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poésie - Page 3

  • « Redonner vie »

    Poésie, Roumanie, Vasile George Dâncu, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreVasile George Dâncu, Maman Univers / Universul Mama, traduit du roumain par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2018

    Présentant le recueil, Jean Poncet écrit : « Dâncu, se refusant à tout artifice littéraire comme à tout pathos, y use de la langue la plus simple, la plus quotidienne. ». C’est ce qui saute aux yeux et à l’esprit lorsqu’on lit ces poèmes dont le personnage central, « Maman », est le pivot affectif omniprésent. L’auteur, chantant l’amour qu’il éprouve pour sa mère morte, fait effectivement appel au langage de la vie courante, en des instantanés, des évocations, des descriptions, des scènes qui surgissent de sa mémoire. Un langage qui puise sa poésie dans l’humilité du style et du personnage :

                       « plutôt la vie des humbles et des simples

                       qui vivaient et n’avaient pas de vie

                       comme

                       toi

     

                       toi tu vivais pour les autres

                       Maman ».

    La simplicité n’empêche pas la force des images portées par les mots (les mots ? « des socs / qui nous labouraient le cœur »), la puissance des paradoxes (« Maman est morte ! […] Christ est ressuscité ! », s’écrie-t-on à Pâques ; ou bien : « les cerisiers sont en fleurs toi tu es en terre »). Les vers, souvent narratifs ou descriptifs, évoquent en un même élan la vie présente et passée, l’amour et la mort, la tendresse et l’ingratitude, l’attachement et le remords, l’égoïsme et la générosité… Bref, la vie d’un fils pour qui sa mère a tout fait et qui, ne l’ayant pas toujours reconnu, lui préférant trop souvent les livres, emplit maintenant son cœur et ses pages de cette

    « Maman Univers

    souriant aux enfants

    du monde entier »,

    à qui il n’hésite pas à dire : « ta vie est maintenant ma poésie ».

    Même si la mort est maintes fois évoquée avec gravité, le chant du quotidien n’exclut pas l’humour, ni noir ni rose, plutôt d’un gris soutenu. Par exemple lorsque « Maman » se plaignait de son prénom Gafta (elle aurait bien préféré Agata), ou que sont égratignés au passage fonctionnaires, universitaires ou popes de campagne… Mélancolie discrète et sourire complice… Maman Univers est un beau recueil qui aborde un sujet grave et tendre, qui débusque l’exceptionnel dans le quotidien, qui redonne vie au passé, et qui sous son apparente facilité recèle des harmoniques émouvantes et « universelles ».

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Détours et mystères des mots

    Poésie, francophone, Moldavie, Roumanie, Luminitza C. Tigirlas, Éditions du Cygne, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, préface de Xavier Bordes, Éditions du Cygne, 2018

    Luminitza C. Tigirlas, née en Moldavie, est psychanalyste et poète. Deux activités qui, sous-tendues par un plurilinguisme dû à ses origines (son premier mode d’expression fut le roumain en caractères cyrilliques imposés par l’occupant russe) et à son adoption de la langue française, se complètent l’une l’autre dans la production de textes dont la profondeur et l’originalité sont inséparables du travail formel.

    Le lecteur pénètre dans un monde où se côtoient et se superposent les souvenirs, les résurgences de l’inconscient, les images de la nature, les sensations, les affleurements sensuels, les allusions mythiques – tout en suivant le double fil conducteur annoncé par le titre du recueil, le « noyer » et le « rêve », un fil entrelacé d’images originales et intimes :

                                 « dans mon enfance toutes les noix

                                 s’échappaient de la lune ».

    La nature (l’arbre, bien sûr, les feuilles, le vent, l’herbe, le soleil, la rosée, les fleurs…) s’épanouit sur les pages au gré des mots issus du tréfonds, « ces termes enduits de nouvelles couleurs » :

                                « enfin j’ai pu me pencher sur ma série de mots

                                peints et pendus au soleil ».

    ou encore :

                                « tes lettres verdoyantes sont lues

                                tes lettres embrunies me font :

                                chut ! ».

    Entre ses « trois langues », l’auteure « lance des mots instables » dans « la précarité du silence troué » avec leurs formes et leurs sonorités (« Des obus des rebuts des abus » / « dans la soufflante sifflante refusant de s’éparpiller », sans parler de l’ambiguïté du mot « noyer », substantif ou verbe…) et crée sa « langue personnelle », dans laquelle la musique joue sa partition sonore et rythmée, jusqu’à inventer et développer une gamme nouvelle fondée sur des syllabes à découvrir au milieu des vers.

    Divisé en trois sections, trois parties autonomes qui, réunies, forment un tout cohérent (« à noix et à nu », « faiseuse de vagues », « flotteurs d’anneaux en écho »), Noyer au rêve demande à être lu et relu : les découvertes poétiques qu’on y fait se méritent et se révèlent, toujours nouvelles, comme lorsqu’on découvre une nouvelle langue.

    Jean-Pierre Longre

     
     
  • Les souvenirs et l’imaginaire

    Revue, poésie, nouvelle, roman, images, Marius Daniel Popescu, Matthias Tschabold, Alexandre Voisard, Le Persil, Jean-Pierre LongreJournal Le Persil n° 147, décembre 2017, n° 148-149-150, hiver 2017-2018

    Il y a longtemps que Marius Daniel Popescu, avec sa générosité naturelle, prête à d’autres les pages de son Persil, « journal inédit », « à la fois parole et silence », et qui est devenu un journal littéraire de tout premier plan, d’une grande diversité, d’une grande qualité aussi.

    Et le revoilà, l’auteur de La Symphonie du loup et des Couleurs de l'hirondelle, qui donne de ses propres textes à son Persil. En son style inimitable, il y remet en scène narrative le « tu » qui lui ressemble tant. Dans « La jument », l’enfant et son père, dans le pays et à l’époque du « parti unique », sont au marché ; le père avec son bon réalisme, l’enfant avec ses rêves – et les deux vont « regarder l’inattendu », en assistant à l’accouplement mouvementé d’un étalon et d’une jument. Avec « La parenthèse ouverte », nous retrouvons le garçon, 12 ans et demi, pêchant au bord du Danube, en face de la Yougoslavie, et écoutant les conseils d’une vieille Tzigane. « Le fleuve n’a pas d’amis et il est triste parce que dans cette région il est coincé entre deux pays dirigés par des partis uniques », auxquels certains tentent désespérément de se soustraire. Nous arrivons à notre époque avec « L’homme de la gare de Lausanne » : la rencontre émouvante d’un mendiant venu de « ton pays de là-bas » et qui voudrait bien y retourner, retrouver sa famille. Alors « tu penses au destin des êtres humains », et tu agis…

    Les pages qui suivent accueillent un invité, Matthias Tschabold, avec une Histoire en couleur en trois épisodes (« Spectres du matin », « L’Oiseau migrateur », « Conte de Noël ») et dans un style bien différent, mais tout aussi inimitable que celui de Marius Daniel Popescu. Imagination, sourire, poésie.

    Le sourire et la poésie caractérisent aussi l’œuvre d’Alexandre Voisard, auquel est consacré un gros numéro (triple) du même Persil qui nous fait pénétrer « dans l’atelier du poète ». Un numéro composé d’inédits de Voisard et de ses amis (hommages, analyses et commentaires de poètes, de peintres, de critiques, d’éditeurs). Comme l’écrit Chantal Calpe, qui a réalisé ce numéro : « La plupart mettent en lumière le sens des relations humaines, le goût du partage amical qui fait d’Alexandre Voisard un compagnon plein de verve et un commensal érudit. ». Même chose pour Le Persil.

    Jean-Pierre Longre

     

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

    mdpecrivain@yahoo.fr

    lepersil@hotmail.com

  • Prendre conscience du langage

    poésie, images, francophone, Roumanie, Radu Bata, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Survivre malgré le bonheur, Jacques André éditeur, 2018

    Radu Bata nous a naguère fait boire « le philtre des nuages » jusqu’à l’ivresse, et il nous enjoint maintenant de « survivre malgré le bonheur ». Titre paradoxal, non ? Mais attention : si on lit bien le texte « Partie de plaisir » (page 47), on mesure la malice fortement teintée de satire, puisqu’il s’agit de « survivre malgré le bonheur / produit à la chaîne / […] malgré la menace de félicité / qui nous gouverne ». Toute une philosophie. Si le poète joue avec les mots (et il ne s’en prive pas !), avec leurs sonorités, leurs rythmes, leurs ambiguïtés, leurs affinités, leurs contradictions, leurs bizarreries, c’est pour mieux nous faire prendre conscience du langage, de son infinie portée, se son insondable profondeur, de sa beauté originelle.

    Car cette conscience ne va pas de soi. Sous l’allure facile de l’écriture (les maintenant fameuses « poésettes », poésie « sans prise de tête »), se tapissent la séduction stylistique et la recherche linguistique, se mêlent le plaisir et le travail – d’une manière d’autant plus étroite que cela se conçoit sous la plume d’un écrivain qui a fait le choix personnel de la langue française, en connaissance de cause ; d’un écrivain pour qui sont compatibles les expressions les plus actuelles et les thèmes permanents de la poésie, les suites fluides de strophes et la forme compacte du haïku (entre autres).

    L’œuvre de Radu Bata vise à réconcilier les générations montantes avec la poésie. La réussite de l’entreprise est certaine. Cependant il y a, aussi, large matière à étude poéticienne. On s’en gardera ici, mais les références littéraires, les motifs récurrents, tels l’amour et ses aléas, le temps qui passe et le vieillissement, l’exil (qui « n’est heureux que parmi les mots »), les origines roumaines (« je fais des allers-retours / entre les deux langues »), d’autres encore, incitent à une lecture où se combinent le plaisir immédiat et l’attention soutenue, où se révèle le double bonheur de la rêverie et de la méditation.

    Et il y a les nuages, éphémères ou permanents, rêvés ou réels, blancs ou gris, capables de tout et à l’origine de tout (« nous sommes les enfants / des nuages »), les nuages qui apparaissent et disparaissent au gré des pages, les « nuages sans patrie » - ceux de l’étranger, de l’exilé, du voyageur –, les nuages joyeux, les nuages qui pleurent… Il n’y a pas qu’eux, bien sûr, mais ils peuplent si bien le recueil qu’on ne peut pas ne pas les assimiler à la poésie même de Radu Bata – comme les illustrations qui ponctuent les poèmes, ces belles images oniriques et colorées, teintées de fantastique et de surréalisme que quinze artistes offrent aux mots du poète et aux yeux du lecteur.

    Que peut-il faire, ce lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler. Foin (et fin) des commentaires, laissons la place à l’œuvre et aux traces qu’elle laisse en nous.

                                l’œuvre compte moins

                                que l’ombre

                                qui s’en dégage

    et finalement :

                                pour avoir longtemps appris

                                à parler avec les gens

                                j’enseigne

                             aujourd’hui

                                le silence

     

    Jean-Pierre Longre

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  • « Entendre les mots dans les mots »

    Poésie, Roumanie, Gellu Naum, Sebastian Reichmann, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreGellu Naum, La Voie du Serpent, préface et traduction du roumain par Sebastian Reichmann, Non Lieu, 2017

    Gellu Naum fut l’un des fondateurs du groupe surréaliste de Bucarest avec Gherasim Luca, mais à la différence de celui-ci il resta en Roumanie après l’instauration du régime communiste et l’interdiction des activités de son groupe – ce qui n’est pas pour rien dans la méconnaissance de son œuvre en France, malgré l’amour que le poète prêtait à ce pays, où il s’était souvent rendu, à sa culture et à sa littérature, qu’il traduisait abondamment. Injustice réparée par la parution de La Voie du Serpent, recueil traduit par Sebastian Reichmann (il fallait un vrai poète, franco-roumain de surcroît, qui a fréquenté l’auteur et d’autres surréalistes, pour mener à bien cette traduction) et publié par les éditions Non Lieu, qui ont fait paraître auparavant le « rhoman » Zenobia.

    Poésie, Roumanie, Gellu Naum, Sebastian Reichmann, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreUn vrai poète, oui, pour rendre l’atmosphère, les tonalités, les couleurs d’un recueil qui nous fait parcourir la poésie de Gellu Naum de 1968 à 2004, en dix étapes : Athanor (1968), L’Arbre – Animal (1971), Mon père fatigué (1972), Poèmes choisis (1974), La description de la tour (1975), L’autre côté (1980), La rive bleue (1990), La face et la surface (1994), Ascète à la baraque de tir (2000), La voie du serpent (2004), qui donne son titre au volume avec, paradoxalement, seulement deux fragments. Ce parcours manifeste une belle diversité, dont Sebastian Reichmann suggère les grandes lignes dans sa préface, une diversité qui n’exclut pas l’unité garantie par le souffle surréaliste (ou post-surréaliste, comme on voudra) qui anime les vers, les versets, les proses. Souvent affleurent l’écriture automatique et les images surprenantes (« le ciel se remplit de taureaux », « les cheveux défaits parmi les épées et fractions »), le réel se mêle au rêve (ce qui répond parfaitement à la fusion réalisme/onirisme définie par André Breton) : il y a des « statues aux oreilles enterrées dans le sable », le « crépuscule des mots » et le mouvement perpétuel ne sont pas incompatibles avec la recherche d’un financement, et les souvenirs parisiens surgissent de la mémoire consciente ou inconsciente (le Dôme, les anciens amis, des « garçons admirables » qui veulent « briser [une porte] avec leurs viscères »). Rêves (voire « arbres rêveurs »), apparitions (de personnes réelles parfois), visions fantastiques (« un tunnel au centre de la ville / qui ne menait jamais nulle part » ou « les maisons [qui] volaient dans les airs ») hantent les pages du livre, où l’on rencontre aussi la bien-aimée Zenobia, personnage du fameux « rhoman ».

    Impossible de rendre le foisonnement sensoriel et mental d’un ouvrage dans lequel on peut repérer toutes sortes de réseaux et de superpositions de mots, d’images, de tournures, de rythmes, de sons… Chaque lecteur, en y serpentant, trouvera sa « voie », et tous diront avec le « pohète » : « on peut entendre les mots dans les mots on peut voir / les clepsydres perdues dans leur nostalgie ».

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsnonlieu.fr

  • « Sous l’égide de Pan »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre Longre« Sous l’égide de Pan »

    Lucian Blaga, Paşii profetului / Les pas du prophète, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; coordination Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2017

    Voici le deuxième volume de ce qui sera, espérons-le, une prochaine série complète de publications bilingues. Jean Poncet poursuit, avec la même réussite que pour Les poèmes de la lumière, sa traduction de l’œuvre poétique de Lucian Blaga. Avec Les pas du prophète, dont la première parution date de 1921, nous plongeons dans une atmosphère différente, une esthétique « en rupture avec le passé ». Dans son introduction (qui, véritable essai historico-littéraire, contextualise précisément le recueil), Jean Poncet affirme et explicite la modernité de celui-ci, une modernité qui n’a pas été accueillie avec beaucoup de bienveillance en son temps. C’est l’expressionnisme, sous ses différentes facettes, qui est la marque dominante des Pas du prophète, un expressionnisme placé « sous l’égide de Pan, à la fois vision sensuelle, vitaliste, du monde et religion naturelle ». Avec cela, Lucian Blaga « ne cesse d’être philosophe même dans ses poèmes de plus belle facture. ».

    C’est donc Pan, toutefois vieillissant, qui occupe en partie le recueil, et le panthéisme qui le parsème. Plénitude et abondance (« et tu verras, les doigts / empoissés de jus, / tes mains trembler à telle abondance. ») font du corps humain un élément de la nature, et inversement : on ne compte pas les images, métaphores, comparaisons souvent audacieuses qui donnent au corps sa dimension naturelle : « Ta bouche est un raisin gelé » ; « Le crépuscule / aux lèvres rouges » ; « Une fille / aux cils longs comme épis d’orge »… Et le poète n’hésite pas à écrire des vers « sur des feuilles de vignes sèches ».

    C’est ce qui fait l’unité de l’ensemble. Cela dit, les styles, les tonalités, les genres même se succèdent et se mêlent avec une belle vivacité. La nostalgie reste nichée au cœur du lyrisme :

              « Doucement,

          tout doucement,

    j’ai caressé le passé

    et sans savoir pourquoi

    je me suis effondré

    et j’ai commencé à sangloter

    sur mon berceau. »,

    ce qui n’exclut ni l’humour tendre (par exemple dans « Souvenir d’enfance », dédié à « ma petite nièce Gigi qui n’aime pas les vers sans rime », et où effectivement les rimes fleurissent – y compris dans la traduction française), ni le sourire sarcastique de Lucifer qui voudrait tendre « la pomme de la connaissance » à l’Éternel : « Ça ne te ferait pas de mal, ô immense Très Saint, / d’y goûter un peu Toi aussi. ». On voit aussi par là que la religion, la philosophie, les mythes cosmiques, angéliques, sataniques ont une place de choix dans un recueil qui n’hésite pas à donner une forme théâtrale (dans « L’Ermite ») à la poésie.

    Le livre est complété par deux poèmes qui ont été assez curieusement ôtés après la première édition par l’auteur lui-même. Jean Poncet donne ses explications sans cacher sa perplexité devant cette suppression de deux textes importants, dont l’un a donné son titre au recueil. Quoi qu’il en soit, Les pas du prophète est un beau livre, porteur de lumière comme l’est Lucifer dont les « yeux jettent des lueurs de phosphore ». Ainsi éclairés, sans hésiter suivons ensemble ces pas.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

    http://scoalaardeleanacluj.ro/wp

  • Tentative d’épuisement de l’univers

    Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Tout, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, 2017

    Le titre est démesurément ambitieux, mais les sept poèmes foisonnants qui composent le recueil sont à la hauteur de cette ambition et de cette démesure. Comme un condensé librement versifié des romans à venir de Mircea Cărtărescu (Totul a été publié en Roumanie en 1984), les textes explorent et fouillent, en accumulations verbales infinies et en visions inouïes, les corps, les matériaux, les paysages naturels, les villes… « Tout est là, disséminé sur une chaude couche de bouse ».

    En longues phrases aux parenthèses multiples, déclinant un lexique richissime, érudit, allusif (saluons au passage le travail du traducteur), on assiste aux pérégrinations du bonheur et du malheur survolant « la carte du monde », terre, mer ciel et êtres vivants mêlés. Une véritable Poésie, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre Longretentative d’épuisement poétique de la totalité universelle. Et la vie, de la naissance à la mort comprises, de l’espoir au deuil – le deuil émouvant de ce « Victor », double et jumeau apparaissant aussi dans les romans, et qui est « la rose qui manque à tous les bouquets ». Un espoir ? Celui d’une résurrection qui n’efface pas la morbidité :

    « derrière nous cependant le monde sale et gras

    tourne en scintillant, mais comme le jaune de l’œuf cru

    en son centre, haïssant le mouvement, émettant ses rayons

    la boîte en bois vibre et ses clous rouillés craquent

    et sautent dans leurs planches moisies,

    et tu te réveilles. »

    Poésie fantastique, pourrait-on dire. Mais un fantastique surgissant du réel, d’un réel qui explose de son trop-plein.

    Jean-Pierre Longre

  • Dans le « réseau du monde »

    Poésie, Roumanie, Max Blecher, Alice Orient, Nestor Urechia, Gabrielle Danoux, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Corps transparent, traduit du roumain par Gabrielle Danoux, édition bilingue, 2017

    Corps transparent a été publié en 1934, quatre ans avant la mort prématurée de Max Blecher, auteur par ailleurs d’œuvres en prose originales, étranges, profondément introspectives, comme Aventures dans l’irréalité immédiate et Cœurs cicatrisés. Corps transparent est comme un condensé en vers des proses du jeune écrivain, et Gabrielle Danoux a eu la bonne idée de faire précéder sa traduction de celle d’une page de La tanière éclairée, qui commence ainsi : « C’est, je crois, la même chose de vivre ou de rêver ce qui advient, et la vie réelle, celle de tous les jours, s’avère tout aussi hallucinante et étrange que celle en état de sommeil. ».

    Dans les poèmes de Corps transparent, les mots, « tels des oiseaux aux ailes ensanglantées », sont porteurs de visions toutes personnelles et d’images expressives, hors du commun, à caractère parfois surréaliste : « Les bateaux : des têtes de noyés la cigarette au bec », ou encore ; « Les jupons dentelés du lait cru ». L’écriture automatique affleure, comme dans « Poème grotesque », où voisinent les blaireaux et les feuilles desséchées, les chérubins et la farine, et où une « fenêtre s’est détachée du mur et s’est mise en route ».

    L’exploration de l’imaginaire et de l’inconscient humains n’exclut pas l’évocation des êtres vivants que sont les animaux, dans une « ménagerie » qui décline un bestiaire provocateur, ni celle des vastes espaces sur la « trajectoire d’une comète d’obscurité » ou dans le sillage de l’amour assimilé à une « phalène » : les tropiques, la mer, la ville, la campagne – le « réseau du monde ».

    Les poèmes de Max Blecher sont à lire (en roumain et/ou en français) sans arrière-pensée. Si l’on se laisse porter, entraîner, investir par les mots qui « volent dans les pièces du cœur », on sentira « d’étranges fleurs embaumant le cerveau. ».

    Jean-Pierre Longre

     https://www.babelio.com/livres/Blecher-Corps-transparent/974181

    Autres traductions récentes de Gabrielle Danoux :

    Alice Orient, Textes choisis.  Voir ICI 

    Nestor Urechia : Dans les Bucegi. Voir ICI 

  • Entre poésie et psychanalyse

    Essai, poésie, francophone, Moldavie, Rainer Maria Rilke, Luminitza C. Tirgilas, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Rilke-Poème. Élancé dans l’asphère, L’Harmattan, 2017

    Le titre du livre l’annonce : il y est question de Rainer Maria Rilke, de l’élan de son écriture, de sa correspondance, et surtout de sa poésie, du « Dieu inexorable de la création », de « l’implication totale par le Verbe ». L’étude est approfondie, s’appuyant sur des références à toute épreuve : littéraires (Maurice Blanchot), philosophiques (Nietzsche, Heidegger), psychanalytiques (Lacan), poétiques (Hölderlin, Jaccottet)… Ce ne sont là que des exemples parmi d’autres ; entre un « Prologue » et « Une possible touche finale », on avance en suivant un cheminement qui permet de découvrir et d’explorer, dans la complexité de leur déroulement, les thèmes importants de l’œuvre de Rilke : la poésie bien sûr, qui ne va pas sans la musique, l’amour (et le désamour), la mort (qu’il faut apprendre à aimer en aimant la vie), le rêve, l’ange, la chute, le jour, la nuit…

    Une analyse exigeante, donc, dans la perspective psychanalytique, mais pas seulement : tout part de l’auteure elle-même, de sa Moldavie natale, de son « immersion » dès l’enfance, grâce à sa mère, dans la poésie de Rilke, et de l’expérience personnelle qu’elle en fait tout au long de sa vie, avec les questions qu’elle se pose, par exemple : « Suis-je finalement toujours la fillette étourdie autant par le sacre des roses de notre jardin en Moldova, que par la légende du Dieu-Poète ? » Que ce soit dans son pays d’origine ou dans le sud de la France, en Camargue notamment, le poète « légué par [sa] mère » l’accompagne fidèlement, la sollicite à tout instant. Rilke impose sa présence, son « travail de poète », sa sensibilité extrême, rendant sa pureté à la pesante parole humaine.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-harmattan.fr

    https://luminitzaclaudepierre.com

    Des poèmes de Luminitza C. Tigirlas: voir ICI

    Biographie de L. C. Tigirlas

    D’origine roumaine, née en Moldova orientale, annexée par la Russie, je fus prise dans l’histoire de son déracinement et de sa survie face à l’assimilation linguistique dans l’URSS. Française d’adoption depuis janvier 2000. Psychanalyste trilingue à Saint Priest (Rhône). Ma langue ravine sur des traces traumatiques — l’exil de l’idiome maternel roumain serti dans le cyrillique étranger.
    Après des études universitaires en lettres modernes à Chișinău, République de Moldova, j’ai été journaliste (1980-1999) en arts et littérature ; cofondatrice-rédactrice en chef de « Réverbérations », revue de psychanalyse (roumain-français). Auteur en roumain de poèmes, essais et recueils de nouvelles.
    Depuis 1996, je me suis formée en France. Titulaire d’un Doctorat soutenu en 2004 et d’un DESS (2001) en psychopathologie et psychologie clinique de Paris 7, je pratique la psychanalyse en français, mais aussi en roumain et en russe, les deux langues de mon enfance en Moldova.

  • Isidore Isou traduit en roumain

    Isidore Isou, Revolta Tineretului, éditions AcquAvivA, hors-série n°6, 1€, 1£, 1$, 1 RON

    Présentation :

    Le critique d’art et commissaire d’exposition Igor Mocanu vient de traduire pour la première fois un texte d’Isou en roumain (en dehors de “Adorable Roumaine”, seule traduction disponible du vivant d’Isou!). Il s’agit de la sixième traduction après l’anglais, le suédois, l’allemand, l’italien et le chinois du “Premier Manifeste du Soulèvement de la Jeunesse”, écrit par Isou en 1950 et publié sous la forme d’une affiche à coller sur tous les murs de la planète.

     

    commandes à : acquavivafrederic@gmail.com

    Link: http://www.mauricelemaitre.org/~pfs/fr/isidore-isou-traduit-en-roumain/

    Information d'Igor Mocanu http://igormocanu.wordpress.com/

  • Parutions récentes, été 2016

    Poésie, Autobiographie, Histoire, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Marie-Hélène Fabra-Bratianu, Paul Fabra, L’HarmattanConstantin Acosmei, Ce qui s’est passé. Traduction du roumain par Nicolas Cavaillès et l’auteur, éditions hochroth Paris, coll. « sine die », 2016

    Présentation :

    Qualifié de « grand silencieux » par la critique, Constantin Acosmei, né en 1972 à Tîrgu Neamţ, est l’auteur d’un seul livre, Jucăria mortului (Le Jouet du mort), réédité à trois reprises depuis sa première parution en 1995. Il n’écrit plus.

    je prends entre mes doigts une mèche sale

    de mes cheveux emmêlés la brûle avec ma

    cigarette à la racine et la jette sous le lit 

    www.paris.hochroth.eu

     

    Poésie, Autobiographie, Histoire, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Marie-Hélène Fabra-Bratianu, Paul Fabra, L’HarmattanMarie-Hélène Bratianu, La mémoire des feuilles mortes. Préface de Paul Fabra, L’Harmattan, 2016

    Présentation :

    Ma mère était la descendante d'une grande famille roumaine, les Bratianu. Son père était historien et homme politique. Il est mort dans un camp. Mais elle préférait me raconter les réunions familiales avec des vieux généraux, des jeux dans des parcs avec un vrai roi, des enfants princes et des gouvernantes allemandes. Je me rappelais alors que ma mère venait d'une autre planète, en noir et blanc, comme les photographies accumulées dans une malle, à la maison.

    www.editions-harmattan.fr

  • « Tissé de sons et de coloris »

    Poésie, Roumanie, Ion Pillat, Gabrielle Danoux, Muriel Beauchamp, Jean-Pierre LongreIon Pillat, Le bouclier de Minerve, traduit du roumain par Gabrielle Danoux et Muriel Beauchamp, 2016

    Comme dans leur recueil précédent, Monostiches et autres poèmes, les traductrices ont opéré un choix « dicté par le gré du plaisir de lecture », écrivent-elles, mais un choix qui ne manque pas de cohérence. Le titre l’annonce : s’il y a un fil conducteur (et il y en a un), c’est l’antiquité grecque, dont Ion Pillat était un fervent admirateur. Minerve, d’emblée, « déesse armée », tient sous son égide des sonnets qui ont « la perfection des colonnes grecques », et les pages qui suivent voient apparaître d’autres personnages – Léda, Diane, un « pâtre ionien » –, des lieux et des objets, des statues, un « buste oublié » – sans omettre, en un poème pathétique, la guerre et ses méfaits, où

                       « Les tranchées veillent, parallèles

                       À l’infini comme au cimetière les orifices ».

    Ce n’est cependant pas un livre sur la Grèce. La poésie « tissé(e) de sons et de coloris » chante aussi bien la nature que l’amour et la mort (les trois étant d’ailleurs souvent liés), avec, notamment, de discrètes excursions vers la Roumanie (les Carpates, le Bărăragan…). L’art, aussi, et au premier plan la poésie (un sonnet à Frédéric Mistral, des « stances sur un motif de Ronsard », une citation d’Eminescu, des tonalités baudelairiennes, verlainiennes, rimbaldiennes), de même la peinture (Hokusai). Et cette « féconde créativité des autres artistes » (dixit Muriel Beauchamp dans sa préface) devient celle de Pillat dans ses textes, dans leurs tonalités, dans leurs sonorités, dans leurs rythmes, que la traduction réussit à restituer en privilégiant la prosodie.

    Sonnets, odes, stances, chansons, prières, monostiches – au-delà de la variété des genres et des motifs, l’unité du recueil est assurée par la poésie (bien sûr), mais une poésie « dans mon âme incrustée » en quête de perfection, inséparable de la vie dans toutes ses dimensions.

                       « Ils ont dit de lui qu’il était froid, mais ils ne soupçonnaient pas

                       À quel point la passion dans ses veines bouillonnaient,

                       Ils ont dit de lui qu’il n’était pas profond, mais ils ne sentaient pas

                       Les abîmes qui dorment sous la limpidité. ».

                               

    Jean-Pierre Longre

  • « Syntaxe du silence »

    Poésie, francophone, Roumanie, Horia Badescu, L’Arbre à paroles, Résidences,  Jean-Pierre LongreHoria Badescu, Le poème va pieds nus, Résidences de l’Arbre à paroles, 2016 

    Le nouvel ouvrage de Horia Badescu est composé de trois recueils : « Le poème va pieds nus », « La trace de l’oiseau » et « Les poèmes mosans ». Si chacun a sa dominante propre (disons l’art poétique pour le premier, la nature et le corps pour le second, la « Wallonie, terre de poésie » pour le troisième), l’ensemble est traversé par des motifs communs qui permettent un cheminement sensible parmi les vers. En particulier un motif double, un couple indissociable qui mène le cortège de la vie et de la mort : la parole et le silence, voire le « silence de la parole ».

                                          « Les mots sont miens :

                                          je suis leur silence

                                          dans ton âme. ».

    Une parole libérée et un silence éloquent qui n’excluent pas les évocations du corps, de la chair, de la nature animale ou végétale, qui n’excluent pas, parfois, la violence de l’expression et le constat de la désolation du néant.

                                          « Allume en toi

                                          le silence !

                                          tu verras tout autour

                                          les ossements des paroles,

                                          les vestiges du big-bang

                                          de chaque jour. ».

    Et si le volume, d’un recueil à l’autre, peut se lire en un seul et vaste élan, chaque poème, dans son parcours individuel et dans sa marche « pieds nus » sur la page, est, comme « chaque jour », unique, formant un univers à lui seul :

                                          « dans combien de dimensions

                                          vit le poème ? ».

     

    Jean-Pierre Longre

    www.maisondelapoesie.com  

  • Cortège sombre et serein

    Poésie, Roumanie, Ileana Mălăncioiu, Cioran, Paul Valéry, Nicolas Cavaillès, Barbara Scapolo, éditions hochroth Paris, Classiques Garnier, Jean-Pierre LongreIleana Mălăncioiu, Comme pleurent les âmes seules, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, 2016  

    Parler de la mort, c’est tenter non de la nier ou de la chasser, mais de l’exorciser – surtout lorsqu’elle est omniprésente comme c’est le cas tout au long de vers qui, en longs cortèges, peuplent chaque poème ici présenté, menant vers la « sérénité » et une injonction insistante :

                       « Ne ris pas, ne te mets pas toi aussi à comprendre,

                       Reste, reste encore ainsi. Reste, reste encore. ».

    La poésie d’Ileana Mălăncioiu, si elle chante la souffrance, les pleurs, la perte de soi et du monde, les rites sacrificiels, n’est pas à proprement parler morbide. La force de l’expression, la vigueur des images, l’exaltation de la solitude donnent paradoxalement vie à ce qui fonde les doutes humains :

                       «  Qu’il me soit laissé l’incertitude entière

                       que j’ai connue vivante. »,

    clame-t-elle dans l’un des plus beaux textes du recueil (dont la traduction rend parfaitement la fluidité, et dont l’un des vers donne fort justement son titre à l'ensemble).

    Poésie parfois surprenante (où l’on voit, par exemple, un bourreau plein de sollicitude offrir des fleurs à la condamnée au lieu de l’exécuter), poésie successivement violente, sombre, angoissante, apaisée : cette brève anthologie offre un itinéraire captivant « vers la vérité » dont les humains sont toujours en quête.

    Jean-Pierre Longre

    www.paris.hochroth.eu   

     

    Poésie, Roumanie, Ileana Mălăncioiu, Cioran, Paul Valéry, Nicolas Cavaillès, Barbara Scapolo, éditions hochroth Paris, Classiques Garnier, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, écrivain, traducteur, essayiste, vient de publier avec Barbara Scapolo Cioran et Valéry, l’attention soutenue (Classiques Garnier, 2016). Cette « perspective comparatiste », précisément documentée et savamment conduite, se compose d’un entretien entre les deux auteurs de l’ouvrage, de deux essais (« Cioran face à Valéry », par Nicolas Cavaillès ; « On est toujours ce qu’on combat », par Barbara Scapolo), puis d’appendices qui reproduisent des textes « rares ou inédits » de Valéry et Cioran illustrant les propos du livre.

    « Valéry est-il un «mystique bloqué»? Que signifie l' «admiration-haine» revendiquée par Cioran? Peut-on voir dans l'œuvre de Cioran l'aboutissement de celle de Valéry? ».  

    www.classiques-garnier.com  

  • « J’amplifie le mystère du monde »

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre LongreLucian Blaga, Poemele luminii / Les poèmes de la lumière, édition bilingue. Traduit du roumain et avant-propos par Jean Poncet ; postface par Horia Bădescu. Jacques André éditeur / Editura Şcoala Ardeleană, 2016 

    La poésie de Lucian Blaga, aux harmoniques pleines et aux motifs éternels (l’amour, la nature, les souvenirs, la mort…), à la teneur « à la fois lyrique et métaphysique », est d’apparence simple, en tout cas abordable par tous, aux antipodes de l’hermétisme. C’est une première qualité, qui entraîne le lecteur vers une attention soutenue, plus approfondie – et dans cette perspective la traduction doit suggérer toute la dimension de chaque poème. C’est le cas de celle de Jean Poncet pour Les poèmes de la lumière, le premier recueil du poète-philosophe-dramaturge, paru en 1919 (il avait 24 ans).

    Ce recueil bilingue, fort bien venu à une époque où la poésie, qui plus est la poésie roumaine, n’a pas la faveur des « grands » éditeurs, jouit d’un double privilège : il est traduit et présenté par un poète ; Jean Poncet caractérise dans son avant-propos l’essentiel de l’œuvre de Blaga qui, « poétique comme philosophique », « trouve ses racines et s’ancre dans la réalité roumaine, sa culture, ses mythes et ses valeurs » parmi lesquels le « village roumain » qui « relève surtout d’une géographie intérieure faite de souvenirs et de mythes antiques, de pratiques agraires ancestrales et de chansons populaires. ». Deuxième privilège, le recueil se termine par la postface d’un autre poète, Horia Bădescu, qui analyse avec lucidité (c’est le cas de le dire) ces Poèmes de la lumière, associant à celle-ci le « mystère », ainsi que « l’enthousiasme qui déborde, la passion, la vitalité. ».

    Poésie, Roumanie, Lucian Blaga, Jean Poncet, Horia Bădescu, Jacques André éditeur, Editura Şcoala Ardeleană, Jean-Pierre LongreAinsi bien encadrés, il y a évidemment les textes eux-mêmes, qu’il faut lire, en roumain et/ou en français, en silence et/ou à haute voix. D’emblée, l’auteur nous conduit au cœur de son projet : « Avec ma lumière j’amplifie le mystère du monde. ». Mystère paradoxal fait d’amour, attaché d’une manière constante aux éléments naturels (l’air, la terre, le feu, l’eau – l’herbe, le soleil, les étoiles, le fleuve…). Mystère fait aussi de silence, celui de la mort, celui de l’au-delà où paradis et enfer sont intimement liés :

                       « Comme un hérétique je songe et m’interroge :

                       De quelle source le paradis tient-il –

                       Sa lumière ? – Moi, je le sais : c’est l’enfer qui l’éclaire

                       De ses flammes ! ».

    Et encore :

                       « De toute éternité

                       ennemis, Dieu et Satan

                       auraient-ils compris que chacun serait plus fort

                       s’ils se tendaient une main pacifique ? Ils ont fait leur paix

                       en moi : unis ils ont versé en mon âme

                       la foi, l’amour, le doute, le mensonge. ».

    Ces vers, convenons-en, sont ceux d’un poète-philosophe qui, bien qu’encore jeune, fait la preuve d’une réelle maturité (il obtiendra son doctorat en philosophie dès 1920), tant par la complexité de la pensée que par une écriture qui, mêlant allègrement lyrisme, méditation et narration, ne nie pas le doute et, avec des mots très simples, ne craint pas les riches antithèses :

                       « Si noirs tes yeux

                       ma lumière. ».

    Et Jean Poncet ayant eu la bonne idée d’ajouter au recueil « Sept poèmes (presque) disparus », ne résistons pas au plaisir d’en citer deux vers, que le poète attribue à Jésus :

                       « Ô soleil, toi le divin, ta lumière nous aveugle

                       Même lorsqu’elle est reflet dans la boue… ».

    Certes, la poésie de Lucian Blaga a déjà été mise à la disposition du public francophone : un volume bilingue maintenant difficile (ou impossible ?) à trouver, publié aux éditions Minerva, qui, dans une traduction de Paul Miclău, regroupe sous le titre Les poèmes de la lumière la plupart des recueils de Blaga ; une belle anthologie, elle aussi bilingue, traduite et présentée par Sanda Stolojan, L’étoile la plus triste (Orphée / La Différence, 1992) ; et une non moins belle édition, elle aussi bilingue, du recueil Au fil du grand parcours (În marea trecere), présenté et traduit par Philippe Loubière (Editura Paralela, 2003) (voir ICI).

    Le livre publié par Jacques André éditeur et les éditions Şcoala Ardeleană est une première étape, espérons-le, vers une édition complète et renouvelée des œuvres du plus grand poète roumain du XXème siècle.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

    http://scoalaardeleanacluj.ro/wp