F. Brunea-Fox, de son vrai nom Filip Brauner, né en Moldavie en 1898 et mort en 1970, a dans sa jeunesse fréquenté l’avant-garde roumaine, avec notamment son ami B. Fundoianu qui deviendra Benjamin Fondane, puis s’est principalement consacré au journalisme avec des reportages dont l’ouvrage publié par les éditions Non Lieu donne un aperçu représentatif du style original de leur auteur, surnommé « le prince des reporters ». Cinq textes composent cet ouvrage : quatre reportages et un témoignage sous forme de journal en plusieurs parties qui donne son titre au volume, l’ensemble complété par un entretien accordé début 1970 par l’auteur au journaliste Carol Roman.
« Cinq jours chez les lépreux » relate la découverte d’une petite région du delta du Danube où des lépreux oubliés par les autorités vivent dans des conditions effroyables ; un séjour et une enquête dont il tire deux conclusions : « 1) Une absence totale d’humanité pour les besoins des malades. 2) Un danger de contamination, facilité par l’apathie dont font preuve les organes sanitaires, avec les fréquentes sorties des lépreux. » « Notes de voyage dans le Maramureş » décrit la vie des Juifs de Sighet, ville principale de cette région du nord-est de la Roumanie, à travers quelques scènes quotidiennes qui laissent entrevoir les inquiétudes et les difficultés de leur existence. L’île d’Ada Kale, qui sera engloutie dans les années 1970 par la construction d’un barrage sur le Danube, était encore dans les années 1930 peuplée par quelques centaines de Turcs auxquels le roi Carol II avait accordé de fabriquer et de vendre des cigarettes et des loukoums, privilège dont le sultan Ali Kadri s’est accaparé tous les bénéfices, devenant millionnaire en abusant de son pouvoir. Voilà le sujet du troisième reportage, « Ali Kadri, le sultan d’Ada Kale ». Dans le quatrième, « Le trottoir et le tripot », Brunea-Fox décrit le milieu des prostituées à travers les personnages de « Didina la rousse » et du souteneur Sbonghici, et en relatant une descente de police à laquelle il a été invité à participer.
Dans la deuxième partie du livre, « Un pogrom à Bucarest », « images prises sur le vif », selon la formule du préfacier A.L. Zissu, il s’agit des notes prises par l’auteur entre le 21 janvier et le 1er février 1941, et dans lesquelles il décrit à coup de détails précis, sordides parfois, cruels toujours, le massacre des Juifs perpétré par les « légionnaires » de la garde de fer tentant de s’emparer du pouvoir, massacre préfigurant ainsi ce que sera la volonté d’extermination systématique par le nazisme. Un « commencement », comme le montre ce que l’auteur écrit à la fin de son récit : « Ils portent l’uniforme brun et prédisent toujours la victoire de la race aryenne et l’anéantissement de la nôtre. Leur légion de fer et de feu nous cherche derrière chaque rempart écroulé. Et cela, dès le 1er février. Et pas une pastille d’espoir dans la moindre apothicairerie. Et tous les sourires sont faux. Et tous les gens, divisés en confessions et aspirations raciales, marchent comme des automates, tirés en arrière par un destin implacable. »
L’ouvrage n’est pas seulement un collage de reportages se succédant au hasard. Il est composé de telle sorte qu’il représente, grâce à des échantillons particulièrement bien choisis, les sujets auxquels F. Brunea-Fox a pu s’intéresser en tant que témoin engagé qui, dans son style personnel, se tient à la limite du journalisme et de l’écriture littéraire, à la manière des grandes figures que sont par exemple Albert Londres et Joseph Kessel.
Jean-Pierre Longre