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Rechercher : Panaït Istrati

  • Une odyssée aux frontières de l’Europe

    Récit, francophone, voyage, Laurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, La Découverte, Jean-Pierre LongreLaurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, « Des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins », La Découverte, 2018

    Ce n’est qu’une petite partie de la planète, et pourtant que d’histoires à raconter, et quelle Histoire à explorer ! De l’Italie à la Géorgie, en voilier et par différents moyens de locomotion maritimes ou terrestres, Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens ont déniché les coins les plus reculés, les localités les plus méconnues des rives de l’Adriatique, de la Mer Égée et de la Mer Noire. Leur livre raconte leur périple, et surtout le passé et le présent de ces régions marginales, dont les fluctuations humaines ont suivi les variations géopolitiques : Italie, Croatie, Monténégro, Albanie, Grèce, Turquie, Géorgie, Russie, Ukraine, Moldavie, Roumanie…

    Ces pays, certes connus, recèlent des lieux plus ou moins secrets que les touristes ne fréquentent pas, faute de les connaître. Non seulement des lieux, mais des populations minoritaires – Albanais d’Italie, Slovènes de Trieste, Tatares de Crimée, Russes de Moldavie, Tcherkesses du Kosovo, Lipovènes du Delta du Danube, bien d’autres encore, sans oublier les « migrants » et réfugiés qui contribuent à constituer ce mélange humain à la fois curieux, attachant et circonspect que nous peignent avec affection les deux voyageurs – à l’image des occupants d’un autobus géorgien : « Il faut un peu de temps et quelques gestes, un sourire au bon moment, sans trop en faire, pour être accepté dans la petite communauté du bus, dans cette humanité en mouvement unie par l’objectif d’avancer, par la fatigue partagée, par ces moments aussi intensément vécus qu’ils seront vite oubliés dès que le trajet prendra fin. ».

    On remarquera au passage que le style n’est pas celui du reportage, mais plutôt du roman (non fictif) de voyage et d’histoire, dans lequel se dressent des portraits hauts en couleur et touchants, et se peignent des paysages poétiques. Par exemple : « Mustafa s’est attablé dans une bicoque des bords de la Bojana. Il a commandé une soupe de poisson, un citron et quelques miches de pain. Il a le crâne lisse comme un œuf, il n’est pas encore âgé, une petite quarantaine, mais des rides lui coulent des yeux vers la commissure des lèvres. Plus loin, derrière les vitres de la paillotte, les roseaux ondulent sous le vent du large qui a nettoyé le ciel pour dégager un froid soleil d’hiver. Mustafa l’Albanais est citoyen du Monténégro, il connaît bien les méandres de ce bout de terre, à l’extrême sud du pays. ».

    Récit de voyage, mais aussi récit historique, voire mythologique : chaque chapitre, chaque étape fait l’objet d’une remontée dans le temps, explorant le passé des localités et des pays (avec des anecdotes qui valent le détour, telle l’histoire du yacht de Tito, ou des détails toponymiques comme l’origine de l’appellation « Mer Noire »…), n’occultant pas les relations parfois conflictuelles, voire chaotiques que ces pays entretiennent (l’histoire turque, notamment, fait l’objet d’explications éclairantes). De cette histoire, de celle des guerres, des traités de paix plus ou moins efficaces, des animosités larvées sont tirées des leçons non définitives, certes, mais d’un grand intérêt. Sans parler des évocations de figures mythologiques (Ulysse, bien sûr, mais aussi Médée, Jason et la Toison d’Or etc.). De rencontre en rencontre, de pays en pays,  (et les tracas significatifs de certaines administrations douanières ne nous sont pas épargnés, sur le mode plutôt humoristique), Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens nous conduisent « là où se mêlent les eaux », où se déverse une bonne partie de l’Europe, où le Danube rejoint le Mer Noire en un vaste delta, non sans évoquer la silhouette d’Adrien Zografi, personnage de Panaït Istrati, un autre écrivain bourlingueur, coureur de contrées « où se mêlent » les peuples. 

    Jean-Pierre Longre

    www.editionsladecouverte.fr

  • Une immigration fertile

    Essai, Histoire, francophone, Roumanie, Moldavie, Bruno Teissier, BiblioMonde Éditions, Jean-Pierre LongreBruno Teissier, Ces Roumains qui font la France. Deux siècles d’immigration en provenance de Roumanie et de Moldavie, BiblioMonde Éditions, 2020

    La France moderne s’est constituée, au fil des siècles et des années et pour une part importante, grâce à des immigrés de différentes origines, de différentes classes, qui ont enrichi de leur savoir-faire, de leur mentalité, de leur sens artistique, de leur histoire familiale et sociale le patrimoine national. C’est l’idée qui sous-tend la collection « Le puzzle français », dont Ces Roumains qui font la France est le second volume, après un premier consacré aux Allemands.

    Certes, l’immigration roumaine et moldave, qui comme l’écrit l’auteur « n’est pas significative avant le milieu du XIXe siècle », n’est pas la plus nombreuse. Mais « les Français d’origine roumaine sont d’une grande diversité sociale, culturelle, linguistique, religieuse, politique… », et cette diversité, dont l’une des dominantes est la francophonie, est d’un apport décisif. Le grand public connaît bien sûr quelques noms fameux, ceux de Tzara, Brancuşi, Cioran, Ionesco, voire celui de l’actuelle ministre des sports, Roxana Maracineanu. L’un des mérites de ce livre est de replacer ces noms (et les autres) dans une perspective historique, chaque chapitre étant inauguré par une page précisant le contexte général, à commencer par les liens politiques, universitaires et culturels privilégiés tissés dès le XIXe siècle entre les deux (ou trois) pays. Un autre mérite est d’entrer dans les détails, révélant l’origine roumaine ou moldave de telle ou telle personnalité connue, ou réhabilitant telle ou telle personnalité méconnue. On n’établira pas ici de liste exhaustive, mais il est question par exemple des origines de Gérard Philippe, de Marin Karmitz, de Vladimir Cosma, question aussi des artistes de toutes disciplines (Grigorescu, Enesco, Panaït Istrati, Paul Celan), d’écrivains contemporains tels Ghérasim Luca, Dumitru Tsepeneag, Matéi Visniec, Liliana Lazar, d’hommes politiques comme Robert Badinter, Serge Moscovici, Jean-François Copé, mais aussi de Bernard Natan, qui a joué un rôle majeur dans la société cinématographique Pathé, des nombreux militants qui ont participé à la Résistance, telle Olga Bancic, seule femme du groupe Manouchian, de bien d’autres encore, dont on peut faire ou approfondir la connaissance au hasard des pages, ou en se reportant aux index.

    L’abondance des noms aurait pu rendre la lecture de l’ensemble fastidieuse. Ce n’est pas le cas, car les chapitres, parsemés d’illustrations, sont bâtis comme des récits à caractère historique ou biographique, chacun d’entre eux étant consacré à un thème ou à une appartenance (les aristocrates, les Juifs, les Tsiganes, les options politiques, les artistes etc.) et mettant en relief les personnalités les plus intéressantes. Il n’est évidemment pas question, en un peu plus de cent pages, d’épuiser le sujet (certaines figures peuvent souffrir de schématisations ou de partis-pris purement historiques), et on pourrait ajouter quelques noms à une liste déjà longue. Mais libre aux lecteurs, après cela, de s’intéresser de plus près à l’un des sujets abordés ou à l’un des personnages évoqués. Et de retenir l’idée que la diaspora roumaine et moldave a grandement participé à la construction de notre pays, et continue à le faire. 

    Jean-Pierre Longre

    www.bibliomonde.fr  

  • Entretenir la mémoire

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreJil Silberstein, Les Voix de Iaşi, Une épopée, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Les ouvrages qui évoquent, en tout ou en partie, le pogrom de Iaşi – ce massacre de treize mille Juifs perpétré dans la capitale de la Moldavie roumaine par les armées roumaine et allemande, ainsi que par une partie importante de la population poussée à la violence extrême – ne manquent pas : il est juste et salutaire d’entretenir la mémoire. Qu’on se rappelle Kaputt de Malaparte (1944, traduction française 1946 chez Denoël), Conversation à Jassy de Pierre Pachet (Denoël, 2010), l’ouvrage photographique et historique de Radu Ioanid, Le pogrom de Jassy (Calmann-Lévy, 2015) ou, tout récemment, le roman Eugenia de Lionel Duroy (Julliard, 2018) – on en oublie certainement.

    La particularité de Jil Silberstein (et le sous-titre « Une épopée » est justement significatif) est que tout au long de ses 700 pages, il met en regard souvenirs familiaux, expérience personnelle, perspectives historiques et focalisation précise sur l’antisémitisme, sur le déclenchement et le déroulement du carnage de la fin juin 1941 (véritablement prévu, ourdi par le « conducator » Antonescu). Cela s’accompagne tout naturellement d’un mélange des genres qui donne une vivacité et une variété particulières à l’ensemble : narration pure, lettres personnelles ou rapportées, autobiographie, portraits, évocations poétiques, dialogues à caractère théâtral, documents écrits et photographiques, essai historique et sociologique… L’art de l’anecdote et la recherche méthodique se combinent habilement, évitant au lecteur de se perdre dans les méandres de l’histoire.

    On ne résumera pas ici les nombreux détails qui, globalement, explicitent la montée de la violence dans un pays, une région et une ville où les communautés se côtoyaient de longue date. Disons simplement que les analyses historiques, depuis les siècles passés jusqu’à la période contemporaine (qui n’a pas effacé l’antisémitisme) concernent, dans une série d’arrêts sur image et de zooms progressifs, aussi bien l’histoire générale de la Roumanie que celle de lieux particuliers (Bucarest et surtout Iaşi) et de faits précis : le pogrom de 1941, donc, mais aussi des événements remontant au passé d’un pays sans cesse pris entre les empires ottoman, russe et austro-hongrois, un pays situé au carrefour des cultures, un pays en quête d’indépendance, qui a connu différentes formes de fascisme et de totalitarisme, qui a connu les vraies et les fausses révolutions, un pays dans lequel les minorités, notamment les Juifs, ont tenté de survivre, en proie aux rivalités, aux jalousies, aux stigmatisations officielles ou officieuses, aux traditions séculaires… Jil Silberstein détecte avec finesse les « sources » de l’antisémitisme, selon lui au nombre de quatre : sources « religieuse », « économique », « idéologique » et « intellectualo-philosophique ».

    L’auteur, dont la famille paternelle est originaire de Iaşi, est certes personnellement concerné par le sujet de son ouvrage. Mais il a accompli un énorme travail de documentation objective, donnant une charpente scientifique à un récit qui relève aussi, dans le fond et dans la forme, de la littérature. On y croise d’ailleurs, d’un bord ou d’un autre, des écrivains connus. Eminescu, Eliade et Cioran, dont l’antisémitisme fut avéré, durablement ou momentanément, et par ailleurs Ana Blandiana, Panaït Istrati (certes en simple filigrane, dans une évocation de Brăila, et dans l’esprit même de certains chapitres), surtout Benjamin Fondane, qui mourut à Auschwitz et à qui sont consacrées ici des pages pleines d’émotion.

    Les Voix de Iaşi est donc une « épopée » et une somme. Mais une somme qui se lit sans ennui aucun, comme un roman, et qui se décline sur tous les tons. En guise d’illustration de la pluralité des registres, citons successivement une anecdote humoristique et un poème.

    L’anecdote (qui circulait naguère « parmi les Israélites de Bucarest », et qui relate une scène se passant dans un bus) :

    Un Juif se lève et offre son siège à un vieil homme.

    - Je ne vais certainement pas m’asseoir sur un siège qui vient d’être occupé par un youpin ! s’écrie le vieillard de manière féroce.

    Un autre chrétien, qui se tient près de lui, lui demande :

    - Ne voulez-vous vraiment pas vous asseoir ?

    - Certainement pas !

    Alors l’autre de s’asseoir sur le siège offert par le Juif.

    Deux minutes plus tard il se relève.

    - À présent vous pouvez vous asseoir, dit-il au vieillard, le siège vient d’être roumanisé.

     

    Le poème, d’une poignante espérance, de Charles Reznikoff :

    Que d’autres peuples affluent comme des fleuves

    inondant une vallée,

    laissant derrière eux cadavres, arbres déracinés et étendues de sable ;

    nous autres Juifs sommes pareils à la rosée,

    sur chaque brin d’herbe,

    piétinés aujourd’hui

    et là demain matin…

    Jean-Pierre Longre

     

    Signalons deux autres ouvrages de Jil Silberstein :

    Histoire, autobiographie, littérature, francophone, Roumanie, Jil Silberstein, Les éditions Noir sur Blanc, Editura Universitaţii Alexandru Cuza, Cahiers Benjamin Fondane, Jean-Pierre LongreRoumanie, prison des âmes, Les éditions Noir sur Blanc, 2015

    Présentation de l’éditeur :

    Révolution roumaine de décembre 1989. Après les manifestations de Timişoara, réprimées dans le sang, la fuite puis l’exécution de Nicolae et Elena Ceauşescu, le jour de Noël, s’ensuit une immense confusion : gouvernements provisoires, intimidations, manipulations…
    Débutée en janvier 1990 lors d’une mission humanitaire, cette enquête sous forme de journal est nourrie de contacts vrais, loin des rumeurs et des simplifications dont les médias se sont fait l’écho. Jil Silberstein conduit là une réflexion politique et civique, issue des nombreux entretiens consignés à travers le pays, dans les milieux les plus divers ; une tentative de sortir de l’idéologie par le témoignage sur la vie, faite de joies nouvelles, de générosité inquiète, mais aussi de doutes et de ressentiments, d’attentes et de crispations, de violences et de désillusions. Car si l’insurrection roumaine a permis que s’entrouvrent les portes de cette prison des âmes, elle n’a pas aboli pour autant les mœurs totalitaires.

    Après avoir reconstitué la chronologie des événements, Jil Silberstein retourne en Roumanie au mois d’août 1990 pour y mener une enquête approfondie dans les milieux d’opposition. C’est ainsi qu’il analyse les dérives et les contradictions de l’après-Ceauşescu, et nous montre comment l’impatience d’en finir avec l’humiliation, mais aussi le rejet des imposteurs confisquant la révolte à leur profit, obligeaient les Roumains à inventer d’autres modèles.
    Cette nouvelle édition a été considérablement augmentée à la faveur de deux voyages anniversaires : pour les dix ans de la révolution, en 1999, puis à l’automne 2009. Vingt ans après, l’auteur interroge les personnes qu’il retrouve, devenues membres entre-temps de l’Union européenne.

     

    histoire,autobiographie,littérature,francophone,roumanie,jil silberstein,les éditions noir sur blanc,editura universitaţii alexandru cuza,cahiers benjamin fondane,jean-pierre longreDor de Iaşi, 2016

     Présentation faite dans les Cahiers Benjamin Fondane n° 20 (2017) :

    Cet album de cartes postales nous convie à une promenade dans le Iaşi d’autrefois, celui que Fondane a connu dans sa jeunesse. Nous nous promenons dans les rues, sur les places, dans les jardins publics. Nous contemplons les imposantes statues d’hommes politiques, juchées sur des socles, et nous comprenons pourquoi Fondane les abhorrait.

    Dans la section consacrée à la communauté juive, nous pouvons voir la façade de l’Hôpital israélite (où l’oncle de l’auteur exerça la médecine), la synagogue, la librairie Ornstein, mais aussi des photos de personnalités juives, comme celle d’Abraham Goldfaden qui fonda le théâtre yiddish Le Pommier vert. Le jeune Fondane y figure aux côtés de sa soeur Lina, de son ami Brunea-Fox, et d’une femme qui pourrait être Maria Rudich (Marior). Une carte postale représente l’expulsion des Juifs de Iaşi en 1866. Une image rappelle que certains Juifs, bien que privés de droits civiques, se sont engagés dans l’armée roumaine durant la Grande Guerre. Cette section se termine sur des vues du cimetière juif de Păcurari.

    C’est à la suite d’une quête inlassable que Jil Silberstein a pu rassembler cet ensemble de documents qui fait revivre la ville natale de sa famille paternelle au début du XXe siècle.

     

    www.leseditionsnoirsurblanc.fr

    http://www.editura.uaic.ro

  • « Qu’étions-nous en train de vivre ? »

    Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018

    Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

    Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

    Car si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

    Jean-Pierre Longre

    www.julliard.fr