Alina Şerban, La Grande Honte, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, 2024
Magda a de l’ambition. Elle, la jeune orpheline rom, projette d’écrire un mémoire de master sur l’esclavage des Roms, qui dans son pays a été aboli tardivement, au milieu de XIXe siècle, grâce à l’activisme de Mihai Kogălniceanu, à la volonté des princes régnants Sturza et Ghica, et malgré les fortes réticences de l’Église et des boyards. Tout cela, Magda l’insérera sous forme de montage théâtral dans son étude historique.
Cela n’aura pas été sans difficultés, tant le sort des Roms est le plus souvent passé sous silence jusque dans le monde universitaire roumain, réservé aux « gens compétents et compétitifs ». À tel point que certains Roms parfaitement insérés dans le « milieu académique » restent marqués d’une façon indélébile, comme en témoigne le cri du cœur d’Elena, la fille d’Oprea, Rom devenue éminente universitaire : « En quoi ça t’a aidée, d’être une Rom impeccable ? T’as eu beau être la meilleure étudiante, la meilleure prof, dans le fond, tous, ils t’ont toujours dit et redit : « Casse-toi, la Tsigane. » Tu ne vois vraiment pas ça ? Tu peux bien parler de la plus belle des manières, tu peux t’élever plus haut que tout le monde, mais, à la première erreur, tu redeviens une noiraude comme les autres. » De même, sur un ton bien différent, pour Matei, « frère » de Magda devenu diacre, puis prêtre, mais humilié par les paroissiens, qui ne veulent pas d’une « prêtre tsigane ! » « Si les gens ne veulent pas de moi, c’est peut-être que ça doit être comme ça, peut-être qu’il faudrait que je… Tu comprends, après la rage que j’ai ressentie sur le moment, je me suis posé des questions, je me demande si je suis digne d’officier. Peut-être que je ne suis pas digne de servir le Seigneur… »
Jeune Rom mettant es scène une jeune Rom qui va elle-même mettre en scène l’histoire de l’esclavage de son peuple, Alina Şerban met en abîme avec grand art et grande efficacité le genre théâtral, faisant alterner les confidences personnelles et les scènes collectives, ainsi que les registres de l’émotion, de la résignation, de la colère, de la révolte, pour aboutir à une parole officielle qui pourrait procurer une belle satisfaction : « Le conseil administratif du pays décrète, exalté, le jour du 20 février 1856 comme la plus belle page jamais écrite dans l’histoire du progrès du peuple roumain. Cet acte d’abolition de l’esclavage constitue un jour de solennité publique. Il sera célébré chaque année jusqu’à la fin des temps. » Même si on mesure le caractère utopique de cette proclamation, qui ne règle pas les problèmes relationnels avec les Roms, ni l’ignorance qui pèse sur le passé de « toutes ces âmes dont personne ne parle plus », la mise à la disposition d’un public mêlé de cette mémoire d’esclaves ne peut que donner une chance à la compréhension fraternelle.
Jean-Pierre Longre
Depuis le poème « Correspondances » de Baudelaire (entre autres références), il est souvent question de synesthésies en matière artistique, et c’est tant mieux, car l’art est le meilleur moyen de solliciter simultanément tous les sens, ou plusieurs d’entre eux. Voilà ce qui se passe dans le beau recueil poétique de Constantin Severin, lui-même artiste, fondateur de « l’Expressionnisme archétypal », mouvement qui se réfère à des créations de diverses époques.
Ainsi parlait / Aşa grăit-a
Les morceaux ici choisis et dûment référencés à la fin du volume sont une excellente approche de l’universalité des préoccupations, du style et du génie d’Eminescu. Vers ou prose, ces brefs fragments abordent, dans le style ramassé de l’aphorisme, tous les thèmes qui fondent la littérature et la philosophie, l’existence et l’essence. « Qu’est-ce à la fin que l’amour ? Du rêve et des apparences, / Des habits étincelants dont revêtir les souffrances. » Évidemment, l’art et la poésie sont mis en avant, car « Un homme médiocre pourra faire un grand politicien, dans certaines circonstances, mais il ne deviendra jamais un grand poète, sous aucune circonstance. » – et le propos satirique alterne ou se marie avec l’expression du désespoir : « Rien ne démoralise plus un peuple que de voir ériger la nullité et le manque de culture au titre de mérites. » Le poète peut-il réunir tous les états d’esprit ? Réponse : « L’homme mélancolique pleure, l’homme joyeux rit, tandis que celui qui est né avec un caractère inaltérable et des prédispositions au scepticisme sifflote. » Et, pas complètement inattendu : « Comme une sorte de refuge face aux nombreux inconvénients de la vie, Dieu dans sa haute bienveillance a donné à l’être humain le rire, avec toute sa gamme, depuis le sourire ironique jusqu’à l’éclat homérique. »
Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, préface de Patrick Penot, éditions L’espace d’un instant, collection Sens interdits, 2024
Cioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024
Simona Ferrante, Sînzienele ou les Fées de l’amour, Mythes et légendes de Roumanie, illustrations d’Emil Florin Grama, L’Harmattan, 2017
Lorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir
Radu Bata, L’amertume des mots doux, « adages ma non troppo »,
Luminitza C. Tigirlas, Le dernier cerceau ardent, Éditions du Cygne, 2023
Lionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Miallet-Barrault, 2023
Cahiers Benjamin Fondane
La nuit, je rêverai de soleils
Paul Paon / Paul Păun, Chimères, Métamorphoses, 2023
« Dessinateur, poète, écrivain, polémiste (mais aussi médecin et chirurgien) », devenu Paul Paon ou Paul Paon Zaharia après son départ de Roumanie, il fut l’un des membres fondateurs du groupe surréaliste de Bucarest (avec Ghérasim Luca, Gellu Naum, Trost, Virgil Teodorescu), et son œuvre écrite et graphique est marquée à la fois par cette appartenance et par une sensible singularité, d’où peut-être la discrétion avec laquelle elle s’est épanouie. Une exposition rétrospective, donnant une vision globale et néanmoins précise du travail de l’artiste, était donc salutaire – et la librairie Métamorphose s’est chargée de cette présentation, dont a été tiré un très beau catalogue intitulé Chimères, et dont la consultation donne des ouvertures infinies.
Après une préface de Denis Moscovici et un parcours biographique de Monique Yaari mêlé de souvenirs (il était son oncle), et avant un bien utile tableau chronologique, quatre grandes sections composent l’ouvrage : la première et la plus importante (en longueur et en beauté), une vue significative et chronologique des dessins commentée par Radu Stern, spécialiste des avant-gardes ; puis une transcription du Carnet écrit par l’artiste entre 1984 et 1991, suivie de reproductions de livres, tracts, lettres et manuscrits donnant une idée fidèle de ses publications individuelles et collectives ; en troisième lieu, le rappel, documents à l’appui, d’expositions et de catalogues antérieurs (de Bucarest à Londres en passant par Tel-Aviv, Jaffa, Paris, Marseille etc.) ; enfin, des dessins, photographies et documents évoquant des souvenirs amoureux (avec des portraits de « Réni », sa femme) et amicaux (Ghérasim Luca et plusieurs autres).
Gabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022
Le Persil Journal
Entre les deux, le foisonnement que l’on attend toujours du fameux journal grand format. Des proses réalistes ou non (Karine Yakim Pasquier, Odile Cornuz, Pauline Desnuelles, Philippe Veuve, Dania Miralles, Cornélia de Preux, Juliette Dezuari), du théâtre (Philippe Jeanloz), de la poésie bardée de citations (Marie Patrono, Anicée Willemin), des poèmes tendance haïkus (Philippe Fontannaz), des proses et des vers en alternance (Maud Armani)… Le tout est ponctué par un « Voyage en Suisse » photographique de Patrick Gilliéron Lopreno et par des lignes ambulantes de Marius Daniel Popescu en personne !