émouvantes et « universelles ».

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • "Le seul mal, c’est l’injustice"

    Bande dessinée, francophone, Roumanie, Jacques Baujard, Simon Géliot, Panaït Istrati, La boîte à bulles, Jean-Pierre LongreJacques Baujard, Simon Géliot, Codine, d’après la nouvelle de Panaït Istrati, La boîte à bulles, 2018

    Après (et avant) maints déménagements, le jeune Adrien et sa mère, poussés par la pauvreté, s’installent dans la Comorofca, « le quartier le plus mal famé de la banlieue » de Braïla, au bord du Danube. La dignité de la mère, qui tient à ce que son fils ne manque pas du nécessaire et garde une apparence soignée, et l’innocence curieuse de tout du jeune garçon contrastent avec la crasse et la vulgarité du lieu et de ses habitants. C’est pourtant là qu’Adrien fait la connaissance d’un colosse à l’allure brutale et au cœur sensible, avec lequel il va nouer une amitié indéfectible, une amitié « sans intérêt », au sens plein de l’expression. Rien apparemment ne prédisposait le « petit homme délicat » et cet ancien forçat qui n’arrive pas toujours à maîtriser ses pulsions à une telle intimité ; mais ils sont complémentaires, ces deux « frères de croix » et de sang, et le morceau de vie qu’ils vont vivre ensemble, avant la tragédie finale, restera gravé dans la mémoire d’Adrien comme dans l’esprit et l’écrit de Panaït Istrati.

    Gravé aussi sur les belles planches de l’album de Jacques Baujard et Simon Géliot. Suivant un scénario et des dialogues fidèles à l’œuvre de l’écrivain, se succèdent les épisodes pittoresques et significatifs du tempérament des personnages et de l’atmosphère générale. Les teintes discrètes du souvenir (sauf, d’une manière humoristique, lorsque l’alcool aura chauffé au rouge l’esprit d’Adrien, pour qui l’environnement devient une sorte de tableau cubiste aux couleurs vives), la forme libre et maîtrisée des images, le halo des paysages, la puissance et la finesse des dialogues, tout cela traduit parfaitement l’esprit et la lettre de la nouvelle d’Istrati. Il faut voir et entendre par exemple une mémorable bagarre digne du Roman comique de Scarron, l’affût des deux personnages depuis un abri construit pour l’occasion, ou la fuite de Codine après la trahison et le meurtre de son ami Alexis, puis sa réapparition en homme des marais… Parfois une image muette (les deux silhouettes profilées de l’homme et de l’enfant, la fugue nocturne des mêmes vue à travers les barreaux écartés de la fenêtre d’Adrien, d’autres encore) vient imposer son pouvoir de suggestion.

    Bien sûr, comme dans la nouvelle, c’est ici Panaït Istrati qui parle par la bouche, l’attitude et les réactions des protagonistes. Jacques Baujard et Simon Géliot se sont contentés (pour ainsi dire, car ce n’est pas une mince tâche) de mettre en images élaborées et suggestives et en formules ramassées et vibrantes cette histoire dont la soif de liberté et d’indépendance, l’amour de l’autre, la générosité et le combat contre l’injustice, le mal suprême, sont les fils conducteurs.

    Jean-Pierre Longre

    http://www.la-boite-a-bulles.com

    http://www.panait-istrati.com

  • Un personnage sans limites

    Roman, Roumanie, Marin Mincu, Dominique Ilea, Xenia, Jean-Pierre LongreMarin Mincu, Journal de Dracula, traduction du roumain, avant-propos et notes de Dominique Ilea, Xenia, 2018

    Encore un livre sur Dracula ? Oui. Mais cette fois il ne s’agit ni d’alimenter le mythe du vampire ni de tomber dans les clichés touristiques, mais de camper, derrière la façade romanesque, la personnalité d’un homme hors du commun qui en passant les frontières du raisonnable a fortement marqué l’histoire de la Roumanie. C’est en utilisant le procédé du pseudo-manuscrit retrouvé « dans un coffret en fer » que Marin Mincu (1944-2009), romancier, critique, professeur, se faisant passer pour le simple « curateur » des écrits de Dracula (Vlad Ţepeş III, dit L’empaleur), a composé ce Journal de Dracula qui court du 2 février 1463 au 28 août 1464. On s’y laisserait prendre, tant l’auteur affirme « l’authenticité du manuscrit » composé de maints fragments parfois datés, souvent brefs, auxquels il dit avoir simplement ajouté des titres thématiques permettant de synthétiser les souvenirs et réflexions de Dracula (du genre « menace », « mensonges », « lettre à Pie II », « thérapie », « solitude », « cruauté »...).

    Cette construction littéraire n’est pas une simple fantaisie gratuite ou esthétique. Elle permet de cerner par petites touches la complexité du personnage : son tempérament de guerrier implacable et cruel, qui menaça Mehmed II le Conquérant, son orgueil mis à mal par la trahison de son « ami » Mathias Corvin roi de Hongrie, qui le tient prisonnier à Buda, dans un cachot humide infesté de rats, un orgueil qui le pousse à forger lui-même sa légende de monstre hantant toutes les mémoires : « Je ferai en sorte que l’horreur, la monstruosité attisent d’autant leur imagination. Bon gré, mal gré, ils entreront tous dans mon jeu, rivalisant d’efficacité à répandre mes légendes. Légendes calomnieuses, c’est vrai. Je serai un héros négatif ; mais qu’importe ? Rien de plus résistant que le négatif ; bien plus encore : il n’y a guère que le négatif à laisser des traces ; que ce qui est abject, laid, infâme, diabolique. ».

    Vlad Ţepeş III fut non seulement un prince combattant et influent (qui, soit dit en passant, transféra sa capitale de Târgovişte à Bucarest), mais aussi un penseur et un fin lettré. Les références aux philosophes et aux écrivains de l’antiquité (comme Platon, Homère, Ovide bien sûr – qui écrivit des vers « dans la langue des Gètes ») ou d’époques plus récentes (comme Dante ou Marsile Ficin), et même les « clins d’œil » (dans des anachronismes volontaires soulignés par la traductrice) à des auteurs comme Lautréamont ou Bram Stocker, donnent une dimension érudite à l’esprit de Dracula et au roman tout entier, dimension que ne contredisent pas les nombreuses évocations de la fameuse ballade populaire Mioriţa (L’Agnelle fée), dans laquelle « le héros s’affranchit de toute limite, y compris de la frontière corporelle qui lui est impartie ; ici, son espace de référence se dilate, jusqu’à devenir cosmique. ». Bel exemple d’une pensée sincère, profonde, roborative, qui traduit aussi la fragilité et l’ambiguïté de l’homme : « Je me meus, indécis, entre l’Orient et l’Occident… C’est de là que je tire ma vitalité… ».

    Dans la solitude de son enfermement le protagoniste tend à confondre rêve et réalité, passé et présent (voire avenir), histoire collective et personnelle, et à se bâtir un monde hors normes : « La limite n’existe pas : ce n’est qu’une confirmation de la veulerie et de l’impuissance de l’individu par rapport à soi-même… ». Dominique Ilea le dit très bien dans son propos : « Contre la déchéance et la folie qui guettent, dans sa solitude, un prisonnier à la fois haï, craint et respecté, soyons fous : l’écriture est une tentative de revanche, et parfois une victoire. L’écriture est aussi un exorcisme à tous les niveaux, permettant d’évacuer les culpabilités réelles avec les fictives, de parer aux peurs et aux douleurs… ». Le Dracula créé par Marin Mincu devient son propre romancier, maîtrisant par l’écriture ses fantasmes les plus intimes.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-xenia.com

  • Mystique, philosophe, poète

    Revue, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 21, « Entre mystique et philosophie. Retour à Titanic », Société d’études Benjamin Fondane, 2018

    Ce vingt-et-unième cahier commence, après l’éditorial, par un texte plein de poésie, « Sinaïa », au début duquel Benjamin Fondane avoue : « Ce soir, je suis sentimental. ». Ainsi permet-il au lecteur de prendre son élan pour affronter l’inédit qui suit, plus austère, mais d’un intérêt qui mérite les études qu’il suscite.

    « L’idée vulgaire que l’on se fait du mystique c’est qu’il a peu à partager avec le philosophe ; le second est un homme de savoir, le premier un homme de cœur. De toutes façons le second cherche la vérité, le premier le salut, la sainteté. L’un décrit Dieu, l’autre le cherche. Cela est vrai, et pourtant… le philosophe, s’il n’a pas l’élan du mystique, n’en a pas moins l’ “enthousiasme” ; il ne cherche pas le salut mais la solution ; il n’ambitionne pas la joie mais la béatitude ; s’il ne veut le repos, le sommeil, il veut néanmoins la tranquillité, la sérénité ; il ne cherche pas Dieu mais “le divin” ; et s’il ne devient pas Dieu, il ne devient pas moins le “divin”. ». Nous sommes là au cœur des « Notes sur la mystique », ce texte rédigé sans doute entre 1939 et 1941. Les analyses qui suivent sa restitution intégrale relèvent de l’éclairage sur sa forme et son contenu, notamment sur « la question de la foi » (Monique Jutrin), puis de la contextualisation (Margaret Teboul) et des parallèles ou références (Serge Nicolas, Alice Gonzi, Saralev Hollander, Gabriela Bal), voire de l’examen minutieux d’une brève formule, « vérité emancipata a Deo » (Auélien Demars), car « s’il n’est pas une vétille, le détail est la profondeur qui émerge en surface d’un texte ».

    La deuxième partie du volume est consacrée à Titanic, dont le Cahier 12 avait commenté la genèse, et dans lequel, ici, Évelyne Namenwirth étudie la notion de temps, Agnès Lhermitte les « fraternités urbaines » et Heidi Traendlin « le bestiaire ». La reproduction d’un autre texte de Fondane sur Denis de Rougemont sert de base à Éric de Lussy pour développer la « contradiction cordiale » qui a marqué les rapports entre les deux écrivains. Puis il s’agit de « Fondane et Alendy » par Dominique Guedj. Un autre texte de Fondane, « Criza » (1922), est traduit et commenté (« lucidité, liberté d’esprit ») par Carmen Oszi, précédant un fort intéressant relevé des textes traduits en roumain par Fondane, dont l’édition, préparée par Roxana  Sorescu, verra le jour sous peu, espérons-le.

    Les « rencontres » de Peyresq, consacrées chaque été à Benjamin Fondane, deviennent l’« École de Peyresq », une école très libre, « un groupe d’êtres réunis par un esprit commun », suggère Monique Jutrin. Souhaitons que cette « école » produise longtemps encore les beaux Cahiers consacrés à l’écrivain.

    Jean-Pierre Longre

     

    Sommaire de ce numéro :

    Éditorial
    - Éditorial
    - « Sinaia », Benjamin Fondane, traduit par Odile Serre 

    • Entre mystique et philosophie 
    - Notes sur la mystique, Benjamin Fondane
    - Un texte apologétique, Monique Jutrin
    - Fondane et la mystique dans les années trente et quarante, Margaret Teboul
    - Lévy-Bruhl , les primitifs et la mystique, Serge Nicolas
    - La question du Mal, Alice Gonzi
    - D’un détail pélagien chez Fondane, Aurélien Demars
    - La voix juive : la valeur de vie, Saralev Hollander
    - Échos de Plotin, Gabriela Bal
    - En marge des notes sur la mystique, Benjamin Fondane 

    • Retour à Titanic 
    - Présentation, Monique Jutrin
    Titanic, un temps particulier ?, Evelyne Namenwirth
    - Fraternités urbaines dans Titanic,, Agnès Lhermitte
    - Le bestiaire de Titanic,, Heidi Traendlin 

    • Études 
    - Compte rendu de Politique de la personne, Benjamin Fondane
    - Fondane et Rougemont : « une contradiction cordiale », Eric de Lussy
    - Fondane et Allendy, Dominique Guedj 

    • Domaine roumain 
    - « La crise », Benjamin Fondane
    - La crise de l’esprit au lendemain de la Grande Guerre, Carmen Oszi
    - Textes traduits en roumain par Fondane, Roxana Sorescu 

    • En mémoire 
    - Isi Zultak
    - Claude Hampel
    - André Montagne
    - Eve Griliquez 

    • Informations  

    • Bibliographie sélective  

    • Collaborateurs

     

    http://www.benjaminfondane.com

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/benjamin+fondane

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/apps/search?s=Fondane&search-submit-box-search-236757=OK

  • Détours et mystères des mots

    Poésie, francophone, Moldavie, Roumanie, Luminitza C. Tigirlas, Éditions du Cygne, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, préface de Xavier Bordes, Éditions du Cygne, 2018

    Luminitza C. Tigirlas, née en Moldavie, est psychanalyste et poète. Deux activités qui, sous-tendues par un plurilinguisme dû à ses origines (son premier mode d’expression fut le roumain en caractères cyrilliques imposés par l’occupant russe) et à son adoption de la langue française, se complètent l’une l’autre dans la production de textes dont la profondeur et l’originalité sont inséparables du travail formel.

    Le lecteur pénètre dans un monde où se côtoient et se superposent les souvenirs, les résurgences de l’inconscient, les images de la nature, les sensations, les affleurements sensuels, les allusions mythiques – tout en suivant le double fil conducteur annoncé par le titre du recueil, le « noyer » et le « rêve », un fil entrelacé d’images originales et intimes :

                                 « dans mon enfance toutes les noix

                                 s’échappaient de la lune ».

    La nature (l’arbre, bien sûr, les feuilles, le vent, l’herbe, le soleil, la rosée, les fleurs…) s’épanouit sur les pages au gré des mots issus du tréfonds, « ces termes enduits de nouvelles couleurs » :

                                « enfin j’ai pu me pencher sur ma série de mots

                                peints et pendus au soleil ».

    ou encore :

                                « tes lettres verdoyantes sont lues

                                tes lettres embrunies me font :

                                chut ! ».

    Entre ses « trois langues », l’auteure « lance des mots instables » dans « la précarité du silence troué » avec leurs formes et leurs sonorités (« Des obus des rebuts des abus » / « dans la soufflante sifflante refusant de s’éparpiller », sans parler de l’ambiguïté du mot « noyer », substantif ou verbe…) et crée sa « langue personnelle », dans laquelle la musique joue sa partition sonore et rythmée, jusqu’à inventer et développer une gamme nouvelle fondée sur des syllabes à découvrir au milieu des vers.

    Divisé en trois sections, trois parties autonomes qui, réunies, forment un tout cohérent (« à noix et à nu », « faiseuse de vagues », « flotteurs d’anneaux en écho »), Noyer au rêve demande à être lu et relu : les découvertes poétiques qu’on y fait se méritent et se révèlent, toujours nouvelles, comme lorsqu’on découvre une nouvelle langue.

    Jean-Pierre Longre

     
     
  • « Qu’étions-nous en train de vivre ? »

    Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018

    Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

    Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

    Car si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

    Jean-Pierre Longre

    www.julliard.fr

  • « Toujours vers les autres »

    Autobiographie, francophone, Roumanie, Marion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, Belfond, Jean-Pierre LongreMarion Le Roy Dagen, Xavier-Marie Bonnot, L'enfant et le dictateur, Belfond, 2018

    À partir de 1990, l’une des images récurrentes que les médias occidentaux donnèrent de la Roumanie fut celle de ces « orphelinats » ou « leagan » dans lesquels s’entassaient des enfants laissés sans soins et sans hygiène, voire brutalisés ; des enfants qui n’étaient pas vraiment des orphelins, mais qui étaient nés dans le cadre de la politique nataliste de Ceauşescu, et que leurs parents le plus souvent désemparés avaient laissés là : « Si vous ne pouvez pas vous occuper de vos enfants, l’État s’en chargera. ». Sauf que personne ne s’en est vraiment chargé, si ce n’est, pour quelques-uns d’entre eux, des couples de parents adoptifs, et par la suite des ONG internationales et des associations locales venues au secours de ces victimes du « national-communisme ».

    Marion était de ces enfants. Une mère mal aimée et trop jeune (Ana), un père immature et fuyant, un avortement impossible (la loi l’interdit absolument) : Maria, née en 1976, fait partie des « enfants du décret », ce décret qui stipule que la population roumaine doit augmenter (ce qui sera un « fiasco absolu »…). Bref, Ana, malgré elle, doit abandonner son enfant dans un de ces établissements où, heureusement, un couple de Français, Édith et Robert, viendra la chercher pour l’adopter en 1983 : pour elle, une deuxième naissance ; pour eux, le bonheur d’avoir un enfant. Elle s’appellera désormais Marion Dagen. Évidemment, les difficultés ne manquent pas. Même si « Marion assimile très vite le français », même si ses nouveaux parents l’entourent de leur amour, les traumatismes, les tâtonnements de l’adaptation, puis les problèmes de l’adolescence, les difficultés « à mettre des mots sur [ses] sentiments », la scolarité un peu chaotique sont autant d’embûches sur le chemin de la construction de soi.

    C’est la quête de ses origines qui va contribuer à cette construction. Marion part sur les traces de la petite Maria qu’elle était, va retrouver sa mère et son père « biologiques », Ana et Nicolae, avec l’inquiétude et l’émotion que l’on peut deviner, au-delà des mensonges et des questions qui ont assailli la mère et la fille : « On n’a pas osé trop se regarder, se souvient Marion. On s’est serrées dans les bras. Ana pleurait. Moi aussi. Beaucoup. Tout se relâchait d’un seul coup. Je venais de recevoir un coup de massue. On est restées longtemps enlacées. Je me suis dit que j’allais enfin connaître le départ de ma vie. » ; au-delà aussi de la culpabilité pour Nicolae : « Il était abasourdi, dit Marion. Il venait de recevoir un gros coup sur la tête. Il ne réalisait pas. En plein malaise. Il ne savait pas quoi dire. Grosse surprise. ». Par la suite, mariée, mère de famille, Marion a fondé avec Laura Giraud, adoptée elle aussi, une association pour les enfants abandonnées, l’AFOR, dont l’activité au service des « adoptés » est intense.

    L’histoire de Marion est, certes, une histoire parmi d’autres. Mais chaque destin est particulier, exceptionnel même, et le sien l’est. Xavier-Marie Bonnot et elle ont réussi à rendre cruciale la vérité de ce destin, tout en le déroulant comme un roman, sur fond de précieuses indications historico-sociales. Ce livre est à la fois un récit poignant, un témoignage objectif et une analyse précise. Et c’est l'histoire d’une adoption à double sens : celle de Marion par Édith et Robert, celle d’Ana et Nicolae par Marion, dont la trajectoire mène « toujours vers les autres », ceux du passé, du présent et de l’avenir.

    Jean-Pierre Longre

     www.belfond.fr  

    Les orphelinats de Roumanie sont au centre de certains romans récents. Voir par exemple :

    Liliana Lazar, Enfants du diable : http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secret-d-elena-5777501.html#more

    Savatie Baştovoi, Les Enseignements d'une ex-prostituée à son fils handicapé : http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03/05/la-terrible-douleur-du-manque-6031752.html

  • Singularités d’une capitale

    Essai, anthologie, Roumanie, Cécile Folschweiller, Andreia Roman, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreCécile Folschweiller et Andreia Roman (textes réunis par), Bucarest, Promenades littéraires, éditions Non Lieu, 2017

    Voilà un livre que désormais tout voyageur qui, pour quelque raison que ce soit, se rend à Bucarest devra emporter avec lui. Les « promenades » qu’il propose se déroulent à travers les textes d’écrivains pour qui la capitale roumaine est un vrai sujet littéraire, voire un vrai personnage romanesque. Comme le précisent à juste titre ses auteures, « Bucarest cache précieusement ses secrets. Bucarest ne se visite pas, Bucarest se “vit” et se dévoile au fil des expériences quotidiennes et des rapports humains ». Ville singulière, « mal aimée », « qui a toujours témoigné d’une vitalité bouillonnante et d’une volonté farouche de défier les aventures de son passé », elle est le sujet de nombreux livres, chapitres, pages du patrimoine littéraire passé et présent.

    L’ouvrage s’organise de la manière la plus pratique et la plus claire : quatre parties présentant les textes dans l’ordre chronologique des périodes évoquées (« Avant 1900 », « 1900-1945 », « 1945-1989 », « Après 1989 »), suivies des références bibliographiques et de plans fort utiles, permettant de repérer les lieux correspondant aux textes ; lieux en outre illustrés par des photos parsemant les pages et montrant ou rappelant certains monuments, certaines rues, certains quartiers qui ont fait l’histoire de la ville. Si l’organisation est pratique, si chaque texte est introduit par des lignes éclairantes sur son auteur, la thématique est d’une grande richesse et d’une grande variété, une variété qui concerne aussi les genres et les styles.

    Sans entrer dans les détails, et en précisant que presque tous les textes (sauf les trois premiers, témoignages historiques livrés par des auteurs français d’autrefois) sont traduits du roumain par des étudiants et des enseignants de l’INALCO, nous avons là des pages d’écrivains connus, tels Ion Luca Caragiale, Tudor Arghezi, Hortensia Papadat-Bengescu, George Călinescu, Gabriela Adameşteanu, Mircea Cărtărescu, Sebastian Reichmann, d’autres moins notoires, et du théâtre, de la poésie, de la prose narrative. Pages descriptives, oniriques, historiques, dramatiques, satiriques, élogieuses… on ne s’ennuie pas dans cet ouvrage qui peut se lire en continu, comme le roman d’une ville, se consulter au gré des humeurs et des centres d’intérêt, ou être considéré comme un vaste poème urbain, à l’instar de ce que rêve d’écrire Bogdan Ghiu : « J’aimerais bien réussir à écrire – ou, au moins, à lire chez quelqu’un d’autre – un poème non pas sur Bucarest (car il y en a beaucoup), mais celui de Bucarest, un poème-Bucarest, un poème qui serait Bucarest, dont on sentirait qu’il est Bucarest, quels que soient les mots qu’il contient. ». Le « poème-Bucarest », ces « promenades littéraires » nous le donnent à lire.  

    Jean-Pierre Longre

     

    Les écrivains : Gabriela Adameşteanu, Tudor Arghezi, George Bariţiu, Florin Bican, Adriana Bittel, Geo Bogza, George Călinescu, Zoe Cămărăşescu, Ion Luca Caragiale, Mateiu Caragiale, Mircea Cărtărescu, Ioana Drăgan, Nicolae Filimon, Bogdan Ghiu, Silvia Kerim, Pierre Lescalopier, Auguste de Messence, Maria-Elena Morogan, Hortensia Papadat-Bengescu, Ioana Pârvulescu, Isac Peltz, Cezar Petrescu, Ioan Popa, Marin Preda, François Recordon, Sebastian Reichmann, Doina Ruşti, Bogdan Suceavă, Alex Tocilescu.

     

    www.editionsnonlieu.fr