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jean-pierre longre - Page 4

  • La constance du Persil

    revue, le persil, francophone, suisse, roumanie, Camelia Iuliana Radu, marius daniel popescu, jean-pierre longreLe Persil n° 169-170-171, avril 2020

    Ce nouveau numéro du Persil se termine par un beau et long poème de Camelia Iuliana Radu, traduit du roumain par Angela Nache Mamier – un poème qui fait littéralement apparaître une « desaparecida », Lisbonne la disparue, la mystérieuse, l’inconnue, et reconnaître la « beauté oubliée ».

    Auparavant, plusieurs auteurs de Suisse romande sont à l’honneur, avec des écrits en prose et en vers, nouvelles, poèmes, instantanés textuels, fragments, journal médical… Les auteurs : Isaac Pante, Florence Grivel, Jean-Yves Dubath, Valérie Ivanović, Victor Louis Joyet, Douna Loup, Pierre Fankhauser, Pierre Yves Lador, David Collin. Tons et styles divers, sujets variés, et bien sûr la qualité constante d’un « journal inédit » qui nous réserve toujours le meilleur.

    Jean-Pierre Longre

     

    Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

    Tél.  +41.21.626.18.79

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

    E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

    Association des Amis du journal Le persil lepersil@hotmail.com

  • Échos du Maramureş

    Théâtre, récit, Roumanie, Marian Ilea, Dominique Ilea, Editura Eikon, Jean-Pierre LongreMarian Ilea, L’Oncle George – son dernier jour / Badea George – ultima zi, traduction, présentation et notes de Dominique Ilea, Editura Eikon, 2019

    Note en roumain:  https://www.litero-mania.com/ecouri-din-maramures/

    Le premier décembre 1918, la Grande Assemblée nationale des Roumains, qui vota à Alba-Iulia la réunification des trois provinces (Valachie, Moldavie et Transylvanie), fut présidée par George Pop de Baseşti, originaire du Maramureş, et dont nous faisons la connaissance dans la pièce de Marian Ilea. Deux scènes séparées par plus de quarante ans. Dans la première « M. George » converse avec Bogos le potier, en un dialogue où la glaise « faite de nos aïeux » devient matériau symbolique de ce peuple roumain qui comme la terre subit maintes épreuves. Et le potier de délivrer en son langage de sages conseils à George : « N’oubliez pas, m’sieur George, pressé d’achever votre ouvrage, de le voir prendre vie, car, si vous lui insufflez pas de vie, ni vous lui donnez d’âme, il en subsistera qu’une image peinte de ce que vous aurez songé faire ». La scène 2 (« Son dernier jour ») montre « l’oncle George » achevant sa vie après avoir accompli sa mission, son rêve, « l’ouvrage sans la moindre fêlure », avant de nous laisser entendre « le chœur des hommes de Transylvanie ».

    Théâtre, récit, Roumanie, Marian Ilea, Dominique Ilea, Editura Eikon, Jean-Pierre LongreÀ cette pièce à la fois patriotique et populaire, succèdent plusieurs autres textes inédits aux sujets divers, mais qui ont en commun le Maramureş, ses coutumes, ses forêts, ses villages, son histoire plus ou moins récente. Il y a là Gheorghe le fossoyeur, à qui Ion à Lişcă Bazatu relate ses tribulations guerrières. Ou un maître bâtisseur des fameuses églises en bois de la région, qui exporte ses constructions dans le monde entier, et qui garde farouchement la tradition tout en tentant « d’unifier les églises » et en faisant bouillir sa pălincă. Et encore Magdău « le tailleur de bois » qui, après avoir frôlé la mort, s’est mis à faire ce qu’il appelle des « icônes à fourneaux ». Et puis Rozsa-Néni la centenaire, officiellement fêtée par les autorités, ou « le critique amateur d’art Bitter Schnaps » qui se lance comme chaque année, en l’honneur de la création artistique, dans un discours que personne n’écoute…

    Toutes ces histoires offrent une belle variété de tons, de la familiarité à la satire, de la bienveillance à l’ironie, et c’est avec beaucoup de plaisir et un brin de nostalgie que l’on pénètre l’âme et se plonge dans la vie de la magnifique région qu’elles chantent, vie populaire et traditionnelle confrontée à l’histoire récente et à l’actualité. Et puisque l’ouvrage est bilingue, ce plaisir et cette nostalgie seront partagés aussi bien par les lecteurs roumains que par les lecteurs francophones.

    Jean-Pierre Longre

    www.edituraeikon.ro

    Cette note, traduite par Dominique Ilea, est publiée dans le n° 156 de l’hebdomadaire en ligne “Literomania” de Bucarest.

    Dans le même numéro figure aussi le dernier récit inédit de Marian Ilea, “Crema de galbenele si curcubeul”.

    Voir  https://www.litero-mania.com/ecouri-din-maramures/ .

     
  • Un monstre angélique

    Roman, essai, Roumanie, Matei Calinescu, Nicolas Cavaillès, Thomas Pavel, Scari Kaiser, Circé, Jean-Pierre LongreMatei Calinescu, La Vie et les opinions de Zacharias Lichter, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Thomas Pavel traduite de l’anglais par Scari Kaiser, Circé, 2020

    Universitaire, critique et essayiste de renom, Matei Calinescu (1934-2009) a publié un seul roman en 1969, La Vie et les opinions de Zacharias Lichter. Un roman ? Certes, l’auteur manie à merveille l’art du récit, relatant avec maints détails alertes tel épisode de la jeunesse de son héros en voyage à la mer, ou telle relation de voisinage avec une vieille femme mourante ; à merveille aussi, l’art du portrait pittoresque : ceux par exemple du « seul ami essentiel de Zacharias Lichter », Leopold Nacht (les deux font la paire, lumière et nuit), du mathématicien W. « l’œil pétillant, gorgé d’une effervescence destinée, semble-t-il, à accroître la mobilité en tout cas extraordinaire de toute sa physionomie », et bien sûr celui de Zacharias lui-même, qui inaugure le roman, et qui plante un personnage à « l’aspect misérable de mendiant en haillons », au « comportement insolite », « mélange énigmatique d’angélique et de monstrueux », parlant « comme un torrent »…

    Mais voilà un roman qui, plus qu’il ne narre des anecdotes, manie en brefs chapitres les concepts de toutes sortes : la bêtise, l’imagination, la pauvreté, la richesse, l’enfance, la vieillesse, la maladie, la mort, l’innocence, la culpabilité, l’amour, l’amitié, le masque, le mensonge, le courage, la timidité etc. Rien de banal dans ce catalogue d’idées, bien au contraire. Pour Zacharias Lichter, qui tient de Job et de Diogène et qui revendique « sa condition de clown ironique », « tous les hommes sont des clowns […] mais peu d’entre eux ont la révélation métaphysique de cette condition. Parmi les clowns lucides, il en est peu qui aient la vocation spirituelle de la folie ». Notre héros manie avec une remarquable dextérité l’art du paradoxe (car « l’acte de connaissance authentique s’achève toujours dans le paradoxe et dans le mystère », et « l’homme pressé […] fait du sur place »), et même de l’oxymore : l’un des poèmes qui ponctuent le texte (un poème d’ailleurs ramassé dans une poubelle par le biographe de Zacharias) est fondé sur cette figure : « Si distante la proximité / si claire l’obscurité / si simples les méandres / divine grandeur du petit / divine petitesse du grand… ».

    Notre « fou sacré », notre monstre angélique d’ironie, qui dénonce à l’envi le « vampirisme de la lucidité », le narcissisme des mathématiques, « la dialectique de la suavisation », le mensonge du langage ou l’erreur du suicide, et qui souligne le rôle primordial de l’interrogation sans réponse, est aussi bien moraliste que poète. Le recours à l’absurde (comparable à celui d’Urmuz, de Ionesco ou de Beckett) se double d’un talent poétique à la Lautréamont. Mais ce ne sont que des comparaisons, et la parodie n’est pas loin. La pureté de la révolte, la flamme de la folie passant par « l’abîme de la perplexité », voilà ce que nous enseigne avec originalité  Zacharias Lichter, via l’écriture romanesque de Matei Calinescu.

    Jean-Pierre Longre

    www.editions-circe.fr

  • Les bris et les promesses d’une enfance

    roman, moldavie, roumanie, tatiana Ţibuleac, philippe loubière, Éditions des syrtes, jean-pierre longreTatiana Ţibuleac, Le jardin de verre, traduit du roumain par Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2020

    Lastotchka, orpheline (ou abandonnée par ses parents ? Elle le saura plus tard), est adoptée par Tamara Pavlovna, ramasseuse de bouteilles à Chişinau. La voilà qui découvre un monde où l’on a chaud, où l’on peut manger à sa faim, et où les gens éprouvent des sentiments. Certes, la vie ne va pas être facile : ramasser des bouteilles sales par tous les temps, les nettoyer pour gagner quelques roubles (la Moldavie faisait partie à cette époque de l’URSS), apprendre le russe mais choisir à l’école la langue moldave… Lastotchka expérimente la vie avec les autres, enfants et adultes qui fréquentent la cour de l’immeuble – toute une vie de cour, avec ses péripéties, ses rumeurs, son agitation, ses moments de sérénité. Et elle fait des projets d’avenir : devenir docteur, ce qui se réalisera – nous l’apprenons au cours des excursions que la narratrice fait dans son présent.

    En brefs tableaux successifs, les souvenirs affluent, heureux, malheureux, apaisés, violents… Souvenirs personnels et collectifs, le travail et l’école, les fluctuations de la sensibilité et les prémices de la sensualité, les douceurs et les duretés de l’enfance dans une société où la rigidité et la solidarité, la tendresse et la jalousie s’entremêlent, le tout sur fond d’histoire tourmentée : Tchernobyl et les risques encourus, Gorbatchev et la « glasnost », l’éclatement de l’URSS et l’indépendance de la Moldavie, échéance qui va coïncider avec l’admission de Lastotchka à la faculté de médecine, sans que cela soit synonyme de bonheur : « Mais, où a-t-on vu que le printemps tenait ses promesses de changement ? Pour nous, il n’a rien tenu. […] Tout ce que j’avais appris ou aimé gisait en moi comme des bris de verre. […] J’ai tiré un trait sur ce que j’avais appelé jusqu’alors le bien et je me suis consacré aux études. Avec le même acharnement qu’autrefois, quand j’avais sept ans. Devenir docteur, c’est tout ce qui me restait. » Et elle donnera naissance à une petite fille à l’extrême fragilité, appelée Tamara comme la femme qui l’avait recueillie.

    Au centre du récit, comme au centre d’un caléidoscope, ce bel objet coloré que Lastotchka a un jour sauvé de la destruction et tenté de réparer, il y a la langue, vrai personnage récurrent, moteur et instrument de la narration : la langue russe, que Tamara Pavlovna fait entrer de force dans le crâne de la fillette ; la langue moldave, qui va devenir le roumain, la langue de Lastotchka comme celle de Tatiana Ţibuleac.. C’est la langue de ce récit adressé aux parents inconnus, parsemé de courts poèmes, un récit dont les 167 chapitres, comme autant de tessons de bouteilles semés dans le jardin de la mémoire, sont à l’image mouvante d’une vie morcelée, faite de souffrances, de rêves, d’énigmes et de promesses d’un « monde nouveau ».

    Jean-Pierre Longre

    https://editions-syrtes.com

  • Anthologie imprévue de poésies roumaines

     

    Poésie, Roumanie, Radu Bata, éditions Unicité, Jean-Pierre Longre

    Le Blues roumain, « anthologie imprévue de poésies roumaines », Éditions Unicité.
    Traduction et sélection : Radu Bata (préface de Jean-Pierre Longre).

    Les auteurs :

     Iuliana Alexa, Dan Alexe, Luminiţa Amarie, George  Bacovia, Ana Barton, Ana Blandiana, Max Blecher, Dorina Brândușa Landén, Emil Brumaru, Artema Burn, Nina Cassian, Mircea Cărtărescu, Mariana Codruţ, Mihaela Colin, Traian T. Coșovei, Silviu Dancu, Carmen Dominte, Rodian Drăgoi, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Raluca Feher, Anastasia Gavrilovici, Horia Ghibuțiu, Matei Ghigiu, Silvia Goteanschii, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Nora Iuga, Vintilă Ivănceanu, Claudiu Komartin, Ion Minulescu, Ramona Müller, Ion Mureșan, Iv cel Naiv, Felix Nicolau, Florin Partene, Elis Podnar, Mircea Poeană, Ioan Es Pop, Alice Popescu, Eva Precub, Petronela Rotar, Ana Pop Sirbu, Radmila Popovici, Octavian Soviany, Nichita Stănescu, Petre Stoica, Ramona Strugariu, Robert Şerban, Mihai Şora, Iulian Tănase, Mihai Ursachi, Paul Vinicius, Gelu Vlașin, Vitalie Vovc, Anca Zaharia

    Parution le 10 mars 2020.


    À partir du 11 mars, on pourra l'acquérir sur le site de l'éditeur, ici -
    http://www.editions-unicite.fr/

    ou commencer à le commander en librairie à partir du
    15 mars.

     

  • Images et harmonie

    Poésie Roumanie, Cassian Maria Spiridon, Elena Golub, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreCassian Maria Spiridon, Le don des larmes / Darul lacrimilor, édition bilingue. Encres de Elena Golub, traduction de Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2019.

    Ingénieur et chercheur scientifique, Cassian Maria Spiridon est aussi rédacteur culturel, éditeur, poète. Poète « secret », à la fois « étrange » et « familier », écrit Jean Poncet dans sa présentation, « Une lyrique de ténèbres ». D’emblée on décèle dans Le don des larmes un pessimisme absolu, que la mort même ne peut abolir, puisque « toutes les portes sont bouclées / nul n’a le temps de mourir » ; la perte du sens provoque « la Métaphysique des larmes » et « suscite une épouvante / d’apocalypse ». Le sacré peut-il sauver l’homme ? On peut en désespérer, à lire « État des lieux à midi », texte dans lequel une femme conclut ses occupations quotidiennes en ouvrant simplement le gaz, « tous les robinets », attendant la fin en observant la nature par la fenêtre ; « et personne n’ouvre la porte ». Mais en contrepoint se révèle « la naissance du vivant » – par le truchement de la poésie, car « le reste les poètes l’inventent ». Le « don des larmes » se veut une force spirituelle, la poésie le manifeste.

    L’univers du poète, au-delà du tragique et de la solitude, se meuble des couleurs, des lumières de la nature végétale et minérale, tout spécialement de la mer (faisant notamment passer le traducteur et ses lecteurs par la « Ville côtière » qu’est Marseille…). Une nature « source de vie » où pointent volontiers, en combinaisons variées, la sensualité et la « souffrance », « le vide » et l’amour, cet amour qui s’épanouit en images éluardiennes :

    mon amour tes yeux baignent

                       dans l’or de la lumière

    recouvre ma vie

                       de tes paupières

    et que tes longs cils lancent

                                 un pont

    entre la terre et le ciel

    Comme si, finalement, les images de la nature permettaient à l’homme de vaincre l’ignorance et l’incompréhension.

    Les vers, libres mais vivement rythmés, sont accompagnés par les encres développées en larges courbes de Elena Golub, illustrations colorées qui ajoutent leur musique à la musique du verbe et des évocations poétiques. Le tout constitue un recueil sensible dans lequel les mots et les arts se rencontrent en une harmonie profonde.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Entretenir la mémoire

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreJil Silberstein, Les Voix de Iaşi, Une épopée, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Les ouvrages qui évoquent, en tout ou en partie, le pogrom de Iaşi – ce massacre de treize mille Juifs perpétré dans la capitale de la Moldavie roumaine par les armées roumaine et allemande, ainsi que par une partie importante de la population poussée à la violence extrême – ne manquent pas : il est juste et salutaire d’entretenir la mémoire. Qu’on se rappelle Kaputt de Malaparte (1944, traduction française 1946 chez Denoël), Conversation à Jassy de Pierre Pachet (Denoël, 2010), l’ouvrage photographique et historique de Radu Ioanid, Le pogrom de Jassy (Calmann-Lévy, 2015) ou, tout récemment, le roman Eugenia de Lionel Duroy (Julliard, 2018) – on en oublie certainement.

    La particularité de Jil Silberstein (et le sous-titre « Une épopée » est justement significatif) est que tout au long de ses 700 pages, il met en regard souvenirs familiaux, expérience personnelle, perspectives historiques et focalisation précise sur l’antisémitisme, sur le déclenchement et le déroulement du carnage de la fin juin 1941 (véritablement prévu, ourdi par le « conducator » Antonescu). Cela s’accompagne tout naturellement d’un mélange des genres qui donne une vivacité et une variété particulières à l’ensemble : narration pure, lettres personnelles ou rapportées, autobiographie, portraits, évocations poétiques, dialogues à caractère théâtral, documents écrits et photographiques, essai historique et sociologique… L’art de l’anecdote et la recherche méthodique se combinent habilement, évitant au lecteur de se perdre dans les méandres de l’histoire.

    On ne résumera pas ici les nombreux détails qui, globalement, explicitent la montée de la violence dans un pays, une région et une ville où les communautés se côtoyaient de longue date. Disons simplement que les analyses historiques, depuis les siècles passés jusqu’à la période contemporaine (qui n’a pas effacé l’antisémitisme) concernent, dans une série d’arrêts sur image et de zooms progressifs, aussi bien l’histoire générale de la Roumanie que celle de lieux particuliers (Bucarest et surtout Iaşi) et de faits précis : le pogrom de 1941, donc, mais aussi des événements remontant au passé d’un pays sans cesse pris entre les empires ottoman, russe et austro-hongrois, un pays situé au carrefour des cultures, un pays en quête d’indépendance, qui a connu différentes formes de fascisme et de totalitarisme, qui a connu les vraies et les fausses révolutions, un pays dans lequel les minorités, notamment les Juifs, ont tenté de survivre, en proie aux rivalités, aux jalousies, aux stigmatisations officielles ou officieuses, aux traditions séculaires… Jil Silberstein détecte avec finesse les « sources » de l’antisémitisme, selon lui au nombre de quatre : sources « religieuse », « économique », « idéologique » et « intellectualo-philosophique ».

    L’auteur, dont la famille paternelle est originaire de Iaşi, est certes personnellement concerné par le sujet de son ouvrage. Mais il a accompli un énorme travail de documentation objective, donnant une charpente scientifique à un récit qui relève aussi, dans le fond et dans la forme, de la littérature. On y croise d’ailleurs, d’un bord ou d’un autre, des écrivains connus. Eminescu, Eliade et Cioran, dont l’antisémitisme fut avéré, durablement ou momentanément, et par ailleurs Ana Blandiana, Panaït Istrati (certes en simple filigrane, dans une évocation de Brăila, et dans l’esprit même de certains chapitres), surtout Benjamin Fondane, qui mourut à Auschwitz et à qui sont consacrées ici des pages pleines d’émotion.

    Les Voix de Iaşi est donc une « épopée » et une somme. Mais une somme qui se lit sans ennui aucun, comme un roman, et qui se décline sur tous les tons. En guise d’illustration de la pluralité des registres, citons successivement une anecdote humoristique et un poème.

    L’anecdote (qui circulait naguère « parmi les Israélites de Bucarest », et qui relate une scène se passant dans un bus) :

    Un Juif se lève et offre son siège à un vieil homme.

    - Je ne vais certainement pas m’asseoir sur un siège qui vient d’être occupé par un youpin ! s’écrie le vieillard de manière féroce.

    Un autre chrétien, qui se tient près de lui, lui demande :

    - Ne voulez-vous vraiment pas vous asseoir ?

    - Certainement pas !

    Alors l’autre de s’asseoir sur le siège offert par le Juif.

    Deux minutes plus tard il se relève.

    - À présent vous pouvez vous asseoir, dit-il au vieillard, le siège vient d’être roumanisé.

     

    Le poème, d’une poignante espérance, de Charles Reznikoff :

    Que d’autres peuples affluent comme des fleuves

    inondant une vallée,

    laissant derrière eux cadavres, arbres déracinés et étendues de sable ;

    nous autres Juifs sommes pareils à la rosée,

    sur chaque brin d’herbe,

    piétinés aujourd’hui

    et là demain matin…

    Jean-Pierre Longre

     

    Signalons deux autres ouvrages de Jil Silberstein :

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreRoumanie, prison des âmes, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Présentation de l’éditeur :

    Révolution roumaine de décembre 1989. Après les manifestations de Timişoara, réprimées dans le sang, la fuite puis l’exécution de Nicolae et Elena Ceauşescu, le jour de Noël, s’ensuit une immense confusion : gouvernements provisoires, intimidations, manipulations…
    Débutée en janvier 1990 lors d’une mission humanitaire, cette enquête sous forme de journal est nourrie de contacts vrais, loin des rumeurs et des simplifications dont les médias se sont fait l’écho. Jil Silberstein conduit là une réflexion politique et civique, issue des nombreux entretiens consignés à travers le pays, dans les milieux les plus divers ; une tentative de sortir de l’idéologie par le témoignage sur la vie, faite de joies nouvelles, de générosité inquiète, mais aussi de doutes et de ressentiments, d’attentes et de crispations, de violences et de désillusions. Car si l’insurrection roumaine a permis que s’entrouvrent les portes de cette prison des âmes, elle n’a pas aboli pour autant les mœurs totalitaires.

    Après avoir reconstitué la chronologie des événements, Jil Silberstein retourne en Roumanie au mois d’août 1990 pour y mener une enquête approfondie dans les milieux d’opposition. C’est ainsi qu’il analyse les dérives et les contradictions de l’après-Ceauşescu, et nous montre comment l’impatience d’en finir avec l’humiliation, mais aussi le rejet des imposteurs confisquant la révolte à leur profit, obligeaient les Roumains à inventer d’autres modèles.
    Cette nouvelle édition a été considérablement augmentée à la faveur de deux voyages anniversaires : pour les dix ans de la révolution, en 1999, puis à l’automne 2009. Vingt ans après, l’auteur interroge les personnes qu’il retrouve, devenues membres entre-temps de l’Union européenne.

     

    histoire,autobiographie,littérature,francophone,roumanie,jil silberstein,les éditions noir sur blanc,editura universitaţii alexandru cuza,cahiers benjamin fondane,jean-pierre longreDor de Iaşi, 2016

     Présentation faite dans les Cahiers Benjamin Fondane n° 20 (2017) :

    Cet album de cartes postales nous convie à une promenade dans le Iaşi d’autrefois, celui que Fondane a connu dans sa jeunesse. Nous nous promenons dans les rues, sur les places, dans les jardins publics. Nous contemplons les imposantes statues d’hommes politiques, juchées sur des socles, et nous comprenons pourquoi Fondane les abhorrait.

    Dans la section consacrée à la communauté juive, nous pouvons voir la façade de l’Hôpital israélite (où l’oncle de l’auteur exerça la médecine), la synagogue, la librairie Ornstein, mais aussi des photos de personnalités juives, comme celle d’Abraham Goldfaden qui fonda le théâtre yiddish Le Pommier vert. Le jeune Fondane y figure aux côtés de sa soeur Lina, de son ami Brunea-Fox, et d’une femme qui pourrait être Maria Rudich (Marior). Une carte postale représente l’expulsion des Juifs de Iaşi en 1866. Une image rappelle que certains Juifs, bien que privés de droits civiques, se sont engagés dans l’armée roumaine durant la Grande Guerre. Cette section se termine sur des vues du cimetière juif de Păcurari.

    C’est à la suite d’une quête inlassable que Jil Silberstein a pu rassembler cet ensemble de documents qui fait revivre la ville natale de sa famille paternelle au début du XXe siècle.

     

    www.leseditionsnoirsurblanc.fr

    http://www.editura.uaic.ro

  • Les épreuves du cœur et du corps

    Roman, Roumanie, Camil Petrescu, Laure Hinckel, Éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreCamil Petrescu, Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions des Syrtes, Syrtes Poche, 2019

    Camil Petrescu (1894-1957), dramaturge et romancier, est un « classique » et, ce qui n’est pas incompatible, l’un des premiers écrivains « modernes » de la littérature roumaine. Héritier et précurseur, donc : Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, dont la première édition roumaine date de 1933, et dont cette réédition en français est la bienvenue, témoigne brillamment de cette dualité.

    Le récit est divisé en deux livres distincts : le premier, après une introduction « en montagne », relate l’histoire d’amour que le protagoniste vit avec Ela, qu’il a connue à l’université ; après leur mariage, leurs relations deviennent orageuses, minées par le mensonge, les histoires d’argent et la jalousie. Nous sommes en 1916, et la Roumanie entre dans le conflit contre l’empire austro-hongrois et l’Allemagne. C’est la mobilisation sur la frontière entre le royaume de Roumanie et la Transylvanie, et la « dernière nuit d’amour » (fort mouvementée) va correspondre à la « première nuit de guerre », titre du deuxième livre. Cette nuit, qui superpose les deux grands thèmes du roman, est le point de jonction entre deux parties apparemment bien différentes mais qui, à vrai dire, ont un certain nombre de points communs.

    Car on ne peut s’empêcher de déceler un parallèle entre les affres et les revirements de l’amour d’une part, les tribulations et les souffrances de la guerre d’autre part. Le narrateur est durement éprouvé dans son cœur et dans son corps. Il y a chez Camil Petrescu des pages subtiles sur les louvoiements des sentiments, dignes de Proust, et des pages sur la guerre, tirées d’expériences vécues, qui peuvent faire penser au Stendhal de La Chartreuse de Parme. Et à un art consommé du portrait s’ajoutent des réflexions sur l’esprit humain, le destin, la politique, l’art de la guerre, la philosophie, le mariage – fort sérieusement : « Je ne suis pas religieux, mais je crois toutefois dans ce que le catholicisme a de plus profond : par une pure élaboration spirituelle, mari et femme sont prédestinés depuis la création du monde à être, au-delà des catastrophes de la vie, unis et égaux l’un à l’autre, dans cette vie comme dans l’éternité future. C’est une des plus belles images que la pensée humaine ait créées. ». Plus encore, nous assistons à une série de variantes sur le temps qui passe : souvenirs, accélérations – un temps lié à l’identité et à l’espace : « Était-ce donc moi qui hier, civil encore, pieds et poings liés à quarante ans de paix, jouais une enthousiaste partie de dominos à l’heure de midi ? […] Il y avait tant de chemin parcouru entre ces deux jours, que les événements d’avant-hier étaient perdus dans les lointains, auprès de ma petite enfance, et les deux, fort distants de celui que j’étais désormais ; de même que le village natal se rapproche étrangement du village voisin quand on est très loin dans une ville inconnue, au milieu d’autres gens. ». Le roman de Camil Petrescu combine avec brio les séductions de la narration et les subtilités de la réflexion.

    Jean-Pierre Longre

    https://editions-syrtes.com

    https://laurehinckel.com

  • « Rattraper le temps qui nous avait été volé »

    récit,autobiographie,dessin,francophone,roumanie,florentina postaru,serge bloch,bayard,jean-pierre longreFlorentina Postaru, Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur…, « Grandir sous la dictature roumaine », Bayard, 2019.

    « Je pense à Tulcea, ma petite ville natale au bord du majestueux Danube, au delta et aux plages de la mer Noire. Je pense à ma famille, à mes parents, bien sûr, et parfois en plongeant dans les méandres de ma mémoire, je retrouve toute une galerie de souvenirs intimes qui avec moi ont voyagé. ». Telles sont les dernières lignes de l’introduction, dans laquelle Florentina Postaru relate avec l’indulgence de l’humour comment son origine et son accent roumains ont été accueillis en France – avec une circonspection mâtinée de pitié. Et ces dernières lignes annoncent le propos du livre, qui raconte l’enfance sous la dictature de Ceauşescu, la jeunesse après la « révolution » de décembre 1989, puis l’« auto-exil » en Bretagne, à l’âge de 37 ans.

    Florentina, dont les parents sont bienveillants et attentifs à la bonne éducation de leurs deux filles mais matériellement limités par les restrictions, manifeste dès la petite enfance un esprit malicieux et indépendant, notamment dans un milieu scolaire où le corps professoral, sauf exceptions, était en quelques sorte imprégné par l’autoritarisme brutal du régime politique. Le récit est bourré d’anecdotes qui frisent parfois le drame, mais qui se résolvent la plupart du temps avec le sourire de l’espoir. Vie familiale (petits conflits mais aussi événements épiques et comiques comme l’installation de l’antenne TV par le père sur le toit de l’immeuble), vie scolaire avec ses contraintes et ses révoltes, liberté des vacances à la campagne chez les grands-parents, vie sociale (y compris les queues interminables et résignées devant les magasins), les exploits sportifs, les projets, puis la vie lycéenne et estudiantine à partir de 1990… Une fois la liberté retrouvée, se précipitent toutes les nouveautés en matière de musique, de mode vestimentaire, de mœurs, de commerce, de goûts cinématographiques et littéraires (et parmi les auteurs favoris, Panaït Istrati, Caragiale, Gellu Naum, mais aussi des Russes, des Français…).

    La destinée de Florentina Postaru n’est bien sûr pas unique, et un certain nombre de Roumains de sa génération ont suivi peu ou prou un cheminement similaire, de la contrainte à une liberté qui leur a permis de « choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé ». Ce qui est unique dans ce livre, c’est le ton du récit, à la fois personnel, limpide et attrayant ; ce sont aussi les photos individuelles, familiales et collectives, et les multiples petits dessins de Serge Bloch, dont la drôlerie, le mouvement et le pouvoir d’évocation donnent une vie particulière à un ensemble qui se lit avec une vraie émotion et beaucoup de plaisir. Quant à l’aspirateur, on laissera les lecteurs en découvrir eux-mêmes le rôle.

    Jean-Pierre Longre

    https://leblog.bayard-editions.com

    https://www.sergebloch.com

  • Mort et métamorphose

    poésie, francophone, luminitza c. tigirlas, éditions du cygne, jean-pierre longreLuminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre, éditions du Cygne, 2019

    Les brefs poèmes de ce recueil sont dédiés « à l’Amie disparue », mais s’adressent à tous les lecteurs qui veulent bien pénétrer la densité de textes dont les motifs sont portés par une langue « aux mots nouvellement reconquis ». Une reconquête que Luminitza C. Tigirlas mène de livre en livre, de poème en poème, depuis ses propres origines linguistiques. Nous sommes donc sous le signe du renouvellement, en particulier celui des images : c’est « le vin de paille » qui a bu, ou « le deuil [qui] s’habille », non l’inverse ; il se peut que « les cormorans rédigent des testaments » (oui, on peut y lire « corps mourants », ce qui implique bien plus qu’une simple originalité animalière), ou « tu déneiges une métaphore »…

    L’audace des paradoxes (« paroles indicibles », « voix insonores ») va de pair avec les pauses, les blancs, les silences, les respirations musicales, qui permettent au souffle de revenir (« Quel souffle me ranimera ? »), à la vie de « l’Amie » de se re-manifester « ici », quitte à « nous perdre » (« Le souffle d’un ailleurs la prend par la taille »), et de se soustraire « à l’invasion cancéreuse », de passer « de métastase en métamorphose ».

    De même que la nature, les fleurs, parfois les oiseaux répondent à l’appel du « vent floriculteur » qui les porte, de même les mots se laissent porter par leurs sonorités : « à mort » appelle « à morsure » et « Amore », « épier » appelle « expier », « digne » et « cils » appellent « cligne », etc. De la musique encore, qui au-delà du ludisme participe à l’exploration des profondeurs de la vie, de la maladie, de la mort, du manque ; et « seul l’amour n’est pas à perdre ».

    Jean-Pierre Longre

    http://luminitzatigirlas.eklablog.com 

    http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-ici-a-nous-perdre.html

     

  • « Il n’est de solution à rien »

    Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Divagations, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, 2019

    Débusqué à Paris (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), cet ensemble d’écrits, qui « date vraisemblablement de 1945 », selon Nicolas Cavaillès, est l’une des dernières œuvres rédigées par Cioran dans sa langue maternelle, avec d’autres « Divagations », publiées en 1949, ainsi que Fenêtre sur le Rien (voir ci-dessous). Ensuite, ce sera Précis de décomposition puis les autres grands textes écrits en français et publiés dans les Œuvres (Gallimard /Pléiade).

    Cioran est adepte du fragment, et ce volume resté à l’état de brouillon lui permet, en pratiquant la brièveté, de s’exprimer en toute liberté, quitte à se contredire parfois – mais le paradoxe est l’une de ses figures favorites (voir : « Entre une affirmation et une négation, il n’y a qu’une différence d’honorabilité. Sur le plan logique comme sur le plan affectif, elles sont interchangeables. »). La brièveté va de pair avec le sens aigu de la formule tendant vers la perfection : « Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre. » ; et quoi qu’il en soit, « il n’est de solution à rien ». Ce qui n’empêche pas qu’on surprenne ce sceptique absolu à explorer le versant poétique (bien que sombre) du monde en prenant part « aux funérailles indéfinies de la lumière » et à « la cérémonie finale du soleil », ou en découvrant « un sonnet indéchiffrable » dans « l’harmonie de l’univers ».

    Bref (c’est le cas de l’écrire), les grands thèmes de la philosophie et de la morale cioraniennes se succèdent en ordre aléatoire au fil des pages : la vie (qui n’a « aucun sens », mais « nous vivons comme si elle en avait un »), la mort, Dieu (qui reste à « réaliser »), la révolte (« vaine », mais « la rébellion est un signe de vitalité »), la douleur, la solitude, la tristesse (engendrée notamment par « la pourriture secrète des organes »), cette tristesse inséparable du « dor » roumain, langueur, nostalgie, « ennui profond » de l’inoccupation – tout cela, que l’on pourrait énumérer en maintes citations, est à peine, parfois, adouci par l’idée d’un sursis : celui, par exemple, de l’amour, « notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité », ou de la musique, capable de « nous consoler d’une terre impossible et d’un ciel désert », « la musique – mensonge sublime de toutes les impossibilités de vivre ».

    Gardons donc l’espoir – en particulier celui de continuer à lire Cioran : il a beau être « en proie au vieux démon philosophique », gardons-le précieusement, brouillon ou pas, inachèvement ou non, roumain ou français, comme un inimitable écrivain.

    Jean-Pierre Longre

     

    Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreSimultanément, paraît chez le même éditeur un autre ouvrage de Cioran :

    Fenêtre sur le rien, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard Arcades, 2019

    Présentation de l’éditeur :

    Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière œuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères. Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais. Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...

     

    www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Arcades

    www.gallimard.fr

  • La poésie, la vie

    Poésie, Roumanie, Paul Vinicius, Radu Bata, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongrePaul Vinicius, La chevelure blanche de l’avalanche, poèmes choisis et traduits du roumain par Radu Bata, Jacques André éditeur, 2019

    On commence avec une « goutte de pluie » et on finit avec « le sens du globe terrestre ». Entre les deux, entre infiniment petit et infiniment grand, et contenu en eux, c’est tout un monde qui se décline en « avalanches » de mots choisis et mêlés et en images foudroyantes et apaisantes, en vers musicaux et en oxymores audacieux (voir « le passé postérieur »), en cauchemars puisés dans « les entrailles des songes » et en synesthésies sonores et colorées.

    La poésie de Paul Vinicius est à la fois limpide, dense, riche, dépouillée, sombre, lumineuse. En plus il faut le croire sur parole : « sans poésie musique et toi / je n’aurais jamais été / qui je suis ». Ce « toi » qui se glisse entre « poésie musique » et « je » ? Suivons-le (la) dans le filigrane des textes, guidés par « ses merveilleuses jambes / d’une longueur extravagante », jambes aux suggestions érotiques et aux résonances musicales, devenant « pianos, clarinettes, saxos, percussions, syncopes… », mais qui ne sont pas les seules à susciter l’amour : il y a les sourires, la nature, les oiseaux, les saisons… L’amour la poésie, quelque chose d’éluardien.

    Comment rendre compte de toutes les dimensions d’un recueil qu’on n’aura jamais fini d’explorer ? Un recueil où les quelques discrètes évocations de la Roumanie rappellent d’où il vient (le choix et la traduction de Radu Bata, lui-même poète français d’origine roumaine, inventeur des célèbres « poésettes », montre combien les affinités profondes entre l’auteur et son traducteur sont indispensables) ; un recueil où métaphores et comparaisons insolites, parfois déstabilisantes, ouvrent des horizons colorés, des paysages urbains nocturnes, des souvenirs « phosphorescents », une nature lumineuse (« septembre est arrivé / comme un chapeau sur un soleil »), des personnages imprévisibles (on se prend à croiser Ionesco, Rimbaud, Brancuşi, Dali, Kafka, Tarkovski…) ; un recueil dans lequel se pose la question de l’identité et du rapport au monde (pour un « je » qui se dit « au degré zéro / d’adaptabilité ») ; un recueil dans lequel, aussi, l’humour mâtiné d’absurde et arrosé de quelques bonnes bouteilles fait bon ménage avec l’inquiétude. Un recueil qui fait vivre, comme le suggère le poème intitulé « Journal aux feuilles blanches » :

    « les jours passent

    à côté de moi

    comme un chapelet de détenus

     

    bonjour

    bonsoir

    bonne nuit

     

    le cendrier

    plein de mégots

     

    le verre vide

     

    et

    sur les étagères

    les livres qui m’habitent

    la vie ».

    Les livres, la poésie. L’essence de la vie.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

  • Une année particulière

    Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Flammarion, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, Ni poète ni animal, Flammarion, 2019

    Carmen I., la narratrice, est née en 1979, comme Irina Teodorescu. Comme elle, elle avait dix ans lors de la fameuse « révolution » qui a chassé et liquidé le couple de tyrans qui verrouillait le pays. Maintenant avocate à Paris, Carmen apprend la mort de celui qu’elle appelait le « Grand Poète », ou « Ma Terre », qui l’appelait « Ma Fugue » et jouait un grand rôle non seulement dans sa vie à elle, mais aussi dans celle de la Roumanie, puisque, journaliste et dissident politique, il tenait une place non négligeable dans le pays nouvellement débarrassé des Ceauşescu (surtout de cette « présidente qui avait fait de son mari un homme dépendant. »).

    Alors elle se souvient de l’époque où elle était la « Petite Xénoppe » de sa mère, et son récit déroule les événements qui vont de mars 1989 à février 1990, en prenant appui sur trois générations de femmes : Dani, la grand-mère, que l’on connaît par les « notes informatives » de l’hôpital psychiatrique où elle est périodiquement suivie et interrogée ; Ema, ou Em, la mère, qui se confie régulièrement à des K7 qu’elle enregistre à l’intention d’une amie exilée en Amérique ; et Carmen, donc, qui à dix ans vivait la vie d’une écolière roumaine, séjournait parfois à la montagne, et même écrivait des poèmes dans l’esprit politique du temps, dont l’un à la gloire du Parti, qui « avait remplacé Dieu et était, on nous l’avait assez martelé, notre père à tous » - poème qui lui valut les félicitations de « la camarade maîtresse ». Mais on le sait, la fin de l’année 1989 fut d’une tout autre teneur, avec les événements sanglants que connut le pays – coup d’État ou Révolution, ou moitié-moitié ? Les discussions s’animent entre Carmen et le Grand Poète. « Je lui expliquais alors que les événements de 1989 avaient été à la fois une révolution et un coup d’État, que je le savais grâce à mon point de vue distancié ; que les gens comme lui, j’entendais originaires du même pays, ne pouvaient accepter, tant d’années après, que la révolution avait été en même temps un coup d’État, que les gens comme lui – et comme ma mère, ajoutais-je pour le rassurer – se sentaient dépossédés de leur histoire dès qu’on évoquait cette hypothèse double. ».

    Ni poète ni animal n’est pas un récit historique ou autobiographique. Ces deux aspects y sont certes contenus. Mais c’est avant tout un roman poétique, ou, disons, qui poétise le passé personnel et collectif, sans recourir à l’illusoire linéarité que l’on attribue aux souvenirs. Construction élaborée qui tient compte de la complexité de la mémoire, de ses allées et venues, de la distance qu’elle entretient avec les événements – distance qui n’occulte pas le tragique, mais qui n’exclut pas l’humour, même morbide. Il faut lire par exemple le récit de cette journée de Noël 1989, où le cochon familial fut tué, « nettoyé et découpé », tandis qu’étaient fusillés « la dictatrice et son mari »… D’où la résolution de la fillette : « Avant de m’endormir, je me promis de manger le plus de cochon possible. ». Les bêtes, d’ailleurs, cochon, renard, éléphant et beaucoup d’autres, tiennent une place prépondérante dans le mécanisme de la narration. Et Carmen/Irina, dans le style plein de surprises qui n’appartient qu’à elles deux, de conclure en évoquant « Ma Terre » qui l’incitait à se « repoétiser » : « Je choisis mon camp : ni poète ni animal, mais les deux réunis. ».

    Jean-Pierre Longre

    https://editions.flammarion.com

  • « Le persil appelle au travail »

    Le Persil n° 165, juillet 2019

    revue, le persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, Jean-Pierre LongrePour une fois, en déployant les ailes du Persil (drôle d’image, pourtant appelée par l’envergure des pages de ce journal hors normes), les lecteurs y trouvent uniquement du Marius Daniel Popescu. Et il n’y a pas de quoi se plaindre. Auteur hors normes lui aussi, il nous sert en apéritif et en dessert des souvenirs forestiers, dans lesquels le réalisme et la poésie font bon ménage. Les premiers rappellent des scènes vécues dans la jeunesse : « Tu devais travailler comme tout le monde pour le parti unique, il ne fallait pas devenir un parasite de la société. ». Plus tard, « tu feuillettes les forêts de ta mémoire », qui font remonter maintes images. Car « une forêt est une sorte d’immense jardin qui donne de la vie à la vie ».

    En double plat de résistance, le récit d’une rencontre avec Patrick, un drôle de poète SDF, qui a fui la France pour demander l’asile politique à la Suisse… Et, en séquences alternées, l’histoire d’une « comédienne à la Fabrique de douleurs », qui suit les instructions d’un inconnu : « Racontez-vous à vous-même, dites-vous les histoires qui font la dentelle de vos jours et de vos nuits. » ; ce qui entraîne d’étranges aventures, ainsi que des monologues débridés, des jeux et des danses avec les lettres et les mots : « Femme sous les mots, je respire folie je marche labyrinthe je parle une langue qui parle toutes les langues. Femme au-dessus des mots, je vous emmerde. J’ai appris l’explosion. De mes poumons. De mes neurones. ».

    revue, le persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, Jean-Pierre LongreEt voilà la grande affaire : les mots, qui vivent et qui donnent la vie, qui ont leur « territoire de chasse ». Le festin proposé par Marius Daniel Popescu se termine, en guise de digestif, par une série de courts poèmes tels qu’il en a le secret, au centre desquels trône justement le mot « MOT », qui donne des rendez-vous à ses congénères. « Ensemble, ils forment de petits groupes », et notre auteur, narrateur et poète tout uniment, a le don de les aider dans leurs démarches – ce qui nous permet de lire des images belles et surprenantes, telle celle-ci, prise au hasard : « La dame âgée d’en face était une feuille morte encore attachée à la branche de son thé. ». La forêt, la vie… Vraiment, si comme il l’écrit dans l’un de ses poèmes, « le persil appelle au travail », la récolte est une réussite absolue.

    Jean-Pierre Longre

    Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

    Tél.  +41.21.626.18.79

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

    E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

    Association des Amis du journal Le persil lepersil@hotmail.com

  • Itinéraire du défunt

    poésie,chant,constantin brăiloiu,jacques lassaigne,ilarie voronca,dan octavian cepraga,thierry gillyboeuf,madeleine leclair,jean-pierre longreConstantin Brăiloiu, Ale mortului din Gorj/Les chants du mort, traduits du roumain par Jacques Lassaigne et Ilarie Voronca, préface et notes de Dan Octavian Cepraga, traduites de l’italien par Thierry Gillyboeuf, postface de Madeleine Leclair, éditions La Baconnière, 2018.

    Au cours de l’été 1930, Constantin Brăiloiu, ethnomusicologue, recueillit dans le judeţ de Gorj (sud-ouest de la Roumanie) un certain nombre de chants rituels, témoignages sonores des traditions funéraires.  Il en tira un recueil de treize textes qu’il publia en 1936, et qui illustrent les « étapes de la cérémonie funéraire » et la « survie des traditions religieuses préchrétiennes », comme le note Dan Octavian Cepraga dans sa préface. À partir de là, ce bref volume connut un destin exceptionnel : Ilarie Voronca, poète animateur de mouvements d’avant-garde, ami entre autres de Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Constantin Brancuşi, expatrié à Paris dans les années 1930 et devenu poète de langue française, décide en 1939 de le traduire avec l’aide du critique d’art Jacques Lassaigne et de le publier en revue. En 1943, Eugène Ionesco en lit les textes à la radio, et en 1947 Albert Camus les publie en volume. En outre, ils passent en Italie, et Pasolini en utilisa la musique dans la bande son de son film Œdipe Roi. Dan Octavian Cepraga écrit à juste titre : « Partie des villages reculés des Carpates, oubliés de l’histoire, la poésie populaire roumaine se retrouve au cœur des tensions idéologiques et spirituelles de la culture européenne moderne. ».

    poésie,chant,constantin brăiloiu,jacques lassaigne,ilarie voronca,dan octavian cepraga,thierry gillyboeuf,madeleine leclair,jean-pierre longreCompte tenu du destin et du contenu de ces chants, leur réédition en version bilingue est d’un grand intérêt, et c’est ainsi que nous pouvons suivre l’itinéraire du mort, en imaginant les chœurs de femmes qui les exécutaient. Depuis le « chant des aurores » jusqu’à l’inhumation, se déroulent et se fixent différentes étapes : procession, conseils au défunt pour le franchissement de la frontière entre la vie et la mort, offrandes rituelles, plantation d’un sapin sur sa tombe… Les représentations poétiques et métaphoriques défilent au long des vers dont la nature, la vie rurale, le village, les rassemblements populaires sont des thèmes récurrents.

    Et s’il fallait prouver que des voix du peuple émane une pure et vraie poésie, voici au hasard un échantillon de ces Chants du mort :

    Prie, prie tes enfants

    qu’ils aient patience,

    qu’ils ne pleurent pas.

    Tout n’est pas de donner

    mais de patienter.

    Si c’était de donner,

    ton époux te donnerait

    charrue à quatre bœufs

    et laboureur avec,

    afin de t’arracher

    à la noire mort.

    Tout n’est pas de donner

    mais de patienter.

                                          Jean-Pierre Longre

     

    www.editions-baconniere.ch

    http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php?what=pays=Roumanie&debut=0&bool=AND