Speranţa Rădulescu, Regards sur la musique roumaine au XXe siècle. Musiciens, musiques, institutions, traduit du roumain par Cécile Folschweiller, L’Harmattan, 2021
Comme dans tous les domaines culturels, la musique roumaine offre une grande pluralité d’origines, de styles, d’influences, et cette pluralité témoigne d’une belle abondance dont Speranţa Rădulescu donne un panorama à la fois très documenté et très explicite. Adoptant une perspective historique, elle analyse l’évolution de la musique roumaine au cours du XXe siècle, définissant trois périodes : 1900-1944 (« traditionalisme, modernité, identités locales et nationales »), 1944-1989 (« Paysage de milieu de siècle : chocs, adaptations, reconstructions négociées »), et la fin du siècle, dont le paysage musical (entre autres) est trop proche et trop « chaotique » pour pouvoir être observé objectivement. Ce sont donc deux grandes parties qui rythment l’ouvrage, avec pour chacune d’entre elles un examen des différentes sortes de musiques et des tendances de la musicologie.
Dans la première moitié du siècle, les musiques paysannes, dans toute leur diversité, leur « variabilité », leur « convertibilité », forment une part importante de la musique répandue par les « tarafs » ; ce qui n’empêche pas la « musique savante » de s’épanouir dans une double direction – occidentale et « nationale » –, la situation de George Enesco, notamment, étant celle « d’un Européen à part entière, séduit par ses origines, mais aussi par le caractère insolite des expressions musicales traditionnelles du peuple dont il est issu. » Les « méso-musiques », entre expressions populaires et savantes, regroupent tout ce qui va de l’opérette aux « airs nationaux », en passant par la musique de café-concert, de film, les chants tsiganes etc. Enfin, la musique de la liturgie orthodoxe, « exclusivement vocale », garde une position stable et ambiguë « sur l’axe oral-savant ». L’autrice ne fait pas l’impasse sur les « grandes polémiques de l’époque », par exemple celle qui concerne le rôle des « lăutari tsiganes dans la musique roumaine. »
La deuxième partie, plus étoffée que la première, suit un schéma similaire, après avoir situé le contexte politique et idéologique de l’époque, qui a lourdement pesé sur la vie et la création culturelles. « La vérité est que la terreur affecte absolument tous les créateurs de musique en Roumanie, qu’ils soient cultivés ou non, soumis ou révoltés. » C’est ainsi que la musique populaire folklorique est devenue un moyen de « former une image musicale nationale à la fois brillante et nécrosée », et que sur la musique savante pèse l’alternative : se taire ou obéir à « l’orientation officielle ». Selon une formule ironique, les musiciens « se positionnent en fonction de la droiture de leur colonne vertébrale, à partir des compromis qu’ils acceptent ou refusent et sur une palette éthique très large. » Cela dit, la période communiste n’a pas été uniforme, et différentes sortes de musiques y ont trouvé leur place, même, par exemple, la chanson française (Édith Piaf, Gilbert Bécaud, Charles Aznavour…), occasion d’évasion pour les Roumains. La musique « lăutăreasca », celle des Tsiganes en particulier, tire son épingle du jeu, et des interprètes comme les chanteuses Maria Tănase et Sofia Vicoveanca ou le flûtiste de pan Gheorghe Zamfir réussissent de belles carrières populaires « grâce à des qualités acceptées politiquement. » Par ailleurs, entre 1960 et 1975, la vie culturelle, « même tronquée », s’ouvre aux masses, qui peuvent accéder aux conservatoires, assister aux spectacles et aux concerts, et les orchestres et chœurs prennent un grand essor, soutenus par la réputation internationale d’interprètes et compositeurs comme Clara Haskil, Dinu Lipatti, Radu Lupu et bien d’autres. Mais le constat est sans appel : « Vers le milieu des années 1970, la courbe cesse d’être ascendante, stagne puis se brise, et la tendance s’inverse en raison de restrictions idéologiques et financières qui se répercutent sur toute la vie musicale. »
Depuis 1990, la vie culturelle roumaine, dans un foisonnement inédit, a subi maintes fluctuations. La musique suit bien sûr ces fluctuations. Speranţa Rădulescu, on l’a dit, ne fait pas mention de cette période, faute du recul nécessaire. Son panorama, espérons-le, se complétera un jour. En attendant, la lecture de son ouvrage fait découvrir une mine de renseignements sur toutes les musiques, « orales et écrites, populaires et savantes », dans un pays et durant une période marqués, au-delà des difficultés, par une diversité et une richesse exceptionnelles.
Jean-Pierre Longre