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Livres franco-roumains

  • « Je parle d’homme à homme »

    Poésie, Essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Patrice Beray, Michel Carassou, Monique Jutrin, Henri Meschonnic, Agnès Lhermitte, Serge Nicolas, Non Lieu, Verdier, Jean-Pierre LongreBenjamin Fondane, Le mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray et Michel Carassou avec la collaboration de Monique Jutrin. Liminaire d’Henri Meschonnic, Non Lieu / Verdier Poche, 2006, rééd. 2025

    Né à Iaşi (Roumanie) en 1898, mort à Auschwitz en 1944, Benjamin Wechsler, devenu ensuite B. Fundoianu puis Benjamin Fondane, manifesta très tôt son intérêt pour la littérature française en publiant en roumain, en 1921, Images et livres de France, contenant des textes sur Baudelaire, Mallarmé, Gide et quelques autres, préfigurant des essais à venir publiés à Paris, où il s’installe dès 1923. « Importateur de culture européenne », selon la formule de Petre Raileanu, il joue un rôle décisif d’une part dans les mouvements de va-et-vient entre l’Est et l’Ouest, d’autre part dans la vie culturelle française et européenne. « De Dada à l’existentialisme, Benjamin Fondane a […] parcouru un long chemin avec la pensée de son temps. Témoin lucide et exigeant, il l’a accompagnée et bien souvent précédée, au risque de ne pas être entendu par ses contemporains », a écrit Michel Carassou.

    Penseur, critique, homme de théâtre, Fondane fut aussi – et surtout, devrions-nous dire – un grand poète de langue française. La réunion et la réédition chez Verdier de ces cinq livres de poèmes est salutaire, et d’ailleurs conforme au désir exprimé par le poète dans une lettre envoyée à sa femme depuis le camp de Drancy, avant de partir vers la mort.

    Cinq livres, donc : Ulysse (publié en 1933, remanié jusqu’en 1944), Le mal des fantômes (écrit en 1942-1943, resté inachevé), Titanic (1937), Exode (écrit vers 1934, complété en 1942 ou 1943), Au temps du poème (écrit entre 1940 et 1944).

    En septembre 1943, Fondane écrivait :

                                          Je pense au poète vieilli.

                                          Voyez : il écrit un poème.

                                          En a-t-il écrit, des poèmes !

                                          Mais celui-là c’est le dernier.

    Cette strophe, tirée d’un poème inédit publié par Monique Jutrin dans Poèmes retrouvés, est pour ainsi dire prémonitoire et n’est pas sans annoncer ce que dit Henri Meschonnic dans son « retour du fantôme » liminaire : « Benjamin Fondane s’écrit d’avance mort ». Mais aussi – toujours Henri Meschonnic – « pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone ».

    Ulysse / Fondane est le « Juif errant », celui qui se demande : « Est-ce arriver vraiment que d’arriver au port ? », celui qui, dans un perpétuel exode, chante l’Amérique et l’Argentine, et la mélancolie de l’exil :

                                Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes

                                que de fleuves déjà coulaient dans notre chair

                                que de fleuves futurs où nous allions pleurer

                                le visage couché sous l’eau,

    celui qui interroge la légitimité du poème :

                                Quelle chanson chanterais-je sur une terre étrangère […]

                                car l’homme n’est pas chez lui sur cette terre.

    L’émigrant chante, navigue et se souvient de ses origines :

                                Pourquoi l’océan me fait-il penser à ces plaines de Bessarabie

                                on y marchait longtemps et c’était long la vie.

    Et s’il aspire au port, c’est sans illusions :

                                          Nous ne parlons aucune langue

                                          nous ne sommes d’aucun pays

                                          notre terre c’est ce qui tangue

                                          notre havre c’est le roulis.

    De la fuite incessante à la révolte et à la résistance, le mouvement est naturel, comme l’avoue le « Non lieu » écrit par Fondane en guise de présentation du « Mal des fantômes » : « J’ai voulu écrire ces poèmes dans le goût dévorant de mon siècle. Si j’ai résisté, d’où m’est venue cette résistance ? »

    La poésie de Benjamin Fondane est de toutes dimensions. Poésie du mythe et du sacré (L’Odyssée, La Bible…), poésie de l’amour pour « la frêle bergère » et « la fiancée promise et noire du Cantique des Cantiques », elle est avant tout poésie humaine :

                                Je parle d’homme à homme,

                                avec le peu en moi qui demeure de l’homme,

                                avec le peu de voix qui me reste au gosier.

    Fondane, c’est un homme qui tente de se dire avec son universalité, ses contradictions, ses imperfections, dont le chant peut n’être « qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait », mais qui tente de se donner « un visage d’homme, tout simplement ».

    Jean-Pierre Longre

     

    Poésie, Essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Patrice Beray, Michel Carassou, Monique Jutrin, Henri Meschonnic, Agnès Lhermitte, Serge Nicolas, Non Lieu, Verdier, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 27, 2024. « L'art en questionS, années 20 ». Édition établie par Agnès Lhermitte et Serge Nicolas avec la collaboration de Monique Jutrin. Faux Traité d’esthétique, inédit de 1925.

    Extrait de l’introduction par Agnès Lhermitte :

     

    « En 1938, Fondane réutilise le titre de Faux Traité d’esthétique pour publier un essai qui a cette fois pour sous-titre « Essai sur la crise de réalité ». Il ne s’agit pas pour autant d’une reprise du manuscrit de 1925. Treize années ont passé, le contexte culturel a changé. Le jeune émigré récent encore incertain de ses orientations s’est nourri de nouvelles lectures. Il est devenu un poète maître de son art et un philosophe résolument existentiel qui aura approfondi et affermi sa pensée grâce à la rencontre de deux maîtres à penser. Chez Léon Chestov, qui guide ses lectures, il trouve la vision existentielle de la duplicité tragique de soi ; chez Lucien Lévy-Bruhl, la pensée de participation des primitifs, qui lui offre une voie d’accès au réel. Le sous-titre confirme la teneur nettement philosophique du nouvel essai.

    Fondane y poursuit une réflexion qui récuse les problématiques esthétiques stricto sensu pour s’attaquer de front à la question primordiale : Pourquoi l’art ? Pourquoi justement l’art chez le seul animal raisonnable ? Il se concentre alors sur la poésie, son propre champ d’action et d’interrogation, dans un mouvement inverse de celui qui, en 1925, lui faisait élargir à l’art la crise de la littérature étudiée par Rivière. Bien des questions abordées alors, restées sans réponse ou devenues obsolètes à ses yeux, comme l’enracinement socio-historique de l’art ou la forme, encore liée à l’ordre, à la raison, auront été évacuées. Mais l’idée essentielle, déjà présente dans le manuscrit, d’un art vivant, sera devenue le principe du nouveau traité, présenté comme la mise au point vitale d’un enjeu existentiel, et où la poésie, expérience mystique du réel, se confond avec la vie de l’homme. »

     

    Sommaire

    Introduction, Agnès Lhermitte


    Faux Traité d’esthétique (1925)

    - La Crise du Concept de l’Art
    - Erreur de l’art moderne « en tant que progrès »
    - L’Idée de l’originalité
    - « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison » : (Blaise Pascal)
    - Règne de l’homme théorique
    - L’Art autonome
    - De Dada au surréalisme – ou de « l’idiotie pure » au suicide

    Textes annexes
    - Préface du Faux Traité d’esthétique
    - Foi et dogme
    - Le Concept du beau
    - Faux concepts de l’art classique

    Textes complémentaires
    - « Faut-il brûler le Louvre ? »
    - Réflexions sur le spectacle

    Études
    - L’Art en question : un premier cheminement philosophique, Serge Nicolas
    - Une pensée en images, Agnès Lhermitte

    www.editions-verdier.fr

    www.editionsnonlieu.fr

    http://www.benjaminfondane.com

  • Une jeunesse prometteuse : Le Persil a 20 ans

    revue, le persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, jean-pierre longreLe Persil Journal, n° 222-223, juillet 2024 et 224-225-226-227-228, décembre 2024.

    En juillet 2024, Marius Daniel Popescu continuait à relater dans la suite du Cri du barbeau les anecdotes qui jalonnent sa vie passée et sa vie présente : « Tu es à la fois dans ton pays d’ici et ton pays de là-bas […], les mots naissent sans parents sur la feuille, ta mémoire les baptise encore et encore. » Ces mots lui servent à raconter par exemple la visite récente du plombier et sa conversation avec lui, ou les parties de pêche faites dans son enfance avec d’autres garçons… d’autres épisodes encore…

    Quelques mois plus tard, paraît un numéro exceptionnel, celui des 20 ans de ce « journal qui pousse la littérature dans nos vies », « avec des textes et des images de plus de 1200 personnes en 228 numéros répartis en 99 publications et 3636 pages… » Avant des inédits de Heike Fiedler, Jean-Christophe Contini et Quentin Moron, avant l’historique de l’Association des Amis du Journal Le Persil, grâce à qui tout cela peut se faire, se multiplient les témoignages, à commencer par les débuts artisanaux racontés par celles, compagne et filles, qui ont accompagné Marius Daniel Popescu dans la création du journal. « En rentrant du travail, encore habillé de son uniforme des chauffeurs de bus, il a posé deux feuilles A3 sur la table pour y coller en lettres capitales LE PERSIL. Après avoir découpé et scotché les textes qu’il avait écrits, il les a ajustés à la mise en page. » C’est ainsi que tout a continué, et tous les souvenirs qui s’accumulent au fil des pages suivantes sont autant de preuves de l’obstination de son créateur à garder l’esprit et la manière des débuts.

    Il est écrit dans ce numéro que Le Persil est d’une constante audace. Cette audace, c’est celle d’un accueil tous azimuts, d’une hospitalité littéraire sans discrimination ni censure, sans considérations de notoriété ni souci de gloriole. Les autrices et auteurs, néophytes ou expérimentés, disposent à leur guise des feuilles épanouies d’un journal obstinément « inédit », c’est-à-dire, avec tous les risques que cela comporte mais aussi les chances ainsi données, composé d’écrits toujours nouveaux. Pas de commentaires superflus, pas de prétentions analytiques, pas d’apparats critiques – rien que des textes littéraires (et aussi des illustrations) dans toute leur originalité, avec leurs tâtonnements inquiets ou leur tranquille maturité. Et si la pluralité des contributeurs et la diversité des styles favorisent la qualité et l’intérêt des publications, parfois une livraison est consacrée à un seul écrivain. Avec ténacité, brillamment, savoureusement, c’est de la belle et bonne lecture que nous offre Marius Daniel Popescu, dont l’origine roumaine se marie parfaitement avec l’esprit romand pour enrichir, avec une singularité parfois déroutante, toujours séduisante, le patrimoine littéraire européen.

    Pour qui veut aller plus loin, les pages centrales offrent les listes bien instructives de tous les numéros publiés (dates et thèmes principaux) et de tous les contributeurs. Et une nouveauté : le site internet qui donne tous les renseignements possibles. Voir ci-dessous. Un Persil à consommer et un site à consulter sans modération…

    Jean-Pierre Longre

    www.lepersil.ch

    www.facebook.com/journallitterairelepersil

  • La force des mots

    Poésie, Roumanie, Ana Blandiana, Hélène Lenz, Jean Poncet, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreAna Blandiana, Poèmes résistants, traduits du roumain par Hélène Lenz, édition bilingue révisée et présentée par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2024

    Comment résister à l’oppression ? Ouvertement, en s’exposant à la violence de la répression ; par l’exil, en espérant un avenir meilleur ; en luttant par les mots, en prose ou en poésie. Ana Blandiana a résisté de l’intérieur, au risque, à plusieurs reprises, de se voir interdite de publication, mais avec une notoriété de plus en plus grande dans son pays. Et si, dans la présentation de Poèmes résistants, Jean Poncet a raison d’écrire que « le combat de Blandiana fut toujours plus éthique que politique », il fait sentir à juste titre que ce combat est avant tout poétique. Ce recueil, qui donne à lire les textes en roumain et leur traduction en français par Hélène Lenz, reprend des poèmes parus en 1984 (quatre, publiés dans la revue Amfiteatru), 1985 (Étoile de proie) et 1990 (L’architecture des vagues, livre terminé en 1987 mais publié après la chute de Ceauşescu, et contenant des poèmes à propos desquels l’autrice écrivit significativement le 28 décembre 1989 : « Je les dédie à ceux qui, en mourant, ont rendu possible, à côté de bien d’autres choses, le retour de la poésie pour la poésie. »)

    L’unité de l’ensemble est assurée par une tonalité commune qui laisse apparemment le pessimisme l’emporter sur l’espoir, la révolte sur la sérénité, les questionnements sans réponses sur les certitudes, et qui met en avant les hésitations concernant les formes de la résistance : « Le pouvoir de choisir / Entre être impliqué / Et être seul. / Le courage d’opter / Entre la souffrance du hurlement / Et celle du silence. /La force de décider / Entre la fuite au dehors / Et la fuite à l’intérieur. » L’une de ces formes est aussi l’ironie, lorsque la poésie s’écrie, en réponse à l’officiel « On doit tout faire pour réussir » : « Nous avons tout » : « Feuilles, mots, larmes, / Boîtes d’allumettes, chats, / Tramways quelquefois, queues pour la farine, / charançons, bouteilles vides, discours […] ».

    Tout compte fait, l’unité est assurée par l’art que possède et pratique Ana Blandiana : celui de tout métamorphoser en poésie, en persistant « à répartir / les signes, les mots, les lettres… » L’œil se transforme en étoile, « Les atomes se changent en sable, / Le sable forme des cailloux, / Les cailloux deviennent des lettres. / Quant aux lettres, elles germent puis donnent des bourgeons, / Qui font des moissons de mots. » Et cette poésie, finalement, « Arrachant au chaos / La vague périssant après la vague », peut laisser entrevoir l’espoir : « À travers les yeux des menottes / Il y a le futur du verbe être. » Voilà le miracle des mots apprivoisés par Ana Blandiana. Comment résister ? Par la poésie.

    Jean-Pierre Longre

    www.jacques-andre-editeur.eu

    http://jplongre.hautetfort.com/tag/ana+blandiana 

  • Un « portrait littéraire » et un triptyque poétique

    Luminitza G. Tigirlas        

    Gherasim Luca, ZÉros en Lucaphonie, Éditions du Cygne, « Portraits littéraires », 2024

    L’évidence de la paix nous enfante, Al Manar, 2024

     

    Essai, poésie, Luminitza G. Tigirlas, Gherasim Luca, Éditions du Cygne, Al Manar, Jean-Pierre LongreLuminitza G. Tigirlas vient de publier deux ouvrages bien différents l’un de l’autre, mais dont le point commun est la poésie.

    Gherasim Luca, ZÉros en Lucaphonie. Présentation : « LUCAPHONIE est le nom que je donne à un univers poétique qui fascine comme le chant du serpent et dont on ne sort pas le même, car avec Gherasim Luca on se laisse aspirés dans le tourbillon langagier qu’il dirige en maître, tourbillon qui forme-déforme tout une glèbe phonétique vocalement et graphiquement. C’est le terrain d’un jeu-ravinement de vie et de mort avec le langage que le poète mène seul à seul, dans des corps à corps sensuels jusqu’à l’animalité du cri et souvent dans la fureur de l’ironie. C’est le Trou de sa dette de nom, de père et de perte. À dix-sept ans Salman Locker de Bucarest s’autoproclama Gherasim Luca (1913-1994). Une lignée de suppléance s’invente au cours des années pour le poète, orphelin du (Z)Eros qui fait Un avec le Trou d’obus où fut déchiqueté son père.
    L’aboutissement auquel tend le poème proféré L’Autre Mister Smith, poème qui m’interpelle tout particulièrement, serait celui d’arracher le nom (de) Gherasim Luca au vrai-Gherasim Luca dans le combat entre les deux entités… »

    Essai, poésie, Luminitza G. Tigirlas, Gherasim Luca, Éditions du Cygne, Al Manar, Jean-Pierre LongreL’évidence de la paix nous enfante. « Dire le désir de paix qui nous habite, dans le monde tourmenté qui est le nôtre. » Recueil en trois parties : « ante-bellum : les frontières saignent » ; « la paix envoie des perce-neige au front » ; « j’ai vu la terre pondre la faim ».  Deux extraits : « De tant d’hivers je perce le paillage / il me faut m’enfuir de moi comme d’une terre à une autre / sinon j’attire les semailles /sinon ma graine risque de germer / ma graine de tangage sans oubli ». « Striures de l’autre langue / sur la face du mot qui s’ouvre / infinie matière du souffle ».

    Au centre des deux ouvrages, comme au centre de tout : le langage.

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsducygne.com

    https://editmanar.com

    D’autres œuvres de Luminitza G. Tigirlas : http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/tag/luminitza+c.+tigirlas

    Un ouvrage de Gherasim Luca : http://jplongre.hautetfort.com/tag/gh%C3%A9rasim+luca

  • Mystères et renaissance de l’onirisme

    Nouvelle, Roumanie, Dumitru Tsepeneag, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreDumitru Tsepeneag, Mise en scène, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2024

    Dans les années 1960, Dumitru Tsepeneag, avec quelques compagnons dont Leonid Dimov et Virgil Tanase, fonda à Bucarest le « groupe onirique », lieu de débat intellectuel, esthétique, littéraire se situant aux antipodes du totalitarisme pesant sur la Roumanie à cette époque. Il ne s’agissait pas de revenir aux conceptions romantiques ou surréalistes du rêve, mais de s’appuyer sur ses « critères » et son fonctionnement pour créer un nouveau réel littéraire. Les apparences du rêve, sa complexité, les retours d’images et de thèmes, les obsessions qu’il véhicule caractérisent ainsi les œuvres « oniriques », et les nouvelles rassemblées dans Mise en scène, composées à la fin des années 1960, qui n'ont pu être publiées qu’après 1989 et viennent d’être traduites en français par Nicolas Cavaillès, en sont un beau témoignage.

    Le recueil est composé de onze textes qui, s’ils sont d’inégale longueur et abordent des thèmes variés, entrent en résonance les uns les autres grâce à une écriture portée par les caractéristiques structurelles du rêve et de ses apparences absurdes. Construire une montagne infinie de chaises ou creuser des fosses insondables, se laisser accaparer brutalement par une sorte de secte ou faire difficilement monter un âne dans un camion pour fuir avec lui, laisser pleurer un être étrange enfermé dans une armoire ou accueillir un petit homme grelottant de peur et de froid, se confronter à de multiples miroirs que l’on voudrait briser comme pour occulter l’image de soi ou partir dans un bateau en papier sur une « mer de sang », emmener une foule disparate sur un miroir piégé ou laisser un bel homme se faire étouffer par des serpents… Quelques mots ne suffisent évidemment pas à donner une image fidèle de la forme, du fond et de la dimension de ces textes.

    Reste la longue nouvelle centrale, celle qui donne son titre au recueil, un titre annonçant une plongée dans le théâtre. Oui, le théâtre est bien là, donnant à la nouvelle une dimension scénique, avec des personnages, un auteur – metteur en scène, un va-et-vient entre le « réel » du récit et celui de la scène qui souvent se confondent, sans que l’on sache toujours ce qui relève de la réalité et de la fiction narratives, ce qui relève de la vérité et du mensonge, du « Theatrum mundi » et de la « mise en scène », de la présence de l’Auteur et de l’imposture. « Soit dit entre nous, tout ça, tous ces trucages, c’est bon pour le théâtre, ou pour le cinéma, encore mieux, mais ça n’a rien à voir avec la réalité. Des trucages ! […] Tout est fondé sur la suggestion. Vous comprenez, camarade colonel… Voilà le théâtre moderne : une métaphore incarnée puis commentée, destruction de la rampe, des coulisses… Une révolution complète ! » Antithèse du « réalisme socialiste », le récit / théâtre en profite pour d’adonner, en toute lucidité, à la satire profonde et métaphorique d’un régime fondé sur le mensonge et de ses sbires, ainsi qu’à une reprise parodique de la mort et de la résurrection du Christ, « l’Auteur » cloué sur sa chaise puis réapparaissant sous l’aspect du « Milicien » acclamé par le public… 

    Cette publication de textes anciens ajoute une étape importante au cheminement de l’un des plus importants écrivains roumains (ou franco-roumains) contemporains, et pus généralement à la puissance onirique de la littérature.

    Jean-Pierre Longre

    www.pol-editeur.com

  • Les guenilles de la vie

    Poésie, Roumanie, Constantin Acosmei, Nicolas Cavaillès, éditions Marguerite Waknine, Jean-Pierre LongreConstantin Acosmei, Le Jouet du mort, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Marguerite Waknine, coll. Les cahiers de curiosités, 2024

    L’unique recueil de Constantin Acosmei est en fait un livre pluriel. D’abord par sa composition : encadrées par deux sonnets en -x, rappels élaborés, malicieux et troublants de Mallarmé (saluons au passage la tâche du traducteur), cinq sections en vers ou en prose (les poèmes en vers généralement entre parenthèses, comme pour en marquer le caractère passager ou décalé, comme pour en faire humblement de simples remarques marginales), cinq sections dont les points communs seraient l’ironie frisant le sarcasme, l’absurde cheminant vers le désespoir, l’onirisme confinant au cauchemar, l’ignorance sœur de l’impuissance…

    C’est dans les scènes de la vie quotidienne que le poète puise son inspiration, en extirpant à plusieurs reprises le « taedium vitae », cette lassitude proche du « dor » roumain ; une vie quotidienne dont l’évocation penche le plus souvent vers ce qu’elle a de dérisoire et de sordide, une vie où une mèche de cheveux est forcément « sale », où les ressorts d’un lit sont forcément « cassés », où la gnôle est forcément « éventée », où l’on boit de « l’âcre vinasse », où les corps suintent de fluides – bave, morve, larmes, excréments… –, où l’on joue avec des os (« le jouet du mort »). L’amour n’est pas absent du recueil, mais il reste abstrait ou soustrait : « j’écoute mon cœur / palpiter et je m’imagine / être amoureux » ; et lorsque la nature est là, elle contient la mort (une « charogne » dans un jardin, une poule à égorger…).

    La poésie d’un quotidien vu d’un côté morbide n’exclut pas la présence, voire la nécessité d’une lumière, pourtant éphémère (« l’une après l’autre s’éteignent les poésies / écrites à la lumière du réchaud »), et la section en prose intitulée « Relations » semble tranquillement raconter des scènes tirées des trois âges successifs de la vie, enfance, maturité, vieillesse. Les anecdotes relatées ont l’apparence, simultanément, du réalisme et du rêve. À quoi s’en tenir ? L’onirisme tourne à la bizarrerie teintée d’un absurde que ne renieraient pas Urmuz ou Ionesco. La mort est toujours là, mais pas plus redoutée que la vie, si l’on en croit certains textes comme « je ne crains pas la mort » ou « palinodie » : « je ne suis pas curieux de vivre / ni de mourir ». Et si cela arrive, « qui sait quel avenir lumineux / on pourra lire dans mes viscères ». Voilà l’enjeu de la mort.

    Jean-Pierre Longre

    http://margueritewaknine.free.fr/entree.htm

  • Mémoire d’esclaves

    Théâtre, Roumanie, Alina Şerban, Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreAlina Şerban, La Grande Honte, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, 2024

    Magda a de l’ambition. Elle, la jeune orpheline rom, projette d’écrire un mémoire de master sur l’esclavage des Roms, qui dans son pays a été aboli tardivement, au milieu de XIXe siècle, grâce à l’activisme de Mihai Kogălniceanu, à la volonté des princes régnants Sturza et Ghica, et malgré les fortes réticences de l’Église et des boyards. Tout cela, Magda l’insérera sous forme de montage théâtral dans son étude historique.

    Cela n’aura pas été sans difficultés, tant le sort des Roms est le plus souvent passé sous silence jusque dans le monde universitaire roumain, réservé aux « gens compétents et compétitifs ». À tel point que certains Roms parfaitement insérés dans le « milieu académique » restent marqués d’une façon indélébile, comme en témoigne le cri du cœur d’Elena, la fille d’Oprea, Rom devenue éminente universitaire : « En quoi ça t’a aidée, d’être une Rom impeccable ? T’as eu beau être la meilleure étudiante, la meilleure prof, dans le fond, tous, ils t’ont toujours dit et redit : « Casse-toi, la Tsigane. » Tu ne vois vraiment pas ça ? Tu peux bien parler de la plus belle des manières, tu peux t’élever plus haut que tout le monde, mais, à la première erreur, tu redeviens une noiraude comme les autres. » De même, sur un ton bien différent, pour Matei, « frère » de Magda devenu diacre, puis prêtre, mais humilié par les paroissiens, qui ne veulent pas d’une « prêtre tsigane ! » « Si les gens ne veulent pas de moi, c’est peut-être que ça doit être comme ça, peut-être qu’il faudrait que je… Tu comprends, après la rage que j’ai ressentie sur le moment, je me suis posé des questions, je me demande si je suis digne d’officier. Peut-être que je ne suis pas digne de servir le Seigneur… »

    Jeune Rom mettant es scène une jeune Rom qui va elle-même mettre en scène l’histoire de l’esclavage de son peuple, Alina Şerban met en abîme avec grand art et grande efficacité le genre théâtral, faisant alterner les confidences personnelles et les scènes collectives, ainsi que les registres de l’émotion, de la résignation, de la colère, de la révolte, pour aboutir à une parole officielle qui pourrait procurer une belle satisfaction : « Le conseil administratif du pays décrète, exalté, le jour du 20 février 1856 comme la plus belle page jamais écrite dans l’histoire du progrès du peuple roumain. Cet acte d’abolition de l’esclavage constitue un jour de solennité publique. Il sera célébré chaque année jusqu’à la fin des temps. » Même si on mesure le caractère utopique de cette proclamation, qui ne règle pas les problèmes relationnels avec les Roms, ni l’ignorance qui pèse sur le passé de « toutes ces âmes dont personne ne parle plus », la mise à la disposition d’un public mêlé de cette mémoire d’esclaves ne peut que donner une chance à la compréhension fraternelle.

    Jean-Pierre Longre

    https://parlatges.org

  • Polyphonies picturales

    Constantin Severin, Les vies des peintres, préface d’Elena-Branduşa Steiciuc, L’Harmattan, 2024

    Poésie, peinture, francophone, Roumanie, Constantin Severin, Elena-Branduşa Steiciuc, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreDepuis le poème « Correspondances » de Baudelaire (entre autres références), il est souvent question de synesthésies en matière artistique, et c’est tant mieux, car l’art est le meilleur moyen de solliciter simultanément tous les sens, ou plusieurs d’entre eux. Voilà ce qui se passe dans le beau recueil poétique de Constantin Severin, lui-même artiste, fondateur de « l’Expressionnisme archétypal », mouvement qui se réfère à des créations de diverses époques.

    Vingt-cinq peintres sont ici chantés, d’Yves Klein à Lucian Freud, en passant par Francis Bacon, Frida Kahlo, Vassily Kandinsky, Pablo Picasso, Salvador Dali, Joan Mirò, Louise Bourgeois, on en passe… Vingt-cinq artistes qui, si certains éléments de leur biographie sont évoqués, sont vus (le plus souvent à la première personne) du côté de leur création et de ce qu’il est possible d’en saisir par les mots. Des mots pesés, choisis, agencés pour rendre d’une manière à la fois lyrique et précise, lumineuse et profonde, l’essence de leur œuvre. Cette essence tient souvent à la combinaison des couleurs et des formes avec la musique, comme c’est le cas chez Ion Țuculescu (« soit la couleur contient de la musique soit ne le fais pas »), Paul Klee (« peindre en musique la naissance simultanée du son et de la couleur »), Edvard Munch (« la souffrance et la musique font partie de moi et de mon art ») et bien d’autres, pour qui l’art, si l’on suit toujours les vers de Constantin Severin, « est une histoire intense sur l’harmonie la couleur et l’émotion » (à propos de Lin Fengmian).

    Car oui, l’émotion est partout, issue de la peinture et de ses effets polyphoniques. L’émotion et la souffrance, inséparables de « l’intimité avec la mort » évoquée par Paul Klee, ainsi que du « malheur du monde » porté par Kasimir Malevitch, même si l’amour se glisse en filigrane entre les ombres et la lumière, dans l’inconscient familier par exemple à Lucian Freud : « je peins lentement il faut du temps pour laisser l’inconscient choisir les couleurs ». En tout cas, la peinture est l’art du dépassement, dépassement des frontières physiques et spirituelles, dépassement du réel. « je peignais les choses comme je les pensais et non comme je les voyais », dit Picasso sous la plume du poète. C’est bien ce à quoi nous invite la poésie de Constantin Severin, qui arrive par les mots à « rendre visibles à tout prix l’immatériel et l’absolu », à donner présence à ce qui est caché profondément, secrètement sous « les vies des peintres ».  

    Jean-Pierre Longre

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  • Un « écrivain total »

    Essai, poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Nicolas Cavaillès, Arfuyen, Jean-Pierre LongreAinsi parlait / Aşa grăit-a Mihai Eminescu, dits et maximes de vie choisis et traduits du roumain par Nicolas Cavaillès, édition bilingue, Arfuyen, 2024

    De Mihai Eminescu, le grand public amateur connaît surtout la poésie fulgurante et désespérée, nourrie du fameux « dor » roumain, « sentiment douloureux et profond », rêve et regret à la fois ; il sait moins, ce grand public, que le chantre de « Luceăfarul », Lucifer le « porteur de lumière », est surtout un « écrivain total ». Nicolas Cavaillès, dans sa présentation au titre prometteur (« Un joyau de la littérature universelle »), explique parfaitement comment « cette étoile devint un phénomène culturel essentiel et incontournable en Roumanie et en Moldavie » ; à la fois « poète maudit » mort trop tôt, « écrivain prolifique et polygraphe », il est une figure encore trop méconnue des lecteurs francophones.

    Essai, poésie, Roumanie, Mihai Eminescu, Nicolas Cavaillès, Arfuyen, Jean-Pierre LongreLes morceaux ici choisis et dûment référencés à la fin du volume sont une excellente approche de l’universalité des préoccupations, du style et du génie d’Eminescu. Vers ou prose, ces brefs fragments abordent, dans le style ramassé de l’aphorisme, tous les thèmes qui fondent la littérature et la philosophie, l’existence et l’essence. « Qu’est-ce à la fin que l’amour ? Du rêve et des apparences, / Des habits étincelants dont revêtir les souffrances. » Évidemment, l’art et la poésie sont mis en avant, car « Un homme médiocre pourra faire un grand politicien, dans certaines circonstances, mais il ne deviendra jamais un grand poète, sous aucune circonstance. » – et le propos satirique alterne ou se marie avec l’expression du désespoir : « Rien ne démoralise plus un peuple que de voir ériger la nullité et le manque de culture au titre de mérites. » Le poète peut-il réunir tous les états d’esprit ? Réponse : « L’homme mélancolique pleure, l’homme joyeux rit, tandis que celui qui est né avec un caractère inaltérable et des prédispositions au scepticisme sifflote. » Et, pas complètement inattendu : « Comme une sorte de refuge face aux nombreux inconvénients de la vie, Dieu dans sa haute bienveillance a donné à l’être humain le rire, avec toute sa gamme, depuis le sourire ironique jusqu’à l’éclat homérique. »

    Oui, l’ « écrivain total », qui, nous dit Nicolas Cavaillès, « n’aura pas connu l’union avec son contraire, principe originel de la vie humaine », est pourtant une « étoile paradoxale ». Pour le poète, « les antithèses sont la vie », et « on ne peut élever une butte sans engendrer à côté une fosse ». Eminescu, poète pessimiste par-dessus tout et malgré tout, hanté par le malheur et par la mort qui l’emportera très tôt, « grand esprit » pour qui « tout est problème » (selon ses propres mots), est aussi celui qui nous révèle « l’infinité du temps ».

    Jean-Pierre Longre

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  • « Mes enfants sont ma lumière »

    Théâtre, francophone, Roumanie, Anca Bene, Patrick Penot, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreAnca Bene, La nuit je rêverai de soleils, préface de Patrick Penot, éditions L’espace d’un instant, collection Sens interdits, 2024

    Il y a les faits, et il y a la connaissance. Les faits sont rapportés par les médias – presse, radio, télévision et réseaux divers –, mais on ne peut accéder à la véritable connaissance que par d’autres moyens, parmi lesquels la fiction théâtrale figure au premier plan. Car on voit et on entend sur scène des personnages et des voix incarnés par de vraies personnes, ce qui donne à cette fiction un relief et une puissance allant au-delà de la réalité visuelle et sonore.

    La pièce d’Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, est une très belle preuve de cette complémentarité. Qui a vécu, de près ou de loin, le tournant de l’année 1989 en Europe Centrale et Orientale se souvient de la révolution roumaine, des manœuvres et des péripéties qui l’ont accompagnée, et en particulier de la découverte de ce qu’on a appelé les « orphelinats », qui étaient en réalité des lieux d’abandon, de maltraitance voire de mort pour les « enfants du décret », ceux dont Ceauşescu, dans sa folie tyrannique de « Génie des Carpathes », a voulu multiplier le nombre pour créer une « génération d’hommes nouveaux ». Des années 1960 à nos jours, la pièce dénonce ce qui a fait de ces enfants des victimes impuissantes, y compris après 1990, lorsque l’Europe et les États-Unis se sont chargés de « gérer la situation » en organisant des adoptions dans lesquelles l’argent était largement partie prenante. « Officiellement, trente mille enfants sont adoptés à l’étranger. On soupçonne que le chiffre réel serait d’au moins cent mille. Si certains se retrouvent dans des familles aimantes, nombreux disparaissent tout simplement. Les lobbies sont puissants et la Roumanie devient vite un terrain propice à l’expérimentation. […] La Roumanie semble avoir oublié son passé. Mais où sont les enfants disparus ? Des enfants qu’on a qualifiés d’« orphelins » alors qu’ils avaient des parents. » Voilà ce que disent sur scène les « interprètes », tout en formant des lignes de bûches figurant un cimetière d’enfants.

    La pièce donne la parole à des personnages d’un bord ou de l’autre, d’une époque ou d’une autre, en relayant par exemple sous forme poétique les souvenirs d’anciens « orphelins », leur quête des mères qui peut devenir fête ou désarroi, ou la pauvre vie de mères de famille et les rêves qui la peuplent : « Mes enfants sont ma lumière, mon soleil.­ […] J’ai un grand rêve aujourd’hui. Je rêve encore. Je voudrais avoir ma maison, ma petite maison avec mes enfants. Le jour où je vais mourir, je veux que mes enfants aient un toit, je ne veux jamais qu’il se retrouvent dans un orphelinat. Je veux une maison. Pas pour moi mais pour eux. » Parfois aussi l’humour affleure, frisant le noir, dès le prologue par exemple lorsqu’un homme, un officiel, balaie d’un long discours préformaté les tentatives de trois femmes pour humaniser un tant soit peu le « décret », ou plus loin lorsqu’un directeur répond dans diverses langues à une fille venue l’interroger sur l’identité de ses parents… Pas de pathos. Inutile d’en ajouter aux mots prononcés et aux situations mises en scène à partir de témoignages et de documents. La lecture de La nuit je rêverai de soleils dépasse en intensité celle de tous les essais ou articles publiés sur le sujet. Patrick Penot l’écrit dans sa préface : « Le spectacle déplace et remue. Mais il rassure car oui, le théâtre reste encore une belle arme pour décoder le monde. » On y revient ; dépassant les faits et leur nue brutalité, c’est le théâtre, sous la plume précise, émouvante, multiforme et déterminée de l’autrice, qui en explore les racines les plus profondes et les ramifications les plus étendues.

    Jean-Pierre Longre

    La pièce a été jouée au théâtre des Clochards Célestes à Lyon en avril 2023. Mise en scène : Anca Bene. Assistante mise en scène : Zoé Fairey.  Création musicale et sonore : David Mambouch. Collaboration chorégraphique : Sophie Brunet. Comédiens : Anna Comte, Sidonie Lardanchet, Sébastien Mortamet, Claire Pouderoux.

    Sur le sujet, on peut lire d’autres ouvrages, témoignages ou fictions. Voir notamment :

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/04/03/toujours-vers-les-autres-6040320.html

    http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secret-d-elena-5777501.html#more

    http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03/05/la-terrible-douleur-du-manque-6031752.html

    Site de l’éditeur : https://parlatges.org

  • Dans l’intimité du penseur

    : Correspondance, Cioran, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024

    Le 29 avril 1974, Cioran écrit à son ami d’enfance Bucur Țincu : « Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue : libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. » Un an plus tard (dans le volume, une page plus loin), à un autre ami, Arşavir Acterian : « Ma vie continue avec les inévitables ennuis dont je ne cesse de me plaindre. Je vois trop de monde. Je perds mon temps en conversations, en palabres, car les cinq continents s’étant donné rendez-vous dans cette ville, je dois, comme tout un chacun, en subir les conséquences. J’estime béni le jour sans visite. » Qu’en déduire ? Ce que l’on a déjà remarqué à la lecture des œuvres de l’auteur : adepte d’une écriture fragmentaire, il cultive le paradoxe – et ici il le fait jusque dans ses impressions intimes, qui n’échappent pas aux « flottements continuels ». La « manie épistolaire » est un terrain idéal pour cela.

    Dès les premières lettres, alors qu’il est encore tout jeune, se signale comme en germe ce qui caractérisera Cioran et son œuvre : l’expression des tourments et de la douleur, l’aveu d’un narcissisme qui pourtant peut s’inscrire dans une vision collective : « Devant le destin individuel les formes historiques et politiques n’arrivent à rien. Hitlérisme ou communisme, les gens souffrent de la même manière et meurent de la même manière. Le destin, l’irréparable intérieur, voilà à quoi tout se réduit. » (1933). De même l’opposition entre l’esprit roumain, son « subjectivisme malheureux », et l’esprit français : « La France est le pseudonyme de l’intelligence. » D’où, entre autres raisons, l’adoption de la langue française : « Quoique le français soit ardu, je l’ai adopté, ne fût-ce que pour les difficultés que j’y rencontre : je n’écrirai plus jamais en roumain. » (1947), cela même en l’absence d’illusions : « Je ne serai écrivain dans aucune langue. Mon malheur est d’avoir cru que l’âme est tout, alors que les mots sont les véritables dieux. » (même lettre).

    Ce choix de lettres (traduites du roumain pour les premières et plusieurs adressées à la famille ou à certains amis, quelques autres traduites de l’allemand, la plupart écrites directement en français) nous fait parcourir l’existence intime de Cioran entre ses 19 ans et ses 80 ans, avec ses fluctuations, ses évolutions (en amitié, en politique), ses difficultés matérielles et financières, ses maladies, ses rapports avec sa famille, ses sentiments, un ultime amour pour une admiratrice allemande, un surprenant engouement pour les travaux campagnards (« Rien ne me comble autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. »). Et bien sûr nous rencontrons ses amis (Bucur Țincu, Arşavir Acterian et sa sœur Jeni, Armel Guerne, Mircea Eliade…) et nous croisons des écrivains comme Eugène Ionesco, Benjamin Fondane, çà et là Flaubert, Valéry, Beckett et tant d’autres, sans parler des philosophes du passé et du présent. Même si les livres de Cioran laissent entrevoir des pans importants de sa personnalité, ces lettres, judicieusement choisies par Nicolas Cavaillès, révèlent la personne de l’auteur, son isolement farouche et ses compromis avec la société, ses aveux et ses vérités. Dans un style toujours impeccable, parfois délicieusement classique (voir par exemple l’expression « un livre de ma façon »), un apport majeur non seulement à la connaissance de l’homme, mais aussi à la compréhension de son œuvre.

    Jean-Pierre Longre

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  • Sept contes populaires

    Conte, francophone, Roumanie, Jean-Pierre Longre, Simona Ferrante, Emil Florin Grama, L’Harmattan, Jean-Pierre LongreSimona Ferrante, Sînzienele ou les Fées de l’amour, Mythes et légendes de Roumanie, illustrations d’Emil Florin Grama, L’Harmattan, 2017

    La Roumanie est un pays où la tradition mythique et légendaire, d’une exceptionnelle richesse, reste vivante. Simona Ferrante l’écrit dans son prologue : « La littérature populaire constitue une source abondante dans laquelle la littérature moderne a puisé souvent son inspiration. » Et après avoir clairement défini les mythes (intemporels) et les légendes (ancrées dans une réalité historique), elle évoque les sujets des sept contes qui font l’objet de son livre, dans son style et sa perspective personnels.

    On y retrouve avec émotion l’histoire de maître Manole, qui fut obligé d’emmurer sa femme pour achever la construction du monastère d’Argeş, sacrifice suprême destiné à accomplir sa création – et qui en mourut lui-même. Et aussi, dans « Flocon de neige », la ballade de Mioriţa, la brebis chérie qui avertit son berger des mauvaises intentions de ses deux collègues – illustration des étapes d’une vie, naissance, amour, mort. Nous sommes aussi plongés dans l’histoire lointaine de la Dacie et du roi Decebal, ce qui permet une réflexion sur les origines du peuple roumain : « On ne peut oublier les Daces, ils sont nos ancêtres, notre héritage. De même, on ne peut surtout pas nier ce que la culture latine nous a apporté. Cette union a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui, le peuple roumain, mais la genèse ne fut pas sans souffrance. »

    Fruits de l’imagination (comme celle qui a donné son titre à l’ouvrage) ou de la tradition (comme celle, entre autres, qui explique la présence d’étranges rochers au sommet des monts Bucegi), les histoires ici racontées foisonnent de références mythiques ou légendaires, de personnages symboliques et pittoresques, d’actions vives et de dialogues alertes, d’interprétations poétiques de la marche du monde (voyez pourquoi, par exemple, « quand la lune luit, le soleil dort et quand le soleil se lève, la lune s’abîme dans la mer. »)… Et les illustrations d’Emil Florin Grama, portraits ou paysages, ponctuent de leur luminosité particulière les textes de Simona Ferrante, dont la lecture enrichit singulièrement la connaissance que l’on peut avoir de la culture roumaine et européenne.

    Jean-Pierre Longre

    Les sept contes : Le Monastère d’Argeş, La légende de la Dacie et du berceau des tempêtes, Flocon de neige, Sînzienele ou les Fées de l’amour, Voinicel et le Serpent, Le Soleil et la Lune, La vieille Dochia.

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  • Une enfance en Moldavie soviétique

    Roman, Moldavie, Roumanie, Lorina Bălteanu, Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreLorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir, Éditions des Syrtes, 2024

    Années 1960-1970. En brefs épisodes, une fillette raconte sa vie quotidienne dans un village où se mêlent traditions rurales et contraintes plus ou moins explicites dues au régime en vigueur – le pays qui est devenu en 1991 la République de Moldavie étant alors intégré à l’URSS. Cela pour l’environnement extérieur. Mais il y a plusieurs couches de lecture dans cette narration menée avec une grande finesse : les relations familiales, avec les frères et sœurs, les parents (« Maman veut que Papa soit comme elle le veut, elle »), les grands-parents, si différents les uns des autres, sans oublier la famille éloignée ; les relations avec d’autres enfants et des figures marquantes du village, la guérisseuse, la bibliothécaire, le « beau garçon » qui « a fait le malheur de bien des filles », et surtout de celle qu’il a épousée, le milicien, Ileana qui a mauvaise réputation…

    Et surtout, la vie intérieure de la fillette qui manifeste un sens aigu de l’observation tout en se laissant aller à des désirs d’ailleurs, qui fait preuve d’une intelligence précoce alliée à une fraîche naïveté enfantine. Elle combat les soucis de la vie et les petites ou grandes vexations en rêvant et en s’appropriant lucidement ses rêves : « Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. » Parmi les incitations, il y a surtout la « tante Muza », qui vit à Bucarest et dit connaître Paris. « Je parcours le monde en pensée, avec elle, parfois je vais encore plus loin, là où elle n’est pas encore parvenue, et même la voix fâchée de maman ne peut pas me faire revenir. » En fait, les gestes familiers et les petites préoccupations de la vie quotidienne sont essentiellement tournés vers l’hypothétique départ, espoir et lucidité mêlés : « La nuit, quand l’envie de partir me reprend, je sors ma lampe de poche de sous l’oreiller et, à sa lumière, je recompte mes sous à l’insu de tous. Il n’y en a pas encore assez. Moi, je veux partir loin et, pour ça, il m’en faut encore plus. »

    Il n’y a apparemment rien d’exceptionnel dans ce livre. Vie familiale, vie sociale, vie scolaire, échappées réelles et imaginaires… Mais Lorina Bălteanu qui, née en Moldavie et vivant à Paris, connaît bien le contexte de son sujet, sait parfaitement camper des ambiances et montrer les vicissitudes de la vie à travers les mots d’une enfant qui n’hésite pas à dire ce qu’elle a à dire, qui n’a pas froid aux yeux – des yeux qu’elle a vifs et acérés (d’ailleurs la plupart du temps elle « rêve les yeux ouverts »). Et si la matière narrative est puisée dans un réel historiquement et géographiquement précis, l’autrice la transforme en un récit dont la portée est à la fois générale et profondément humaine. C’est là le véritable art du roman.

    Jean-Pierre Longre

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    Parution le 22 mars 2024

  • Nouveau manuel de survie poétique

    poésie, adages, images, francophone, roumanie, radu bata, gwen keraval, rodica costianu, éditions unicité, Jean-Pierre LongreRadu Bata, L’amertume des mots doux, « adages ma non troppo », Éditions Unicité, 2024

    Les multiples talents littéraires de Radu Bata ne sont plus à démontrer. Mais pour le plaisir de l’inventaire et pour le rafraîchissement de la mémoire, on peut en rappeler quelques-uns. Inventeur des « poésettes » destinées à mettre la poésie à la disposition de qui en veut, traducteur et propagateur de la poésie roumaine dans le monde francophone, avec à son actif et jusqu’à ce jour trois (3 !) volumes de Blues roumain, prolifique compositeur de recueils de textes brefs et denses, que modestement il a intitulés, par exemple, Mine de petits riens, mais qui, s’ils sont effectivement une mine, ne sont pas rien, il poursuit maintenant avec un titre aussi oxymorique que prometteur, L’amertume des mots doux. Double promesse tenue.

    Doux ou amers, doux et en même temps amers, les mots sont quoi qu’il en soit de la fête. Passés à la moulinette de l’imagination (voir l’illustration fantastique de couverture par Gwen Keraval) et de leur musique propre, ils font feu de tout bois entre terre et ciel, entre océan et soleil, entre amour et mort, entre horizon et nuages, ces nuages chers à l’auteur et qui, avec « l’air de la mer », permettent de « tenir / dans ce monde qui expire. » Les nuages et, bien sûr, la poésie (car oui, malgré ses dénégations, Radu Bata est bien un poète), authentique « manuel d’entraînement / pour survivre en milieu hostile. » Car il ne faut pas s’y tromper, si fête des mots il y a (on y reviendra), le vertige du temps, l’espoir et le désespoir, le « désert des hommes », l’incessant sentiment de l’exil, « chemin qui ne finit jamais » ou « mariage blanc avec une veuve noire » – tout cela laisse à penser que l’amertume est le moteur de la moulinette.

    Mais Radu Bata ne s’en laisse pas compter, et chez lui l’invention est une arme de combat, qui sous la douceur cache une redoutable efficacité. S’il est resté fidèle aux mots de sa langue natale, ceux de sa langue d’adoption n’ont pas de secrets pour lui, et il en joue sans vergogne : polysémie, jeux sonores, associations verbales, images surprenantes, mystérieuses résonances lexicales que soulignent les dessins de Rodica Costianu, tracés en courbes suggestives au fil de la plume… Et n’oublions pas l’humour, dont l’auteur a un sens aigu et dont il ne s’est jamais départi, exorcisant ainsi, entre autres, l’angoisse du « désamour » et de l’errance permanente. Voyez le dernier texte, un poème intitulé « Mon parcours professionnel dit avec des fleurs ». Tout un programme… Évidemment, le chroniqueur aurait envie de multiplier les citations ; mais il ne serait plus chroniqueur. Alors il se contentera de finir ainsi : « Le poète est devin / il sait de quoi sont faits les ciels de demain » ; ou, si l’on préfère : « L’écrivain est un globe-trotter / qui tourne autour de son nombril ». Poète ou écrivain, les deux en fait, il est toujours en mouvement, et c’est à ce prix qu’il survit et nous aide à survivre.

    Jean-Pierre Longre

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    Radu Bata

     

  • L’insoumission des mots

    Poésie, francophone, Moldavie, Roumanie, Luminitza C. Tirgilas, Éditions du Cygne, Jean-Pierre LongreLuminitza C. Tigirlas, Le dernier cerceau ardent, Éditions du Cygne, 2023

    Ce recueil est composé de quatre parties d’inégale longueur : « Au fil du a », bref ensemble de poèmes numérotés de (a) à (a3), où semble dominer la vie domestique et familiale (la mère, le père, les enfants) ; « Saigner un trou à la faux », aux poèmes numérotés de I à IX, et dans lesquels apparaissent des motifs religieux (« Dieu maternel ») mêlés parfois à des considérations linguistiques ; « Dieu-Haleur », la section la plus longue, dans laquelle ce mystérieux Dieu, secondé (ou contrecarré ?) par un non moins mystérieux « Aiguilleur-du-Ciel-sonneur », opère des mouvements divers dans l’espace, dans le temps, dans le langage ; les derniers poèmes, réunis sous le titre « en boule des mots je m’enroule », répondent à ce qu’annonce ce titre, avec significativement un texte dédié à Gherasim Luca et à son recueil poético-épistolaire Levée d’écrou, et appellent à l’insoumission.

    Ce qui précède n’est qu’une tentative un peu vaine d’analyse d’un recueil qui résiste à tout essai de ce type. La poésie de Luminitza C. Tigilras est exigeante, riche de connotations, et pour la lire il faut simplement se laisser porter par la « partition » que nous proposent les vers et les proses, et avec l’autrice bifurquer aux « aiguillages de la rive », passer du Prut (« Pyreta ») à la Camargue, de « l’Est [qui] s’allonge langoureusement sur sa rive d’origine » à l’Ouest indéfinissable (« OùEst »), s’insurger « face à Lucifer »… Tout cela se décline en jeux verbaux (le « soufre » et la « souffrance », « Onde », « Monde », « Démon », « foie », « folie », « foi » etc.), en onomatopées musicales ou affolées, laissant passer des allusions à la Moldavie (« Ungheni, ville de la rive Est », le jeu de la « tzurca »…). D’autres thèmes, d’autres images, d’autres chocs sonores sont à découvrir dans ce beau recueil, « Lave en éclat de fusion et de rire / mélange subtil d’ire et de sanglot ».

    Jean-Pierre Longre

    http://www.editionsducygne.com